SOMMAIRE

Iles, continents, planètes : deux ou trois mythes spatiaux d'aujourd'hui.  (6 juillet 2015)

Espèce, quel est ton genre ? (6 mars 2021)


Espèce, quel est ton genre ?

Des larmes plein les oreilles

6 mars 2021

Crédit Photo Adobe Stock
Crédit Photo Adobe Stock

             Ils s’appellent Samuel, Florence, Vincent, Hippolyte, Vinciane, Martin, Sarah[1], mais beaucoup d’autres encore… Ils sont de droite, de gauche, du centre, des extrêmes ou des ultras ; certains sont athées, d’autres chrétiens, juifs, musulmans, pour ne pas parler des bouddhistes, des polythéistes, des sataniques, des Francs maçons, des … Il y a des hommes et des femmes, des supporters de l’OL et de l’OM, des jeunes et des vieux, des Parisiens et des « provinciaux »…

Alors, qu’est-ce qui les rassemble ?

            Un seul point commun aux membres de cette liste impressionnante, qui n’est pas exhaustive et qui ne cesse de s’allonger de jour en jour : ils ont tous, au moins une fois dans leur vie, mis l’espèce au masculin, en disant : « Un espèce » au lieu de « une ».

 

            D’abord, les faits : l’acte est caractérisé par un certain usage de l’article indéfini, et de celui-là seul. En effet, l’article défini ne révèle rien. Si quelqu’un vous parle de l’ « espèce », qu’elle soit humaine, ou qu’elle appartienne au règne animal, il vous sera impossible de savoir s’il la met au masculin ou au féminin, tandis qu’un tout petit « e » fera la différence entre « un » et « une » espèce. Il en est de même de l'absence totale d'article. Ainsi, si vous décidez de réagir ICI en me traitant de tous les noms, en me disant : "Espèce de...quelque chose", personne ne saura votre penchant en ce qui concerne le genre du mot "espèce". On frissonne en imaginant le nombre de transgressions cachées, d’occurrences dans lesquelles « l’espèce » est peut-être mise au masculin sans que personne ne le sache. 

            Pourtant, j’ai vérifié : le mot - en français - est bien féminin.

 

            Ensuite, les causes : pourquoi tant de gens bien élevés font-ils cela ?

 

            Comme on dit dans les enquêtes policières, les indices sont bien maigres. Toutefois, leur récapitulation permet d’en mettre quelques-uns en évidence.

            L’espèce n’est jamais mise au masculin dans trois cas :

1) lorsque le nom n’a pas de complément. Ainsi, une amère réalité écologique conduit hélas à évoquer de plus en plus fréquemment l’extinction des espèces. A cette occasion, à titre de commentaire ou de généralisation scientifique, le mot apparaît quelquefois précédé de « une » : « lorsqu’une espèce disparaît... », « une espèce ne meurt jamais si... ». On rencontre beaucoup plus souvent « très peu d’espèces », « beaucoup d’espèces »… Le contexte actuel conduit malheureusement les locuteurs a davantage s’exprimer sur ce sujet en termes de milliers d’espèces qu’à n’en mentionner qu’une seule à la fois ;

2) lorsque le sens du nom est précisé par un adjectif épithète comme dans « une espèce menacée » ;

3) lorsque le mot est suivi par un nom féminin : il ne viendrait à l’idée de personne d’évoquer publiquement, (c’est à dire en dehors de son for intérieur) « un espèce de chose, un espèce de béatitude, un espèce de promenade, un espèce de sirène, de collectivité, d’apparition, de rustine, de finalité, de sensation, que sais-je encore ?

 

            En revanche, que de fois n’avez-vous pas entendu, sur les ondes ou au salon de thé : « un espèce de quelque chose », ou plus exactement « un espèce de quelque machin », je cite : « un espèce d’optimisme, un espèce de truc, un espèce de road trip, un espèce de cri, un espèce de collectif, un espèce de phénomène, de velcro, de moyen, de phénomène (bis), de sentiment de panique... »[2]

 

            Répétons donc la question : pourquoi font-ils cela ?

