Avec des si...

 

         « Même notre balance commerciale agricole, si on enlève les vins et spiritueux, est déficitaire. Ce chiffre, personne n’en parle... »[1].

         En prononçant cette phrase, Valérie Pécresse reprend les mots utilisés dans un rapport parlementaire sur le commerce extérieur agricole[2]. On y lit : « Ne se targue-t-on pas avec un certain chauvinisme que l'agriculture représente le troisième excédent commercial français après l'aéronautique et les parfums-cosmétiques ? Une précision doit toutefois être apportée : sans le vin et les spiritueux, la France aurait un déficit commercial agricole de plus de 6 milliards d'euros. Il conviendrait davantage de parler du secteur vitivinicole et des spiritueux comme source du troisième excédent commercial français. »

       L’auteur concède : « Quatre filières tirent toutefois leur épingle du jeu et maintiennent d'importants excédents commerciaux : les céréales, notamment le blé et l'orge (+ 4 Md€), les produits laitiers (+ 3,8 Md€), l'exportation de bovins, ovins ou de volailles vivants (1,6 Md€) et les sucres (+ 0,6 Md€). »

         Les chiffres sont en effet sans appel : sans les vins et spiritueux, le commerce extérieur agricole serait déficitaire. Mais ils sont mis au service d’un procédé rhétorique curieux, une sorte d’emballage universel. J’ai bien dit rhétorique : malgré les apparences, ce procédé fonctionne davantage par son pouvoir de connotation que de démonstration, l’usage des chiffres signifiant : « voyez comme je suis sérieux, voyez comme ma démonstration est objective ! » Pourtant, une fois dépouillé de son contenu contingent, on s’aperçoit que ce procédé est une forme abstraite, détachée de tout contenu, et qui pourrait servir à n’importe quelle démonstration. Utilisé ici pour mettre en évidence les handicaps concurrentiels de l’agriculture française, le même procédé pourrait tout aussi bien servir, avec d’autres éléments et d’autres exclusions, à en souligner les points forts. Il consiste en effet à purifier le réel des éléments qui ne vont pas dans le sens de ce qu’on cherche à montrer. Cette purification prend la forme de la supposition : « si...  Si l’on enlève les vins et spiritueux...» (« Avec des si…, a-t-on coutume de dire, on pourrait mettre Paris en bouteille »).

         Quel est le sens de cette supposition ?

         Il ne s’agit pas de simplifier le réel pour le rendre plus intelligible, ce qui est le propre des démarches analytiques. La réalité du commerce extérieur agro-alimentaire n’est pas plus simple sans les boissons alcoolisées qu’avec elles.

         Il ne s’agit pas non plus de poser une hypothèse qui paraîtrait plausible à l’observateur et qui lui permettrait d’avancer dans le raisonnement. « Supposons que les boissons alcoolisées ne fassent pas partie du secteur agro-alimentaire... »

         En réalité, cette exclusion n’a rien d’une supposition, puisqu’elle résulte d’une décision prise par l’observateur. C’est une pure convention, qui est ici mise au service d’une certaine démonstration. La supposition contraire, tout aussi conventionnelle, démontrerait le contraire avec le même bonheur.

         Bref, le procédé est une sorte d’entreprise multicartes et non regardante sur la clientèle.  Si je veux montrer une balance commerciale excédentaire, je retire les éléments déficitaires ; si j’ai le but inverse, j’ôte les éléments qui sont excédentaires. Si je veux alerter sur la tendance inquiétante du commerce extérieur agro-alimentaires français, je retire le secteur des vins et spiritueux, et j’obtiens artificiellement un déficit. Si je voulais au contraire exagérer l’excédent, il suffirait de retirer par exemple le tabac, ou l’ensemble formé par les légumes, les fleurs et les plantes, ou encore les produits des cultures permanentes (voir le tableau ci-après).

         Car enfin, quelle raison aurait-on de faire abstraction des boissons alcoolisées ?

         Pour répondre à cette question, il faut se demander en quoi la nature des produits que l’on exporte influe sur les différents enjeux du commerce extérieur.

 

