La croissance au service du climat

         Contenir le réchauffement moyen de la planète Terre au-dessous de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle : tel est l’objectif fixé par l’ONU en décembre 2015, à Paris, à l’issue de la 21e « conférence de parties » (COP21) [1].

         On sait déjà que cet objectif ne sera pas atteint. Si l’on veut toutefois limiter les dégâts, il reste capital de parvenir, en 2050, à la « neutralité carbone », c’est-à-dire, en gros, à ne plus émettre de gaz à effet de serre (GES).

         Pour cela, l’Union Européenne s’est promis en 2019 de réduire ses émissions de GES de 55 % en 2030 par rapport à 1990. La France s’est proposé de diminuer les siennes de 44 % environ dans le même temps.

         2030, c’est demain.

         Comment faire ?

         La réponse semble simple. Pour moins émettre, il faut moins consommer d’énergie. Pour moins consommer d’énergie (et de ressources naturelles), il faut moins produire d’objets. Les consommateurs doivent moins consommer, et les producteurs doivent cesser de les y inciter.

         C’est la « sobriété ».

         Il faut toutefois distinguer la sobriété des ménages de la sobriété des entreprises. 

       La sobriété des ménages est une partie de la solution, estimée à 16 % selon la Commission européenne, à 29 % selon le GIEC. Covoiturer, télétravailler, éteindre les lumières en sortant, économiser l’eau, trier ses déchets, moins manger de viande, moins souvent prendre l’avion…, on sait en quoi elle consiste.

         Si l’on voulait encourager les ménages dans cette voie, on pourrait leur dire deux choses :

         1 Sobriété ne rime pas toujours avec austérité. Comme le dit l’économiste Jean Pisani-Ferry : « Éteindre votre cafetière ne vous fait pas perdre d’utilité, et peut même produire du bien-être : vous consommerez moins d’électricité et aurez plus de revenus disponibles pour autre chose. »[2]

         2 L’enfer, ce n’est pas toujours les autres. Certes, il y a des inégalités. Mais le gaspillage global est une addition d’une multitude de petits gaspillages. Contrairement aux apparences, une piscine peut consommer moins d’eau que l’arrosage d’un jardin de 200 m², lequel peut consommer moins d’eau qu’un ménage de 4 personnes pendant un an [3]

         Cependant, toute consommation n’est pas gaspillage. La consommation dépend des besoins, qui sont structurels.

         Par exemple, David Djaïz [4] note que même si la part de la voiture individuelle dans l’ensemble des moyens de transport a diminué en France entre 2008 et 2019 dans les déplacements locaux (moins de 80 km autour de la résidence principale) son usage (mesuré en distance parcourue) a augmenté en valeur absolue. C’est qu’elle rend des services difficilement remplaçables. Cette contrainte peut être levée en partie par le développement des transports collectifs, qui suppose des investissements

 

         La sobriété des entreprises est une autre partie de la solution.

         Elle n’est pas qu’un vœu pieux. Grâce aux progrès de la technologie, on peut produire autant aujourd’hui qu’hier, avec moins de matières premières et moins d’énergie.

         Dans une partie du monde, la croissance s’est avérée compatible avec la baisse des émissions de GES. De 2000 à 2019, le PIB a augmenté de 42 % dans les pays de l’OCDE, tandis que les émissions de GES diminuaient de 7,5 %.

         La consommation d’énergie par habitant a baissé aux États-Unis de 15 % malgré une hausse du PIB / hab de 25 %. Il en est de même en Union Européenne, où la consommation d’énergie a globalement baissé de 5,6 % (19 % au Royaume-Uni, 4 % en Italie, 12,5 % en France)[5]. De même, la Chine a diminué son « intensité énergétique »[6] de 20 % entre 2005 et 2010[7].

         Ces efforts supposent des innovations et des investissements. Par exemple, c’est l’utilisation des technologies de l’information qui a permis à l’agriculture des États-Unis de cultiver avec moins d’engrais (- 25 % en 20 ans) et moins d’eau d’irrigation (- 22%).

 

         Par conséquent, qu’on la considère au niveau des ménages ou des entreprises, de la consommation ou de la production, la sobriété ne va pas sans un effort d’investissement.

       Il faut donc investir pour moins consommer d’énergie

        Dans les transports, qui représentent 30 % des émissions de GES en France en 2022 (dont les 2/3 proviennent des véhicules particuliers), il faut développer les transports collectifs, c’est-à-dire :

   construire et rénover  des voies ferrées,

   produire des autocars et autobus,

   construire des lignes de métro et de tramway

   Dans le bâtiment, qui représente 16 % des émissions, il faut réaliser l’isolation thermique de tous les logements.

 

         Mais ce n‘est pas tout.

        

         Supposons que tout cela soit fait. Tous les investissements nécessaires ont été réalisés pour permettre aux ménages et aux entreprises de minimiser leur consommation d’énergie. Supposons en outre que tous les ménages ont été convertis à la sobriété, généralisant l’achat d’occasion, le recyclage, la récupération, résistant aux sirènes de la mode et de la publicité, renonçant à changer de modèles avant usure physique de leurs objets, après que les entreprises renoncèrent à les y inciter. Supposons enfin que cette véritable révolution aboutit dès 2024 à la stabilisation de la production, bref, à la « croissance o », le PIB devenant constant. Supposons que ce PIB reste constant depuis 2023 jusqu’en 2030. Passons sur les résultats indubitablement catastrophiques d’une telle perspective entermes d’emploi et de finances publiques notamment.