 

            Ecartons d’abord l’hypothèse d’un militantisme réactionnaire anti féministe, qui conduirait ses adeptes à augmenter de manière sauvage et autoritaire le taux de masculinité des mots de la langue française. Pour admettre cette hypothèse, il faudrait d’abord prouver que seuls les hommes se rendent coupables de cette transgression grammaticale ou, à tout le moins qu’ils constituent la majorité de ces transgresseurs. Ensuite, on peut avancer intuitivement que, hommes ou femmes, ils se recrutent davantage sur la rive gauche de la Seine que sur n’importe quel rond-point de la Creuse, et que beaucoup d’entre eux font bien au contraire profession de féminisme.

 

            Ecartons de même une deuxième hypothèse, celle de l’ignorance. La plupart des auteurs sont des gens instruits, pour ne pas dire cultivés, ajoutons même – se piquant de culture. Ils ne peuvent ignorer la grammaire. Ils ne peuvent ignorer que :

1) le mot « espèce » est du genre [3] féminin ;

2) en français, un substantif ne s’accorde pas avec un autre substantif dont il précise le sens et dont il est séparé dans la phrase par la préposition « de ». En clair, et pour parler un langage de « boomer » : un nom ne s’accorde pas, ni en genre ni en nombre, avec son complément.

 

            D’où une troisième hypothèse : un seul point commun rassemble tous ces gens, le goût de la transgression, l’aversion pour l’obéissance aux lois, aux règles, à toutes les règles, depuis la loi jusqu’à la circulaire en passant par le décret, l’ordonnance, l’arrêté (tant ministériel que préfectoral ou municipal) toutes les règles donc, y compris grammaticales et, pourquoi pas mathématiques et  scientifiques : il faudrait vérifier si chez eux, le carré de la diagonale de leur table basse mais néanmoins  rectangulaire est bien égal à la somme des carrés des deux côtés. Il faudrait remonter dans la biographie de chacun d’eux pour y évaluer la fréquence d’un engagement ou à tout le moins d’une sensibilité libertaire.

            Mais il y a tout de même quelque chose qui ne tient pas la route avec cette hypothèse. Si l’on avait affaire à une transgression volontaire et assumée, dans le cadre d’une sorte [4] de désobéissance civile linguistique, il y aurait tout de même, sinon une organisation, au moins des leaders ou des hashtags ; or, il n’en est rien. En admettant l’existence d’un mouvement spontané, souterrain, clandestin, ce mouvement serait néanmoins animé d’une pensée, qui tâcherait de donner un sens à la transgression. Il y aurait un alibi social, comme le souci de simplifier la langue, afin de la rendre accessible au plus grand nombre, au bénéfice du « peuple » tout entier, comprenant le prolétariat, le sous-prolétariat et le lumpen prolétariat.

            Or, en quoi cette transgression-là simplifie-t-elle la langue ? Je veux bien que la suppression du « h » aspiré dans « handicapé » facilite le maniement de ce signifiant comme le plan incliné facilite la vie de son signifié. Mais qu’on m’explique en quoi il est plus facile de dire « un espèce de mur » plutôt que : une. Si c’était le cas, il y a longtemps que le bon sens populaire en aurait tiré les leçons en généralisant : « un roue de vélo », « un baie de genièvre », « un marque de chocolat », « un bête de somme », « un scène de ménage »… Pourquoi la transgression n’a-t-elle de place que dans une seule acception de cette forme, celle qui contient « espèce » ? Pourquoi ce privilège, pour ne pas dire ce monopole ?

 

            C’est peut-être bien – quatrième hypothèse – que tous ces transgresseurs, bien loin d’être animés d’une généreuse pensée sociale, le sont bien au contraire par le simple souci de se distinguer, dans le sens où l’entendait Pierre Bourdieu.  Ils inventent leur propre règle, destinée, comme une crypto-monnaie, à n’être utilisée que par eux, afin qu’on les reconnaisse à ce signe. La transgression fonctionne comme un mythe, c’est-à-dire – selon Roland Barthes – l’empilement, par-dessus un signifié, d’un signifiant constitué lui-même d’un signe. C’est la connotation. Dire « un espèce de sentiment », c’est se signaler comme faisant partie d’un – pardon, une - élite, c’est se démarquer à la fois du pouvoir qui fait les règles, du troupeau qui leur obéit bêtement, mais aussi de la partie de ce troupeau (celle qui n’est pas allée jusqu’au baccalauréat) qui les enfreint de manière involontaire. C’est enfin et surtout, se signaler comme ayant la capacité et la légitimité d’inventer de nouvelles règles de grammaire, telles que celle qui accorderait désormais en genre le nom à son complément.