         L’enjeu monétaire de l’équilibrage du commerce extérieur s’est rétréci avec la naissance de l’euro : pour les trois quarts environ, les exportations françaises ne rapportent pas de devises à la France puisque ceux de ses clients qui appartiennent à la zone euro les paient dans cette monnaie, qui est aussi la sienne.  Si l’on s’en tient aux clients n’appartenant pas à la zone euro, il faut qu’on m’explique en quoi un dollar reçu en échange d’un produit alcoolisé aurait une valeur différente d’un dollar dépensé en steacks hachés ou en huile d’olive. Les devises auraient-elles une odeur ? En réalité et à cet égard, non seulement il n’y a pas de différence entre les différentes exportations agricoles ou agro-alimentaires, mais il n’y en a pas plus entre une exportation agricole, une exportation industrielle et une exportation de services. De plus, s’il reste important d’équilibrer les échanges avec les pays hors zone euro du point de vue de cet enjeu, celui-ci ne rend aucunement indispensable l’équilibrage de la balance commerciale secteur par secteur et branche par branche. Il n’y aurait aucun inconvénient, de ce point de vue-là, à ce que la branche agro-alimentaire fût déficitaire, dès lors que ce déficit serait compensé par l’excédent d’une autre branche. Et si le solde agro-alimentaire peut être compensé par des soldes non -agro-alimentaires, à plus forte raison deux soldes agro-alimentaires peuvent-ils se compenser entre eux. Autrement dit, il n’y aurait aucun risque à prendre au mot la suggestion des rapporteurs et reprise par Valérie Pécresse : faites ce que vous voulez des vins et spiritueux, pourrions-nous leur dire, vous n’empêcherez pas que l’énorme excédent de ce sous-secteur ne compense, de fait, le déficit du reste de la balance agro-alimentaire, faisant par là-même perdre à ce dernier tout caractère inquiétant.

         Mais le commerce extérieur comporte d’autres enjeux que l’enjeu monétaire. Il est d’abord un « moteur de la croissance » et un créateur d’emplois. Une partie de la population active occupée « travaille pour l’exportation » et en tire ses revenus, qui sont plus ou moins également répartis, sur le territoire et entre les catégories sociales.

         Il faut donc se demander si la nature des produits exportés influe sur la répartition spatiale et sociale des recettes d’exportation et si certains secteurs, branches oui filières seraient d’aventure plus égalitaires que d’autres de ce double point de vue. A l’intérieur du secteur agro-alimentaire, un tel soupçon justifierait-il l’exclusion de certaines filières, et donc, en particulier des boissons alcoolisées ? En admettant que les exportations de vins de Champagne ou de Cognac ne profitent qu’à des industriels ou à de trop riches exploitants, en admettant encore qu’elles ne concernent que ces quelques régions prestigieuses, ne pourrait-on en dire autant de la betterave, concentrée dans le Nord de la France, des céréales, majoritairement présentes dans les plaines du Bassin parisien ?

         A moins que la tentation de mettre à part les vins et spiritueux ne provienne d’un scrupule moral plus ou moins conscient, comme si l’on peinait à accepter l’idée de devoir ses devises aux dégâts sociaux provoqués par la consommation exagérée d’alcool. S’il en était ainsi, il y aurait autant de raisons de faire abstraction du commerce extérieur du tabac (qui est déficitaire) que de mettre entre parenthèses celui des boissons alcoolisées (qui est excédentaire).  Mais bien sûr, cela ne servirait pas la démonstration de ceux qui se posent en lanceurs d’alerte du commerce extérieur. Du reste, jusqu’à présent, qu’ils s’inspirent du libéralisme ou du mercantilisme, les promoteurs du commerce extérieur ne se sont jamais préoccupés des considérations morales, en particulier lorsqu’ils défendent les exportations d’armes.

         En réalité, si les « vins et spiritueux » occupent une place à part dans le commerce extérieur agro-alimentaire de la France, cette marginalité est davantage quantitative que qualitative. C’est par le poids démesuré qu’il représente dans le commerce extérieur agro-alimentaire qu’il se fait remarquer, non par une différence de nature, propre à fausser les enjeux du commerce extérieur. C’est précisément cette démesure qui accroît la tentation d’en faire abstraction pour les lanceurs d’alerte du commerce extérieur : en effet, pour pouvoir présenter un déficit global le plus élevé possible, c’est évidemment la branche la plus excédentaire qu’il s’impose de mettre entre parenthèses.

 

Soldes du commerce extérieur agro-alimentaire de la France en 2020

millions d’euros

Source : Agreste

https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/SynCex21368/consyn368202103ComExt.pdf

 

Agriculture, élevage

dont...

2 354

Industries agro-alimentaires et tabac

dont...

4 952

    Céréales, légumineuses, oléagineux

6 240

    Viandes, produits de l’’abattage

-1 088

    Légumes, fleurs, plantes

-1 021

    Produits préparés de la pêche

-3 062

    Produits des cultures permanentes

-4 601

    Produits à base de fruits et légumes

-3 273

    Animaux vifs, œufs, miel

1 736

    Huiles, tourteaux, corps gras

-1 996

 

    Produits laitiers, glaces

2 976

    Chocolat, confiserie

-1 034

    Boissons

11 341

    Vins, champagne

7 962

    Eaux de vie, alcool

2 944

    Tabac

-1 292

 

 



[1] Valérie Pécresse, interrogée le 10 novembre 2021 par  Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter (« l’invité de 7 h 50 »).

[2] Laurent Duplomb (Commission des affaires économiques du Sénat) : « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? », 28 mai 2019 https://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-5283.html.

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