A propos de Gaza

         À ce jour, 30 000 Palestiniens de la bande de Gaza ont payé de leur vie pour les 1 160 morts israéliennes[1] et les plus de 130 prises d’otages dont le Hamas s’est rendu responsable par l’attaque qu’il a initiée le 7 octobre 2023 sur le territoire israélien. Israël invoque la « légitime défense » pour justifier cette disproportion.

         Qu’est-ce que la légitime défense ?

         Si l’on en retient la conception juridique qui est appliquée aux cas individuels et si l’on se réfère au droit français, il faut pour s’en prévaloir réunir les critères qui sont précisés dans l’article 122-5 du code pénal :

 

« N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. 

N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction. »

         En résumé, la légitime défense peut être retenue si et seulement si :

- l’acte par lequel on se défend est posé en même temps que l’acte contre lequel on se défend (alinéa 1 : « …, dans le même temps, ... ») ;

- il n’y a pas de disproportion entre les moyens employés pour se défendre et la gravité de l’atteinte ;

- l’acte de défense vise à interrompre l’agression (et non pas à la punir après-coup) ;

- il ne doit pas consister à tuer volontairement (« autre qu’homicide volontaire ») ;

- il doit être « strictement nécessaire » pour atteindre ce but.

 

         Il paraît clair que ni le Hamas ni Israël ne peuvent se prévaloir d’une légitime défense ainsi définie.

         Et d’ailleurs, cette notion a-t-elle un sens dans un domaine autre que celui des relations entre individus ?

         Ce que nous montrent les phénomènes de la conflictualité entre les États ou entre des États et des groupes organisés relève davantage de la spirale des représailles à d’autres représailles. Même le terme de vengeance leur convient mal, tant il sent son anthropomorphisme.

         Dans ce domaine, au paradigme de l’attaque et de la défense, je propose de substituer celui de l’oppression et de la révolte. On ne compte pas le nombre d’attaques, c’est-à-dire d’opérations militaires préméditées, dont l’objectif immédiat n’était pas de répondre à une agression, mais qui ont été justifiées par l’Histoire au nom d’une noble cause : révolution, décolonisation, libération d’un territoire occupé. On peut penser par exemple aux débarquements alliés en Normandie ou en Provence en 1944.

 

         Vue sous cet angle, la situation de Gaza s’éclaire différemment. Cette nouvelle perspective nous oblige à redécouvrir une évidence : le conflit n’a pas commencé le 7 octobre 2023.

         Que se passait-il avant ?

         La bande de Gaza est un territoire contrôlé par Israël, long d’une quarantaine de kilomètres et large d’une dizaine[2], où vivent deux millions de Palestiniens sous blocus israélien depuis 2007 (année où le Hamas a remporté les élections). Toute sortie est conditionnée à la détention d’un « permis de passage », qui n’était accordé, jusqu’au 7 octobre 2023, qu’à 17 000 Gazaouis, soit parce qu’ils travaillaient en territoire israélien, soit parce qu’ils avaient besoin d’y être soignés[3]. La ville de Gaza est entourée d’un « mur de béton et de grillages bardé de caméras et de capteurs »[4]. L’unique rivière du territoire, le Wadi Gaza, est alimentée par les eaux usées d’une station d’épuration inaugurée en 2020. Auparavant, il ne coulait que l’hiver, lorsqu’ Israël ouvrait ses barrages en amont. L’agriculture locale ne produit que 10 % de la nourriture des Gazaouis et l’approvisionnement dans les 90 % restants dépend du bon-vouloir des garde-frontière israéliens. Un habitant sur quatre vit en-dessous du seuil de pauvreté[5].

         Durant l’été 2023, donc bien avant le 7 octobre, la tension était montée en raison d’une aggravation de la situation sociale. Depuis 2018, le Hamas, qui administre le territoire, pouvait compter sur une aide financière en provenance du Qatar de 30 millions de dollars par mois, versée en 3 tranches : 10 millions pour la centrale électrique, 10 pour les familles les plus pauvres et 10 pour rémunérer ses employés [6]. Mais, depuis le mois de mai 2023, cette aide n’était plus régulièrement débloquée, en raison des désaccords entre le Hamas et le Qatar. Bien qu’ idéologiquement proche des Frères musulmans, le Hamas avait opéré dernièrement un rapprochement avec l’axe chiite  formé par l’Iran et la Syrie de Bachar el Assad, ce qui déplut au Qatar. Résultat : les salariés du Hamas ne touchaient plus que 60 % de leur salaire.