[1] Respectivement Le Bihan, Aubenas, Lacoste, Girardot, Despret, Blachier, Forestier...

[2] Autant d’exemples véridiques entendus sur les ondes, constituant un florilège si peu exhaustif qu’il en devient miniature au fur et à mesure qu’on se décourage de l’augmenter en lnotant tous les cas

[3] Pardon aux biologistes, pour cette coïncidence

[4] Espèce, si vous préférez

Iles, continents, planètes : deux ou trois mythes spatiaux d'aujourd'hui 

6 juillet 2015

Tentative d’un géo-économiste d’aborder des domaines qu’il ne connaît pas.

Texte  à ne pas mettre en les mains d’un véritable sémiologue. Autres linguistes s’abstenir pareillement. Par extension, l’interdiction s’applique également aux littérateurs, amateurs de littérature, ainsi qu’à leurs parents et alliés jusqu’à la troisième génération et au quatrième degré[1].



[1] Texte très librement  inspiré d’un article paru dans Géographie et Cultures, et dont on trouvera  ici la référence complète.

 

            La sémiologie est la science des signes et  Saussure en fut  un des représentants. « Je venais de lire Saussure », raconte Roland Barthes en 1970[1], et j’en retirai la conviction qu’en traitant les “représentations collectives” comme des systèmes de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle ».

            Barthes a ainsi défini toute une série de mythologies  qu’il voyait imprégner la société française des années 1950, depuis le catch jusqu’à « la nouvelle Citroën » en passant par « l’iconographie de l’abbé Pierre », « le guide bleu », « le Tour de France comme épopée »,  et tant d’autres…

            Je vous invite aujourd’hui, fort ludiquement, à pratiquer avec moi la méthode barthésienne en l’appliquant à l’analyse  de quelques  représentations d’ordre spatial.

            Dans le langage, un mot est un signifiant, ce qu’il désigne est un signifié. Par exemple, le mot « île » désigne un « espace de terre entouré d’eau » (Hachette, 2005). Le signe est la relation établie entre le signifiant et son signifié.

            Dans le mythe, explique Barthes, un signe (assemblage d’un signifiant et de son signifié)  constitue lui-même un signifiant pour un autre signifié. Mieux encore que la métaphore (pour une illustration de ce terme, cliquer ici)  de la poupée russe, le schéma ci-dessous peut utilement représenter cet échafaudage.

C’est ici.



[1] Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957, introduction à l’édition de 1970.


 

 

 

 

 

 

langue

 

{

1.      Signifiant

2.      Signifié

 

 

 

mythe

{

3.      Signe

 

 I SIGNIFIANT

 

I SIGNIFIE

 

 

II SIGNE

 

            A l’étage supérieur, un signe associe un signifiant à son signifié dans une relation de dénotation, productrice de sens. Ce signe constitue lui-même, à l’étage inférieur, le signifiant d’un nouveau signifié dans le cadre d'une relation de connotation, qui  dégage une  signification.

            Interpréter un mythe, c’est  chercher cette signification latente, connotée.

            Quelquefois, le contexte donne la clef de la signification. Par exemple, pour comprendre la phrase suivante : « Vous êtes ralentis dans le sens des départs au niveau de la porte de Clignancourt », il faut en saisir le contexte. Si vous n’êtes pas un habitué du paysage audiovisuel français, aucun espoir pour vous. Cette phrase n’a de sens que pour un émetteur et un récepteur tous deux exactement déterminés : l’émetteur  représente un centre d’information routière ; le récepteur, directement interpellé (« vous ») est un automobiliste français, parisien de préférence, assez argenté pour partir en vacances mais pas suffisamment pour prendre l’avion, ni assez cultivé ni assez disponible pour imaginer des chemins de traverse. Le message est en outre situé dans le temps : il est émis un vendredi ou veille de « week-end » ou de vacances scolaires.  Au-delà de son sens direct et pratique (un quartier à éviter, la présence d’encombrements, un horaire de départ à décaler, brefs des conseils) sa signification connotée est claire :  « Les Français travaillent au nord et vont se reposer au sud », phrase qui, par son rythme,  n’est pas sans rappeler celui du célèbre constat que faisait François Mitterrand dans les années 1980, alors que la guerre froide jetait ses derniers feux : « Les pacifistes sont à l’ouest, les euro-missiles à l’est ». Cet énoncé affirme donc une évidence : le tourisme intérieur français doit passer par l’axe Rhin-Rhône.  Il fait passer un fait culturel situé dans le temps et l’espace (les grandes migrations estivales de la classe moyenne française) pour un phénomène naturel. Cet énoncé est à la limite du mode performatif. Non content d’affirmer, il impose, il assigne une place à son interlocuteur : « vous », en lui adressant un commandement : « la direction du sud tu prendras ».