        

         Le PIB de 2023 n’en consomme pas moins une certaine quantité d’énergie, déjà excessive au regard des objectifs fixés, si elle demeure d’origine fossile. Or, en 2022 (nous dit D. Djaïz), 82 % de l’énergie consommée dans le monde est d’origine fossile.

 

         Il faut donc investir pour décarboner l’énergie et l’industrie

         En France d’après RTE[8], la production actuelle d’énergie « bas carbone » (renouvelable + nucléaire), qui atteignait 395 TWh[9] en 2022, devrait doubler en moins de 15 ans, ce qui implique innovations et investissements.

         Il faudra innover pour mettre au point :

   le stockage des énergies intermittentes,

   le captage et la séquestration du carbone industriel,

   l’électrification des transports routiers de longue distance,

   le développement de sources alternatives (géothermie pour le chauffage urbain, hydrogène « vert »).

         Il faudra investir pour :

   construire des moyens de production d’énergies renouvelables :éoliennes, panneaux photovoltaïques, usines de production d’hydrogène, centrales nucléaires…    

   construire des usines de voitures électriques et de batteries.

 

         On sait cependant que le réchauffement climatique est inéluctable.

 

         Il faudra donc en outre investir pour l’adaptation climatique,

ce qui veut dire :

   rénover les logements, pour faire face aux risques de fissure ;

   végétaliser et désimperméabiliser les centres-villes ;

   renforcer les barrages face aux crues et aux sécheresses ;

   rénover les voies ferrées, les caténaires, les câbles aériens pour les rendre résistants à des hautes températures ;

   repenser les  espèces  à cultiver en agriculture et à planter en forêt.

 

Oui, mais, investir, qu’est-ce que ça veut dire ?

       Investir, c’est sacrifier le présent pour le futur.

         Les économistes libéraux, attachés à l’observation des comportements individuels, évoquent volontiers la métaphore de Robinson Crusoë pour aider à comprendre la signification de l’investissement.

         Seul sur son île, Robinson pêche pour se nourrir. Il s’aperçoit qu’’il pêcherait beaucoup plus de poissons s’il pouvait s’éloigner du rivage. Pour ce faire, il accepte de passer quelques jours à construire une barque. Ce faisant, il renonce à pêcher, donc à manger du poisson, le temps que dure cette construction. Il sait que son sacrifice sera récompensé par une pêche plus abondante à l’avenir.

 

         Mais tout le monde ne s’appelle pas Robinson.

         La plupart des humains vivent en société.

         Quand une société investit, on dit qu’elle accumule du capital.

         Cela veut dire qu’une partie de la population active travaille pour nourrir une autre partie, pendant que celle-ci, quant à elle, travaille pour construire des moyens de production.

 

Investir dans la transition écologique.

 

         Pour atteindre les objectifs climatiques fixés par l’Onu, le monde devrait consacrer 4 à 5 % de son PIB à l’investissement dans la transition écologique[10]. À titre de comparaison, la France a consacré, en 2022, 25 % environ de son PIB à l’accumulation de capital. Cela signifie que son PIB était composé, pour un quart, de machines, bâtiments et infrastructures diverses (routes par exemple). Cependant, la plus grosse partie de cette « formation brute de capital fixe » (FBCF) était destinée à renouveler le capital usé. Il restait environ 4 % pour l’investissement net. Autrement dit, on peut estimer que dans les 30 années qui viennent, la transition écologique devrait mobiliser la totalité de la capacité d’investissement de la France[11].

         Or, une des particularités de l’investissement dans la transition écologique, c’est qu’à la différence des autres, à la différence de la barque de Robinson qui lui permettra de pêcher une plus grande quantité de poissons, il n’améliore pas la productivité du travail. La société y gagnera sur d’autres plans.

         Il faut considérer que l’investissement dans la transition écologique va s’ajouter au reste de l’investissement. L’ensemble devrait donc doubler (2 x 5 % environ).  Dans ce cas, à PIB constant, si le « gâteau » stagne, c’est la consommation qui devrait diminuer.

         Cela est difficilement pensable socialement. C’est « compliqué », comme on dit.

         Maintenir la consommation tout en augmentant l’investissement suppose donc une augmentation de l’ensemble du « gâteau ». 

 

         Cela s’appelle la croissance !

 



[1]Cet article est une adaptation simplifiée d’un cours d’économie donné le 18 avril 2024 à l’Université populaire « Graines de savoirs » de Forcalquier.

[2]Jean Pisani-Ferry : « Nous préconisons un impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus aisés pour la transition climatique », lemonde.fr, Propos recueillis par Audrey Tonnelier, Publié le 22 mai 2023, modifié le 23

[3]Respectivement 30 m³ pour une piscine bien entretenue et non vidée, 90 m³ pour un jardin de 200 m² arrosé tous les 2 jours sur 2 mois, 200 à 300 m³ de consommation annuelle d’un ménage de 4 personnes. Ces chiffres sont données par David Djaïz, La Révolution obligée. Réussir la transformation écologique sans dépendre de la Chine et des états-Unis, Allary éditions, 2024

 

[4]D. Djaïz, op. Cit.

[5]Eric Charney : « Une critique de la raison décroissante », 20 septembre 2021, www.telos-eu.com

[6]Quantité d’énergie consommée par unité de PIB

[7]cf. Djaïz, op. Cit.

[8]Réseau de Transport d’Électricité

[9]1 térawattheure = 1012  wattheures, soit 1000 milliards de wattheures

[10]Estimation de l’économiste Patrick Arthus ou encore, pour l’Europe, de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE).

[11]C’est-à-dire de l’ensemble des acteurs : entreprises, ménages (ceux-ci investissant dans leurs logements), administrations publiques et privées

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