         En septembre, à l’appel d’un nouveau groupe, les « Jeunesses révolutionnaires », la frontière avec Israël devint chaque jour le théâtre de manifestations qui se multiplièrent, donnant lieu à des affrontements violents avec les forces de l’ordre israéliennes. 88 Palestiniens furent blessés et 6 tués dans ces heurts (selon l’AFP), au cours desquels trois civils israéliens trouvèrent également la mort.  Au mois de mai déjà, des affrontements - frappes aériennes contre tirs de roquettes - coûtèrent la vie à 34 Palestiniens et une Israélienne[7].

         Mais ce regain de tension de l’année dernière est à resituer dans une durée plus longue. Je n’apprendrai rien à personne en rappelant que ce conflit, qui s’éternise, est né en 1948 au moins, avec la création de l’État d’Israël, que les Palestiniens gardent en mémoire sous le nom de « nakba » (نكبة) (catastrophe en arabe) parce qu’il signifiait la dépossession et l’exil pour un grand nombre d’entre eux. Sans remonter jusque-là, une autrice israélienne nous rappelle que depuis 2006, Israël a tiré « des milliers et des milliers de missiles sur Gaza »[8].  Elle ajoute, se référant aux chiffres de l’organisation B’Tselem, que « 5 713 Palestiniens ont été tués depuis 2006 par les forces de sécurité israéliennes à Gaza, 106 Israéliens (civils et militaires confondus) l’ayant été par les forces palestiniennes.

         C’est ce qu’on appelle un conflit a-symétrique. Il n’oppose pas deux États, mais un État à un territoire sans État, découpé entre trois parties disjointes : la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. La première, malgré une autonomie administrative, dont le Hamas islamiste a profité, est soumise à un blocus qui lui vaut depuis 17 ans le qualificatif de « prison à ciel ouvert ». La deuxième, administrée par une Autorité palestinienne devenue impuissante, est un gruyère miné par des colonies israéliennes, dont le nombre ne cesse d’augmenter[9], et dont les occupants terrorisent de plus en plus souvent le voisinage[10]. Les habitants palestiniens de Jérusalem-Est sont privés de citoyenneté et donc de sécurité juridique. Ils courent le risque quotidien d’être expulsés de leur domicile en cas d’absence.[11]

         Si l’on prend la peine de considérer la longue période, si l’on prend en compte, au-delà des statistiques macabres, le caractère colonial des rapports qui existent entre les belligérants, il est difficile de les renvoyer dos à dos comme s’ils étaient de force égale et comme s’il « y avait des torts des deux côtés ».

 

 

        

 

 

 



[1] Selon un décompte de l’ AFP, cf. « Guerre Israël-Hamas : le bras de fer se durcit entre l’Etat hébreu et l’agence onusienne UNRWA, qui s’accusent mutuellement », lemonde.fr, 05 mars 2024

 

[2]De 6 à 12 km selon les endroits

[3]Aujourd’hui,, la frontière est totalement fermée.

[4] Louis Imbert : « Gaza est un homme qui pleure et qui ne veut pas le dire : l’enclave traversée du Nord au Sud, entre mer et mur », Lemonde.fr, 30 octobre 2022

[5] « Dans les territoires palestiniens, l’accès aux soins gravement entravé par les restrictions israéliennes, selon la Banque mondiale », lemonde.fr, 18 septembre 2023

[6] Samuel Forey : « Après un mois de tensions avec Israël, calme précaire fin septembre dans la bande de Gaza », le monde.fr, publié le 30 septembre 2023, modifié le 7 octobre

[7] « Bande de Gaza : 28 Palestiniens ont été blessés par des tirs israéliens lors de heurts à la frontières », lemonde.fr, 22 septembre 2023

[8]Éva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022, p.91.

[9] Pierre Breteau : « Cinquante ans d’occupation illégale en Cisjordanie : comment la colonisation n’a cessé de s’étendre », lemonde.fr, 31 juillet 2023

[10]Louis Imbert : « Guerre Israël-Hamas : à la faveur de la guerre, les colons israéliens accélèrent le dépeuplement de collines de Cisjordanie », lemonde.fr, publié le 21 octobre 2023, modifié le 22 octobre.

Philippe Jacqué et Philippe Ricard : « La France sanctionne 28 colons israéliens extrémistes coupables de “violences contre des civils palestiniens en Cisjordanie” », lemonde.fr, 14 février 2024

« L’ONU demande à Israël de mettre fin aux “homicides illégaux” en Cisjordanie occupée », Le Monde avec AFP, 28 décembre 2023

[11]Selon Éva Illouz, p 93. Cf., supra, note n° 8

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