Les points cardinaux

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         Alors, vous avez choisi votre camp, vous ? Vous êtes occidental ou… ou quoi, d’ailleurs ? Communiste, tiers-mondiste, jihadiste, japonais, palestinien … ? Adoptons la pirouette suisse : « vous êtes occidental ou bien ? »

         Il paraît qu’être occidental, c’est être à l’ouest, Mais « être à l’ouest » n’est conseillé à personne, même si la « conquête de l’ouest » parle à tout le monde.

         L’affaire relèverait donc des points cardinaux. Il y en a quatre : le nord, le sud, l’est et l’ouest.

         Le nord, c’est celui qu’il s’agit de ne pas perdre. « Au nord, c’était les corons » ; au sud, « il y a du linge étendu sur la terrasse ».

         Mais on est toujours à l’ouest de quelque chose, même quand on est au milieu de nulle part. Et même quand on n’est pas « occidental ».

        

         Les choses ne se posent qu’en s’opposant. Moins que toute autre, la notion d’occident, si chargée idéologiquement, n’échappe à cette loi.

         L’Occident est un point de vue sur le monde. Ceux qui s’en réclament le définissent en l’opposant à l’Orient. Mais, qu’ils le sachent ou non, l’opposition entre Orient et Occident a pris, au cours de l’Histoire, de multiples visages.

         Elle a longtemps été fondée sur un critère religieux.

         L’apparition de l’Islam, au VIIe siècle de notre ère, en est l’une des premières illustrations. À partir de l’an 622 (date de l’installation de Mohamed à Médine), les premiers Musulmans sont partis de la péninsule arabique ; ils ont opéré, au cours de leurs conquête, un mouvement vers l’ouest (les Américains n’ont donc pas inventé la conquête de l’ouest). Pour un chrétien du bassin méditerranéen, ils venaient donc de l’est, du Levant, ou encore de l’Orient (terme dont l’étymologie renvoie au verbe latin oriri (« se lever »). 

         Les premiers musulmans étaient arabes ; ils ont conquis, sur la rive sud de la Méditerranée, la frange nord de l’Afrique, imposant, ou plutôt, apposant, avec plus ou moins de bonheur, la double empreinte de leur langue et de leur religion. Le terme « Maghreb », utilisé pour désigner l’Afrique du nord, signifie en arabe, « lieu où le soleil se couche », par opposition au Machrek, (« lieu où il se lève »). Ce dernier terme correspond à la fois au point de départ de leur conquête (la péninsule arabique) et à la direction orientale de son déploiement ultérieur, ce qu’on appelle aujourd’hui le Moyen Orient ou le Proche Orient. Damas, capitale de l’actuelle Syrie, accueillit la première dynastie arabe des Omeyades, tandis qu’à Bagdad, capitale de l’actuel Irak, siégèrent les califes de la longue dynastie des Abbassides. L’Oriental, c’était donc, pour un habitant chrétien de la rive nord de la Méditerranée,  celui qui venait de l’est (mais pas du froid). 

         Les conquérants arabes ont ensuite été relevés par certains Berbères d’Afrique du nord, qui, après avoir adopté leur religion, l’ont à ré-exportée vers la rive nord de la Méditerranée, en s’installant dans la péninsule ibérique et jusque dans le Midi de la Gaule. D’où un paradoxe parmi tant d’autres : Marrakech et Venise appartenaient respectivement aux mondes oriental et occidental, la première parce qu’arabe et musulmane, la seconde, parce que chrétienne. La première se situait pourtant à l’ouest de la seconde. De quoi perdre son latin et sa boussole en même temps !

         Mais l’opposition entre Orient et Occident ne recoupait pas seulement celle qui séparait l’Islam de la chrétienté. Une autre fracture est apparue, toujours religieuse, traversant, celle-ci, l’empire de la chrétienté, utilisant elle aussi le paradigme orient/occident. En 1054, un schisme divise le monde chrétien en deux églises : celle d’Orient, basée à Constantinople et celle d’Occident, dirigée par le pape de Rome.

       Jusqu’en 330, Constantinople, s’appelait Byzance. C’était la capitale de la partie orientale de l’empire romain.   Encore aujourd’hui, Byzance évoque à la fois la richesse (« c’est Byzance, ici ! ») et le mystère (des querelles « byzantines »), ce qui renvoie au mythe de « l’Orient compliqué ». Byzance prit donc, en 330, le nom de Constantinople en référence à l’empereur romain Constantin 1er, qui y avait déplacé la capitale de son empire en se convertissant par ailleurs au christianisme.  Par conséquent, à partir de 1054, l’opposition Orient/Occident ne se limita plus à séparer l’Islam de la chrétienté ; elle traversa en outre la chrétienté elle-même. L’église orthodoxe, qui domine aujourd’hui dans les pays de culture grecque et slave, est une trace de cet ancien empire chrétien d’Orient.

        La définition de l’Occident par le critère religieux se resserra donc. On pouvait (on peut encre aujourd’hui) être oriental et chrétien. Par chance et pour une fois, la géographie était d’accord : Rome était à l’ouest de Byzance.

       En 1453, Byzance passa aux mains des Ottomans musulmans, qui attendirent cependant presque cinq siècles avant de la renommer, en 1930, Istanbul.

 

       Poursuivons notre petit voyage historique.