Quel temps fait île ?

Une île

            Considérons maintenant  l’énoncé qui suit  : « Avant d’être nommé dans le 93, ce professeur a longtemps exercé dans les îles ».

 

            Dans cette phrase et contrairement aux apparences littérales, le mot « les îles » ne désigne pas les îles, mais certaines îles. Il existe entre locuteur et récepteur un consensus, une sorte de connivence, qui permet à une partie du sens de demeurer implicite, et qui interdit à quiconque de supposer que le professeur en question aurait exercé en Angleterre ou au Japon. Nous avons donc une double relation de sens conforme au schéma barthésien du mythe : à l’étage supérieur, un signifiant, « îles », est associé, comme un habit trop grand, à un signifié réduit. Réduit à certaines îles. Lesquelles ?  Les îles ensoleillées de l’hémisphère sud, appartenant à l’ancien espace colonial de la France, ou aujourd’hui aux territoires d’outre-mer. Derrière ce procédé permettant de désigner un signifié « étroit » par un signifiant « large » on aura reconnu  la synecdoque : «Trope qui permet de désigner quelque chose par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui »[1]

En savoir plus sur ce terme ? Cliquez ici

            Certaines variétés de synecdoque désignent un signifié général par un signifiant particulier : prendre la partie pour le tout (désigner un cheval par une « ganache »), la matière pour l’être  (« Rome est dans les fers » signifiant que Rome est en esclavage) l’abstrait pour le concret. D’autres variétés peuvent fonctionner dans les deux directions : prendre le singulier pour le pluriel ou le pluriel pour le singulier, le genre pour l’espèce ou l’espèce pour le genre, un nom commun pour un nom propre ou l’inverse.

            En ce qui concerne les représentations spatiales, désigner les Pays-Bas par la Hollande, la Grande Bretagne ou le Royaume Uni par l’Angleterre, feu l’URSS par la Russie,  relevait (ou relève encore) dans tous les cas de la variété particularisante de la synecdoque.

A l’inverse, dire que ce professeur a exercé dans les îles revient à  désigner le particulier par le général. L’association d’un signifiant général « les îles » à un signifié particulier (attention, pas n’importe quelles îles) a une signification, connotée, qui renvoie à un signifié situé au « rez-de-chaussée » de l’échafaudage mythologique barthésien.

            Le message subliminal ainsi délivré pourrait s’énoncer ainsi : « Peu importe où se passent les choses, surtout quand elles se passent au sud ».  Les mythologies analysées par Roland Barthes  exprimaient selon lui le point de vue de la petite bourgeoisie française  de son époque.  Mais pour l’analyse de représentations spatiales, le point de vue spatial – au sens que prend ce mot pour un photographe ou un cinéaste - semble mieux indiqué que le point de vue social. En l’occurrence, dans le mythe des îles, c’est un locuteur de l’hémisphère nord qui s’exprime ; il habite une ex-métropole coloniale. Il considère que toute entité géographique qui ne relève pas de la partie  anciennement industrialisée du monde ne mérite pas d’être connue dans ses caractéristiques propres. En l’occurrence, des archipels situés respectivement dans les océans Indien (Madagascar, La Réunion…), Pacifique (la Polynésie) et Atlantique (les Antilles)  qu’ils soient proches de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie ou de l’Amérique, qu’ils soient peuplés d’hispanophones, de Maoris ou d’Arabes,  d’animistes, de bouddhistes, de mono, de poly ou de zéro-théistes, sont réduits, au plus petit dénominateur commun de ces deux caractéristiques générales que sont  l’insularité et l’ensoleillement.

 

            Si cette analyse vous a semblé claire, vous n’aurez aucune peine à appliquer votre perspicacité  au cas suivant.

            Voici un mythe si prégnant qu’il vous apparaîtra d’emblée familier, et vous vous étonnerez de ne pas l’avoir démasqué plus tôt.



