Introduction à la science économique

(Si c'était un manuel scolaire)

Pour une phénoménologie de l'économie

(Si c'était un traité de philosophie)

4 janvier 2016

  

            Certains croient que la spiritualité se cache dans certains lieux privilégiés de la Terre (Katmandou, Saint Jacques de Compostelle…), ce qui sous-entend que d’autres lieux en seraient totalement dénués. Les êtres qui recherchent la spiritualité sont donc attirés comme des aimants par ces lieux-là, évitant à l’inverse les endroits qui auraient le plus besoin de leur expérience en la matière. De même les quartiers les plus culturellement défavorisés sont fuis par les enseignants les plus expérimentés.

 

            Certains pensent de la même manière qu’il existe des milieux économiques, ce qui suppose que d’autres milieux ne le sont pas.

 

            « L’appel des milieux économiques n’a pas été entendu ». Tel est le titre de la chronique que Dominique Seux consacra , sur France Inter, lundi 7 décembre 2015 au matin, aux résultats du premier tour des élections régionales en France.

 

            Qu’entendait-il par « milieux économiques » ? Quelle signification est-on en droit de donner à cette expression ?  Existe-t-il des milieux économiques et d’autres qui ne le sont pas ?

 

Ce qui est économique et ce qui ne l'est pas

Des enjeux, des logiques

 

            Pour répondre à ces questions, je vous propose de recenser un certain nombre d’expressions dans lesquelles l’adjectif « économique » est présent[1]. Ou bien l’expression relève du pléonasme, ou bien le substantif désigné pourrait être autre chose qu’économique, et c’est la condition à laquelle le mot « économique » a un sens.

 

            Dans « Première évaluation économique de la tension entre la Turquie et la Russie » (7 décembre 2015), le qualificatif suggère que la tension entre ces deux pays pourrait être évaluée  sous un angle autre qu’économique. Même si, à la lettre, évaluer signifie « donner une valeur », le  contexte suggère davantage un coût qu’une valeur. Et, en effet, un coût militaire ou diplomatique, par exemple, peut être envisagé, synonyme d’impact, d’enjeu, de conséquence.

 

            Notion dont on s’éloigne dans cet autre  exemple : « Le cercueil en carton, économique et écologique » (9 novembre 2015 ; Toussaint et fête des Morts sont passées par là). Le mot « économique», apposé au nom « cercueil »,  n’est pourtant que faussement attribué à celui-ci. En effet, un cercueil  est un objet matériel ; en tant que tel, et comme tout objet, il est économique en ce sens qu’il peut faire l’objet d’une approche économique ; en même temps, et comme tout autre objet, il est autre qu’économique, puisqu’il peut aussi faire l’objet d’une approche culturelle, anthropologique, sociologique, ou tout simplement technique (le carton, ce n’est pas le bois).  Ce qui est économique ici c’est le raisonnement qui conduit à montrer que le cercueil en carton coûte moins cher qu’un autre type de cercueil. La phrase contient un  substantif implicite, qui pourrait être la « logique » ou « le raisonnement ».

 

 

 

            On peut donc pertinemment qualifier d’économiques un domaine, des enjeux, des raisonnements, des finalités…  ou bien encore une « lecture » comme le fait Patrick Cohen, donnant la réplique à Dominique Seux dans le texte cité ci-dessus : « Mais il y a quand même, pour vous, une lecture économique du résultat d’hier ? » La réponse donnée par Seux renvoie alors à une autre acception du qualificatif « économique » :  « Nous devrions quand même nous demander pourquoi, chez nos voisins, les partis extrêmes ne montent pas aussi fort que chez nous. La réponse est que, en Allemagne et en Grande-Bretagne, ils ont des situations économiques bien meilleures, et notamment des taux de chômage bien plus bas ». En bref, la lecture économique du vote est celle qui fait référence à la situation économique du pays, et la situation économique se lit en résumé à travers le taux de chômage. Impossible de ne pas donner raison au chroniqueur sur ce point. L’emploi est un enjeu économique majeur, c’est celui qui donne tout son sens à l’ « économie », qui justifie que l’on étudie cette « matière », car l’emploi, et son corollaire le revenu, le pouvoir d’achat, c’est-à-dire le pouvoir de vivre,  est une résultante de l’activité économique, et de ses déclinaisons dynamiques que sont la  croissance économique (l’augmentation de cette activité), la crise économique (sa diminution ou son ralentissement), le marasme économique….