       La date de 1492 est connue des écoliers à cause de la « découverte » de l’Amérique. Désormais, la connaissance du monde s’élargit par l’ouest, alors que les explorateurs européens (comme le Vénitien Marco Polo) l’étiraient jusque là par l’est.

       L’année 1492 est aussi la date qui marque le début de la Reconquista : en chassant les Juifs et les Arabes de Grenade, les rois chrétiens sonnent la fin de la récréation. Ils mettent un coup d’arrêt à la coexistence pacifique qui pouvait exister en Andalousie entre les trois grandes religions monothéistes. La fracture religieuse est accentuée.

       Cependant, le critère religieux va perdre peu à peu l’exclusivité de la distinction entre Orient et Occident. En effet, 1492 marque aussi l’entrée de l’Europe dans un nouveau siècle, celui de la Renaissance, de l’humanisme, de l’affirmation de l’individu. Une nouvelle classe sociale monte en puissance, entreprenante, commerçante, exploratrice, colonisatrice : la bourgeoisie. Avec elle, le capitalisme va pénétrer inégalement la planète Terre, dont une partie se développe et s’enrichit, au détriment de l’autre.

       Comment allait-on désigner géographiquement cet affrontement ? L’usage des points cardinaux, tentante pour un esprit schématique, allait-il suffire à cela ?

       Jusque vers la fin du XIXe siècle, la partie du monde qui fut gagnante à ce jeu, que d’aucuns ont appelée le « centre », se limitait à l’Europe et à l’Amérique du nord, qui ont la particularité de se situer approximativement au nord du tropique du Cancer. Mais la périphérie, elle, était partout : de la Russie à la Chine, à l’est, de l’Afrique à l’Amérique latine, au sud. Il fallut attendre la fin du XXe siècle, avec l’industrialisation des pays d’Asie du sud-est, puis de la Chine, pour que l’opposition nord-sud commence à devenir partiellement pertinente. Elle se répandit d’ailleurs à partir des années 1970, comme en atteste, par exemple, l’usage de l’expression « dialogue nord-sud ».  L’axe nord-sud servit à désigner l’opposition entre le centre et la périphérie, entre les riches et les pauvres, entre le monde dit développé et le « tiers-monde ».

 

       Mais cette représentation était en concurrence avec l’axe est-ouest. En 1917, la révolution d’octobre fit naître en Russie un système économique et social concurrent du capitalisme, élargi par la suite à l’Europe centrale, puis à la Chine. La guerre froide qui résultera de cet antagonisme se présenta géographiquement comme un affrontement est-ouest, les pays capitalistes occupant l’ouest du continent européen, les autres étant à l’est. La Chine, communiste à partir de 1949, était encore plus à l’est que les pays de l’est. À partir de là et jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, une opposition parfaitement laïque entre l’ouest capitaliste et l’est socialiste (ou communiste selon les points de vue) supplanta le clivage religieux Orient-Occident.

       Cette représentation n’était pas plus objective que celle qui utilisait le critère religieux. Elle ne valait que pour un habitant de l’Europe occidentale. Pour ce dernier, Washington est bien à l’ouest de Moscou. Mais la Terre étant ronde, pour un Japonais c’est le contraire. Ajoutons que le Japon, pays du soleil levant, n’en est pas moins  géopolitiquement parfaitement occidental par son appartenance à l’alliance atlantique.

       Être occidental, c’était choisir le camp capitaliste contre le camp socialiste. Mais, compte tenu de la responsabilité historique du mode de production capitaliste dans l’appauvrissement du tiers-monde, c’était aussi « quelque part » (dans les représentations), choisir le camp des riches contre celui des pauvres.

       Aujourd’hui, l’axe est-ouest n’oppose plus un système contre un autre (il n’y a plus de socialisme à l’est, si tant est qu’il y en eût un jour). Être occidental aujourd’hui, c’est quoi ?

       C’est être pris dans des contradictions : c’est défendre un modèle démocratique qui est menacé en Ukraine, à Taïwan et ailleurs, et que la bourgeoisie fit éclore en Europe à partir de la Renaissance. Mais c’est aussi et toujours, appartenir au camp des riches.

 

       En somme, ni la verticalité de l’axe nord-sud, ni l’horizontalité du clivage est-ouest ne suffisent à décrire la complexité du monde actuel. Peut-être ce monde est-il en réalité divisé entre les deux axes nord-ouest et sud-est. On peut s’étonner que personne n’ait encore proposé ce vocabulaire.

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Commentaires: 2
  • #1

    Signoles Pierre (vendredi, 19 janvier 2024 09:35)

    Ce message pour te dire bonjour, enfin !
    Et, pour en rester aux dimensions "cardinales" des représentations, à quand une analyse critique de ce piège à cons que constitue l'expression "Sud global" qui fleurit désormais à tous les coins de médias et de discours politiques des grands politiciens démocrates qui gouvernent les pays des Suds ?
    Amitiés

  • #2

    André Métral (samedi, 20 janvier 2024 09:34)

    Merci, Pierre, pour ce message..
    et merci d'évoquer ce "Sud global", fourre-tout bien pratique pour tous les paresseux du concept, qui ont la flemme de ranger leurs affaires.
    Au plaisir de te lire à nouveau.
    Amicalement