[1]Bernard Dupriez, 1984, Gradus, Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris, Union générale d’Editions.

 

 

Un mythe si familier

Carte du monde

            Il pourrait être illustré, entre autres, par les citations qui suivent : « Le déclin moral de l’Amérique » (22 avril 2012) ; « Dans l’Amérique surarmée où il est permis de tuer » (6 avril 2012) ; « Une bombe entre Israël et l’Amérique » (9 mars 2012) ; « L’Amérique commémore le 11 septembre » (11 septembre 2011) ; « La croisade de l’Amérique contre l’ “axe du mal” » (8 septembre 2011). « Barak Obama : “L’Amérique reste la nation indispensable au monde” » (26 janvier 2012) ou bien encore : « Ben Laden, secret de famille de l’Amérique » (9 septembre 2011). Il s’agit d’une série de titres du quotidien « Le Monde ». N’importe quel autre journal aurait pu  faire l’affaire ; la série pourrait être actualisée, ce qui ne changerait  en rien la qualité du matériau. En l’occurrence, nous avons affaire ici à un mythe que sa puissance a hissé au rang d’une véritable institution, à tel point que  n’importe quelle goutte prise au hasard équivaut à une autre pour l’analyse du matériau qui le signale. On pourrait ajouter d’autres éléments de  patrimoine extrait du cinéma (« L’ami américain », « Il était une fois en Amérique ») de la bande dessinée bien sûr (« Tintin en Amérique ») ; on pourrait évoquer des noms d’émissions radiophoniques (« Si l’Amérique m’était contée »), des locutions qui circulent : « le président américain », « l’économie américaine », « une voiture américaine » sans épuiser une mine qui se régénère chaque jour.

            A l’étage supérieur, chacun de ces signifiants désigne, de toute évidence (ou plutôt, compte tenu du contexte), une partie seulement du continent américain, appelée  Etats-Unis d’Amérique. Comme dans l’exemple précédent, le signe utilise la figure d’une synecdoque qui désigne le particulier par le général.  Comme dans l’exemple précédent, il est permis de se demander  pourquoi l’usage de cette synecdoque est si répandu. Dans le sillage de Barthes, on supposera que ce signe de forme synecdoque constitue  un  signifiant qui, en tant que tel, renvoie,  à l’étage inférieur, à un  autre signifié implicite, connoté.

Le message qui circule ici est polysémique.

            Reçu et accepté par un citoyen des Etats-Unis il peut signifier : « Je reconnais que mon pays, de par son influence culturelle et son poids économique, domine l’ensemble du continent américain ». La reconnaissance peut être vécue sur le mode de la fierté ou du regret. Dans le premier cas, le mythe fonctionne comme  une naturalisation de la domination : « il est naturel que mon pays domine l’ensemble du continent », et l’usage du signifiant américain fixant une fois pour toutes la confusion entre continent et nation marque bien que cette domination va de soi. Barthes dirait qu’une idéologie passe ainsi. Mais elle passe sous une forme impersonnelle, à la manière du tabagisme passif. En effet, le locuteur n’est pas davantage responsable de sa diffusion que le récepteur du mythe. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi  des personnalités si peu suspectes d’hégémonie impérialiste qu’un Barak Obama trouveraient leur place dans les citations précédentes.

            Reçu, accepté et repris dans une autre partie du monde, le message signale plus ou moins consciemment l’acceptation d’une telle domination - « dont acte » -  ou sa dénonciation anti-impérialiste  sous le mode de l’ironie : « vous voyez bien que cette puissance est un empire puisque le langage commun trahit son extension à l’échelle du continent. »

 

            Jusqu’ici, la méthodologie barthésienne a pu être appliquée avec un franc succès. Réjouissons-nous ! En effet, dans les trois cas étudiés précédemment, nous avons pu mettre en évidence une signification cachée relativement claire, même si nous l’avons qualifiée de polysémique dans le dernier cas.

 

            Nous pouvons donc progresser dans la compréhension de la mythologie spatiale en abordant quelques cas particuliers un peu plus complexes. Dans ceux-ci, la signification du mythe est, comme dans un miroir, inversée : le mythe, dans ces nouveaux exemples, va dire exactement le contraire de ce qu’il prétend dire, même de manière connotée. Le mythe brouille les pistes. Non seulement, sa signification n’est pas directe – mais nous y étions déjà habitués – puisque il faut franchir l’étage du signe pour arriver à celui de la signification, comme lorsqu’on visite un appartement en terminant par la cave, mais qui plus est, une fois à la cave, il faut encore remettre les choses à l’endroit.