 



[1] Qui représentent autant de titres d’articles du journal Le Monde  (lemonde.fr)

 

Des activités

 

            Question centrale : qu’est-ce qu’une activité économique, une activité peut-elle être autre qu’économique ?  Voici ce qui prouve le caractère économique d’une activité : une activité économique est une activité qui se reproduit, qui s’évalue en argent parce qu’elle consomme des ressources rares – du travail au minimum -, qui permet de  satisfaire des besoins humains et qui, du moins dans l’univers régissant la presque totalité de notre planète depuis au moins une bonne dizaine de siècles, fait l’objet d’un échange le plus souvent monétaire.  Synonyme : la production.  Toute activité n’est donc pas économique, soit par ce qu’elle ne se reproduit pas à l’identique (la création  artistique), soit parce que, bien que fort matérielle et vitale, elle ne consomme  pas de matières rares (la respiration), soit encore, bien que répondant à des besoins vitaux, elle ne fasse qu’exceptionnellement  l’objet  d’un échange marchand (l’activité sexuelle). Qui n’a lu ou entendu  que telle ou telle capitale avait, le week-end précédent, « bruissé d’une intense activité diplomatique » ? L’activité en question n’est que diplomatique, car elle n’a rien d’une production, même si du temps et de l’argent lui ont été consacrés.  On pourrait encore tester cette définition sur d’autres catégories d’activité telles que l’activité culturelle, l’activité politique, l’activité sportive…

 

            Toutefois, si certaines activités excluent le caractère économique, l’activité économique par excellence qu’est la production, à l’inverse n’exclut a priori aucune autre dimension.

 

            Un film de cinéma est-il un objet économique et son réalisateur exerce-t-il une activité économique ? Oui, de toute évidence, même si une caractéristique, la reproductibilité, soulève un débat. Tout film est une œuvre unique. C’est ce qui fait que le film est avant tout un objet artistique et que sa production est avant tout une activité artistique. Cependant, et en même temps, sa réalisation a coûté du temps, de l’argent ; pour rembourser ce temps et cet argent, il sera vendu sur un marché, parce que des consommateurs éprouvent le besoin de cinéma. Enfin, si l’œuvre sous-jacente au film est une œuvre unique, le support matériel de la pellicule peut être reproduit en des dizaines d’exemplaires, voire des milliers, grâce au support numérique.

 

            Il en résulte qu’il n’y a pas de domaine réservé à l’économie, pas plus qu’à d’autres disciplines. L’économie n’est pas moins agricole qu’industrielle, pas plus tertiaire que quaternaire ou numérique, pas moins culturelle qu’environnementale. Si un film entre dans la catégorie économique, ce n’est pas en tant qu’objet, mais dans la mesure où sa production peut être assimilée (au sens de Piaget) à toutes les autres formes de production, dans la mesure où on peut reconnaître dans sa production des caractéristiques communes partagées par toutes les activités de production.

 

            L’expression « activité économique » a un sens  parce que l’adjectif précise le sens du substantif. Mais cela n’est possible que parce que le substantif et l’adjectif sont situés sur des niveaux d’abstraction différents, ce qui leur permet d’échapper à la fois au pléonasme (« marché économique ») et à l’oxymore (activité passive, résignation active, « recherche de l’enrôlement »[1]…). L’activité pourrait être autre qu’économique.

 

            L’intelligibilité de la notion d’activité économique permet donc de renverser les positions respectives du substantif et du qualificatif, et de donner ainsi du sens à l’économie « de quelque chose » : l’économie agricole est l’économie de l’agriculture ; elle fait référence à une … « activité économique » particulière, celle qui, au lieu de se définir comme la production de films de cinéma comme dans l’exemple précédent,  va concerner les produits de la terre ; et se différencier d’autres « économies » :  l’économie industrielle, l’économie des  services, l’économie de la connaissance, de la santé, de la culture etc. On peut ainsi, en affinant toujours plus, faire le tour de toutes les branches (qui, soit dit en passant, doivent d’abord, avant qu’on puisse les mentionner, avoir été découpées, définies par la science économique). 

 



[1] Curieux néologisme pédagogique

 

L'économie de quelque chose

 

            Mais l’économie « de quelque chose » n’est pas toujours l’économie d’une activité, comme en témoignent,  - anecdotiquement certes, mais ce n’est qu’un début -, les critiques littéraires qui  estiment que tel auteur a réussi, « avec une remarquable économie de moyens », à communiquer tel ou tel sentiment à son lecteur.

 

L'économie comme forme ou système

 

            Un dictionnaire[1], considère ainsi que « l’ économie d’une pièce de théâtre », illustre  une définition de l’économie comme « distribution des parties d’un tout, coordination d’ensemble »

 

            Par extension, dans « l’économie de marché », tout comme dans les autres termes de ce paradigme que sont les économies dites dirigée, centralisée, collectivisée, planifiée, le mot fait référence à l’idée de système, « mode de production » selon Marx, manière dont une société est organisée, une entrée parmi d’autres pour aborder la connaissance d’une société géographiquement déterminée (l’Amérique du nord, la Chine, l’Europe occidentale…). Chacune de ces manières peut d’ailleurs  trouver diverses déclinaisons : c’est ainsi qu’on peut distinguer le capitalisme anglo-saxon du capitalisme « rhénan »[2], tandis que le « socialisme »  de l’URSS ne pouvait être confondu avec celui de la Chine et que l’ « économie » actuelle de  ce dernier pays n’a plus grand-chose à voir avec celle qu’il connaissait du temps de Mao-Tse-Toung, sans pour autant se confondre avec celle de son grand concurrent états-unien.

 

            Pour autant, la notion d’organisation, de système, de forme ne nous autorise pas  à passer de l’économie « de quelque chose » à la définition d’une hypothétique « économie en soi ». Pour pouvoir se permettre de dire : «l’économie, c’est la science de l’organisation », il faudrait :

 

            1. qu’il n’y ait pas d’autre système qu’économique ; or, les économistes ne sont ni les seuls, ni les premiers, à revendiquer l’utilisation de la notion de système, enfant chéri, me semble-t-il, des biologistes, recueilli également par des sociologues et des anthropologues.

 

            2. que l’économie ne connaisse qu’une seule manière de s’organiser, qui pourrait alors lui servir de définition. Or, il n’en est rien, puisqu’il y a une pluralité de « systèmes économiques ».

 

            La notion d’économie passe donc immanquablement du substantif au qualificatif.

 



[1] Hachette, 2005

[2] MIchel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil, coll. L’histoire immédiate, 1991

 

Retour sur les milieux économiques

 

            En revanche, des expressions telles que « les milieux économiques » sont si couramment répandues qu’elles finissent par aller de soi, alors que, comme la suite va le montrer, elles mériteraient de subir une sérieuse inspection, pour ne pas dire une perquisition intégrale.

 

            Pour que « milieu économique » ait un sens, pour que cette expression échappe à tout risque de pléonasme ou d’oxymoron, il faudrait que « économique », comme dans « activité économique », soit là pour préciser le sens de « milieu », sous-entendant que si certains milieux peuvent être économiques, d’autres ont la liberté de ne pas l’être. Cela impliquerait en bref que le niveau d’abstraction de « économique » soit moins élevé que celui de « milieu », pour éviter qu’ils ne se contredisent (oxymore) ou ne se répètent (pléonasme) dans l’expression « milieu économique »[1].