            Commençons par un exemple très simple.

 

Lapsus, antiphrases et balbutiements

            Revenons à la phrase  : « Avant d’être nommé dans le 93, ce professeur a longtemps exercé dans les îles ». Dans cette phrase, une portion de territoire hexagonal dont on pourrait dresser la carte d’identité en rappelant sa situation géographique (proximité de la capitale, proximité d’un grand fleuve), son passé prestigieux, son présent difficile, marqué par les fractures sociales, est désignée par le signifiant « 93 », choisi dans cette phrase à la place de « département de la Seine Saint Denis ». Sémiologiquement, la différence entre ces deux signifiants relève du rapport d’évocation qui existe ou non entre un signifiant et son signifié. Dans le premier cas, aucun : le signe est arbitraire, car seul l’ordre alphabétique explique l’association du nombre 93 avec cette portion du territoire ; dans le second, l’histoire (Saint Denis)  et la géographie (le fleuve Seine) sont partiellement évoqués. Pour quelles raisons le premier signifiant a-t-il été choisi dans cette phrase ?

 

            Si l’on reste attaché à l’usage de la méthode sémiologique, on sera tenté d’interpréter ce choix de la manière suivante : « Peu importe l’identité  - historique, géographique -  de cette portion d’espace dans lequel ce professeur a exercé ». Comme les îles, les départements se ressemblent tous et, partant, méritent d’être désignés par des numéros. On conclura à la présence d’un mythe que l’on pourrait qualifier de jacobin s’il n’était pas susceptible de s’appliquer aux départements de l’Ile de France autant qu’à ceux de la « province ».

            Cependant, quiconque s’intéresse au contexte de cette énonciation ne pourra se satisfaire de cette première interprétation. Contre toute attente, et alors même que, à la différence de la région qui l’englobe et de la commune qu’il contient, le département ne constitue qu’une division administrative abstraite, certains signes plaident pour l’existence d’un véritable attachement du citoyen français à ce département. Parmi ces signes, une anecdote : celle de la place du département dans la codification des plaques minéralogiques des automobiles françaises.

            Depuis 1950 jusqu’au 15 avril 2009, le numéro se terminait par le code du département, constitué d’un nombre de deux chiffres. En 2009, une réforme de la codification de ces plaques, qui entendait  la « nationaliser » en la rendant indépendante du découpage départemental, suscita une véritable levée de boucliers : 221 parlementaires de la majorité et de l’opposition firent campagne à l’Assemblée nationale pour le maintien de la référence au département. Aussi, le 28 octobre 2008, fut-il finalement décidé d’obliger tout propriétaire de véhicule à apposer sur sa plaque d’immatriculation le numéro du département… de son choix. Le département de référence remplaçait en quelque sorte le département d’appartenance. Une  « géographie de l’espace vécu » s’enrichirait  d’ailleurs certainement de l’observation statistique de ces départements de référence, comparés avec les départements d’appartenance. Je lance un appel en ce sens.

 

            Bref, d’un côté un attachement apparemment tenace à une collectivité qui, à la différence de l’échelon régional, ne véhicule aucune autre mémoire qu’administrative ;  d’un autre côté, un usage, qui semble croissant, d’un signifiant anonyme et arbitraire pour sa désignation.

 


Global terrestre

            Considérons maintenant la série suivante de signifiants, titres relevés dans le quotidien  Le Monde « La Fête de la planète à Paris… » (9 juin 1992) ; « Supplément : La conférence de Rio sur l’environnement. La planète en majesté » (2 juin 1992). Ajoutons, pour les années plus récentes : « Soutenir la planète » (3 septembre 2002), « Nourrir la planète : le pari des “agro-écosystèmes” » (24 août 2011), enfin : « Novembre est le 333e mois consécutif de surchauffe de la planète » (21 décembre 2012). Citons également une multitude d’auteurs anonymes : « le réchauffement de la planète », « agir pour la planète », « c’est bon pour la planète », etc. En effet, comme tout mythe, celui-ci n’a pas besoin d’auteur pour circuler.

            Comme les deux premiers, celui-ci fonctionne à partir d’une synecdoque reliant, à l’étage supérieur, un signifiant trop général (« planète ») pour habiller le signifié évoqué, la Terre.

            A l’étage inférieur, la recherche du signifié connoté, ou du message subliminal délivré peine à trouver une cohérence, et c’est bien peu dire : elle débouche à nouveau sur une contradiction, entre ce que suggère le contexte de toutes ces énonciations d’une part, et ce qui surgit de l’interprétation intrinsèque du mythe.

            Le contexte de ces énonciations fait toujours référence à une volonté de protection de la planète Terre, tandis que la forme de l’énonciation banalise la Terre en substituant au nom propre (il n’y a qu’une seule Terre) un nom commun (il existe une multitude de planètes).

La contradiction est encore plus éclatante si l’on introduit la dynamique et si l’on considère que ce mythe a une histoire, relativement récente, plus récente que l’écologie, plus récente que le mouvement de défense de l’environnement. En effet, jusqu’au début des années 1990, ce mouvement évoquait volontiers « La Terre », comme l’atteste par exemple l’appellation « Les amis de la Terre » que s’est donnée une Ong qui comptait en France dans les décennies 1970 et 1980, ou comme l’atteste encore le fait que l’on ait choisi d’appeler « Sommet de la Terre » la rencontre de Rio en 1992, consacrée aux question environnementales et  rééditée à  Johannesbourg en 2002 et à Durban en 2012. Or, plus cette question fut médiatisée, plus l’attachement à la protection de la Terre monta dans l’opinion mondiale, plus en même temps se répandit l’usage du mot « planète » et donc avec lui  la banalisation dans le langage de l’objet que l’on prétend défendre et à protéger et auquel on proclame son attachement.

 

            Il faut se rendre à l’évidence :  dans les deux exemples précédents, le mythe signifie le contraire de ce qu’on attend de lui compte tenu du contexte.  Il dément les attentes. Si le mythe avait un auteur, on pourrait dire que ce dernier dit le contraire de ce qu’il pense.

            Comment comprendre ce paradoxe ?

 

            Le lapsus est une première hypothèse envisageable. Si je dis le contraire de ce que je pense, ou plutôt de ce que je prétends penser, c’est par inadvertance : en réalité, ce que je dis révèle ma véritable pensée que je ne m’avoue pas. Je me prétends attaché à mon département, mais c’est pure comédie.  Les discours alarmistes sur l’état de la « planète » ne serviraient qu’à cacher  une l’indifférence totale au sort de la Terre.

            C’est prendre une lourde responsabilité que de valider cette hypothèse.

 

            L’ironie est une deuxième hypothèse envisageable. Le mythe fonctionnerait comme une antiphrase, destinée à attirer l’attention.  On aurait donc une double figure de rhétorique : une synecdoque à l’étage supérieur, reliant signifiant et signifié au niveau de la langue ; et une antiphrase à l’étage inférieur, au niveau du mythe, reliant la synecdoque à sa signification supposée. Volontaire, l’antiphrase servirait à attirer l’attention sur un phénomène de banalisation que l’on ne souhaite pas mais que l’on redoute.  « Attention, pour l’instant, il y a encore de la vie sur la Terre, mais si nous continuons à la maltraiter, qui dit qu’elle ne deviendra pas comme n’importe quelle autre planète,  parfois recouverte d’un manteau de poussière, souvent privée d’eau ou d’atmosphère ? » « Voyez ce que vous avez fait de mon département : où que j’aille, je retrouve à l’entrée de toutes les villes les mêmes enseignes commerciales, la même laideur ; laissez-moi chiffrer ce département que je ne reconnais plus. »

 

            Une dernière réponse vient à l’esprit : en rupture avec la méthodologie interprétative qui fut la mienne jusqu’à ce point de l’exposé, cette réponse illustrerait une approche économique des représentations, en terme de rareté et de productivité : on utilise des chiffres parce que c’est plus rapide à énoncer que des mots, ou bien, éventuellement,  parce qu’on ne connaît pas les mots. Une telle approche économique pourrait être prometteuse dans d’autres cas : l’abus des sigles et acronymes, et même, pour revenir en arrière, l’usage métonymique de « Amérique » et surtout « américain », qui  s’expliquerait ainsi par la pénurie d’autres termes commodes à disposition des locuteurs.