 

            Qu’est-ce qu’un milieu ? Sans être monopolisé par une discipline, ce concept trouve malgré tout son origine dans les sciences de la vie, avant d’être importé par des géographes  auxquels je passe momentanément le relais :

 

            « Dans sa définition usuelle, un milieu désigne un espace matériel dans lequel un corps quelconque est placé. Rattachée aux sciences du vivant, cette notion prend en revanche une tout autre dimension pour se définir comme étant "un ensemble de facteurs extérieurs qui agissent de manière permanente ou durable sur les êtres vivants"[2]Pris dans ce sens, le milieu possède un caractère systémique qui est aujourd'hui à l'origine de nombreuses analyses sur l'innovation. On estime en effet que l'innovation n'est plus tant le fait d'une entreprise que des facteurs sociaux, économiques et politiques qui l'entourent. Le milieu désigne ainsi cet environnement dans lequel un ensemble d'agents économiques vont interagir et s'organiser pour construire de nouvelles ressources nécessaires au processus d'innovation. »[3]

 

             Employé par les géographes, le concept ne l’est pas en soi, mais pour en préciser le sens à l’aide d’un adjectif de niveau d’abstraction inférieur, et cela donne « milieu incubateur », ou « milieu innovateur » [4]. Certains milieux peuvent ne pas être innovateurs. Cessent-ils pour autant d’être économiques ? Qu’est-ce qu’un milieu qui ne serait pas économique, sinon le milieu naturel défini par les biologistes ?

 

 

 

            Pour Dominique Seux, la réponse est totalement différente : les milieux économiques rassemblent les propriétaires des moyens de production ; implicitement, on peut supposer que ceux qui ne le sont pas sont renvoyés à un milieu « social ». L’économique, c’est l’affaire des riches, le social, c’est ce qui reste aux pauvres. Je cite :

 

            « La semaine dernière, la mise en garde avait été pourtant solennelle. Pierre Gattaz, pour le Medef, avait dénoncé un programme (celui du FN) tourné vers le passé,… Plus intéressante, je crois avait été la prise de position de la CGPME, … Son président avait évoqué un projet  “pas compatible avec l’activité économique”. Je dis plus intéressant parce que l’on pense souvent que les PME sont sensibles au discours frontiste…. Les représentants des artisans avaient en revanche refusé de s’exprimer. Dans le Nord enfin, région très tournée vers l’extérieur, le patronat local s’était lui aussi mobilisé… »

 



[1] Rappelons que, sans aucun adjectif épithète, « milieu » devient une ellipse fortement connotée.

[3] http://www.cairn.info/revue-innovations-2002-2-page-29.htm

[4] Philippe Aydalot fonda en 1986 le GREMI (Groupe de Recherche s Européen sur les Milieux Innovateurs)

 

Conclusion : une manière plutôt qu'une matière

 

            Il n’y a pas d «économie en soi. L’économie est toujours économie « de quelque chose » (pour parodier les philosophes phénoménologistes). D’ailleurs, on s’aperçoit vite que dans l’emploi du substantif  « économie » sans aucun prédicat se cache toujours un adjectif déguisé. Dans « L’économie n’a été qu’une des raisons du vote,… »[1], le mot « économie » est un adjectif déguisé. La phrase signifie en réalité : « Le choix des électeurs a obéi à des raisons qui n’étaient pas toutes économiques ».

 

 

 

            Certes, il est toujours possible de réciter une bonne vieille définition de l’économie en soi comme étant  la science de la production, de la répartition, de la consommation, des échanges, et j’en passe. Mais le néophyte sera bien avancé par cela : il n’a jamais vu de production, n’a jamais touché de répartition, n’a jamais senti d’échanges, ni écouté de la consommation. Définir une abstraction par une juxtaposition d’autres abstractions, c’est un peu commencer  la tâche par la fin.

 

            Ce que le néophyte veut savoir avant d’aborder cette « matière », avant de pouvoir s’exclamer  « j’adore l’économie ! », ou bien :  « je la déteste… ! », c’est de quoi diable on s’occupe quand on s’occupe d’économie, et comment on le fait.

 

            Le mot « économie »  ne désigne aucune réalité particulière, il évoque en fait l’activité intellectuelle de celui qui s’y intéresse à cette matière…

 

            ...qui n’en est justement pas une au sens de ce qui est matériel ; c’est plutôt une démarche, une manière d’aborder n’importe quel domaine concret, la manière « économique ».

 

            Mais si l’on remplaçait « économie » par « biologie », par « sociologie », par bien d’autres « matières » encore, il y a fort à parier que l’affirmation resterait valable.

 



[1] Dominique Seux, op. cit.