Le sophisme

Définition

Ce qu'en disent les spécialistes

« Raisonnement “faux”, (malgré une apparence de vérité) »

Illustrations

Moi, ce que j'en dis...

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Confusion entre lien de causalité et lien de coexistence

            Les inégalités se creusent,

            il y a de la croissance,

                        donc la croissance creuse les inégalités

« En particulier aux Etats-Unis, où la part du revenu national allant aux 10 % des contribuables les plus aisés est passée de 34 % à 47 % depuis 1980, tandis qu’elle a augmenté de 33 % à 37 % en Europe.[1] »

 

Erreur d’orientation

            Cette confusion est poussée jusqu’à l’absurde avec l’affirmation : « La croissance n’assure pas le plein emploi »

 

 

"La croissance n'assure pas le plein-emploi, c'est un mythe : depuis quarante ans, le PIB a augmenté mais le chômage s'est accru..."[2]
En réalité, ce qui a provoqué le chômage n'est pas la croissance mais, au contraire, son ralentissement. 
L'erreur commise ici est une erreur d'orientation, semblable à celle que l'on commet en forêt quand on emprunte le bon chemin, mais dans le mauvais sens
C'est encore une erreur d'orientation qui pousse le même auteur à critiquer à la fois la croissance et les politiques qui cassent la croissance (l'austérité) : 
"Ce qui est irresponsable, c'est d'imposer des plans d'austérité aux conséquences humaines dévastatrices et d'espérer le retour de la croissance en fermant les yeux sur l'effondrement écologique."

 

 

         Confusion entre une relation de cause à effet et une relation de conditionnalité.

 

« …Vous affirmez, vous que réduire la dépense publique, ça peut être bon pour la croissance et donc pour l’emploi ? »

Cette question est posée par Patrick Cohen à l’économiste Philippe Aguilhon, le 4 avril 2014, sur l’antenne de France Inter.

-Oui, absolument, répond Philippe Aguilhon. Parce que d’abord ça permet à l’Etat de concentrer ses moyens sur des investissements porteurs de croissance : l’éducation, l’université, la formation professionnelle, le marché du travail, l’aide aux PME innovantes. Et puis on sait que quand on a réduit ses déficits et sa dette publique, on peut mener des politiques macro-économiques plus contracycliques, c’est-à-dire qu’on peut plus facilement emprunter en période de récession et rembourser en période d’expansion. Et ça permet de soutenir la consommation et également l’investissement des entreprises.

Et puis c’est également bon parce que si on fait un  effort sur nos déficits, on aura beaucoup plus de voix à Bruxelles pour obtenir, disons,  plus de flexibilité macro-économique au niveau européen. Donc je pense que c’est tout bénéf’ de faire une réforme de la dépense publique et de l’Etat.

P. Cohen : Mais les restrictions budgétaires, on l’a vu quand même dans beaucoup de pays, ne provoquent pas , ne créent pas de la récession, Philippe Aguilhon ?

-Ben c’est-à-dire, l’idée c’est aussi de dépenser mieux. Grâce aux progrès de l’informatique, y a des domaines dans lesquels on peut se permettre maintenant d’économiser pour concentrer ses moyens ; et je pense que ça ne crée pas de la récession parce que d’abord on apprend à dépenser mieux, donc il y a l’idée de dépenser mieux  gouverner autrement l’école, gouverner autrement l’université, la santé : les Suédois ont des résultats semblables à nous en dépensant beaucoup moins parce qu’ils ont réorganisé le système de santé …

Par ailleurs…je vous dis, si on fait des réformes structurelles, on peut obtenir en échange, et c’est ça le pacte de croissance européen,  plus de flexibilité pour la macroéconomie européenne. Et donc, si vous voulez, faire des  réformes structurelles, pour nous,  c’est le moyen de relancer… ».

 

            Trois arguments  sont répétés au cours de cette conversation à bâtons rompus (métaphore !) :

            Premièrement, la réduction de la dette publique permet à l’Etat de mener des politiques contra-cycliques ; en d’autres termes, un Etat désendetté a la possibilité de relancer à nouveau l’activité par la dépense publique ; ce n’est pas le cas d’un Etat surendetté.

            Deuxièmement, le désendettement de l’Etat français lui donnerait des arguments pour négocier avec Bruxelles (synecdoque !) quelque dérogation à la rigueur budgétaire imposée aux membres de la zone euro.

            Quel que soit leur caractère discutable, ces deux premiers arguments ne relèvent pas, à mon sens, du sophisme et ne sont donc pas en cause ici.

            Il en va différemment du troisième.

            Troisièmement donc, réduire la dépense publique permettrait de concentrer les moyens sur des investissements porteurs de croissance. Trois éléments sont mis en relation dans ce raisonnement :

            La réduction de la dépense publique,

            La concentration des moyens,

            La croissance.

 

            P. Aguilhon établit entre les deux premiers une relation de cause à effet (« permet de »). En réalité, ce n’est pas parce que l’Etat aurait moins de crédit que ces derniers seraient davantage concentrés. On peut très bien imaginer que les crédits soient diminués et que le peu qu’il en reste soit toujours aussi dispersé ; il en résulterait simplement une diminution d’autant plus grande de  la qualité et de la quantité des services publics reçus par la population, ainsi qu’un effet récessif d’autant plus grand. En revanche, l’Etat (au sens large ici) peut essayer de compenser par une rationalisation de son action, par une concentration de ses moyens, l’effet récessif d’une réduction de la dépense publique. On passe d’une relation de causalité, non pertinente, à une relation de conditionnalité : une réduction de la dépense publique pourrait ne pas avoir d’effet récessif (sans même parler d’un effet positif sur la croissance et l’emploi évoqué dans l’interview) si elle était accompagnée, en compensation, d’une concentration des moyens de la puissance publique.

 

         Confusion entre une juxtaposition et une articulation de causes ; (entre « et » et « donc »).

           

« .. Londres se remplit de jeunes Français brillants qui fuient les impôts élevés et les dépenses publiques excessives.

… »

Philip Stephens : « Anglais et Français se font la guéguerre », Financial Times, Londres, 23 janvier 2014, publié dans  Courrier International,  n° 2213 du 30 janvier au 5 février 2014 p. 31.

 

            Fuir les impôts, passe encore. Mais qui a jamais fui les dépenses publiques ? Qui a jamais fui les écoles, les hôpitaux, les piscines, les routes, les médiathèques, etc. ?

            En réalité, l’auteur, libéral et orthodoxe, pense qu’il y a une relation de cause à effet entre les dépenses publiques et les impôts : quand il y a trop de dépenses publiques, il y a trop d’impôts. L’existence d’une grosse somme de dépenses publiques laisse craindre que les impôts n’augmentent afin de les financer. Donc indirectement, craindre les impôts conduit à craindre les dépenses publiques.

            Cela suppose bien entendu que l’on ajoute foi au crédo de la rationalité des agents économiques, tous capables d’anticipation. En particulier, ici, il faut admettre que les « jeunes Français brillants » sont tous tellement brillants qu’ils consultent tous les matins les prévisions de dépenses publiques et anticipent les impôts futurs. Quand ils pénètrent dans un stade, une piscine ou une médiathèque, ce n’est pas pour en jouir tranquillement, c’est aussitôt pour s’inquiéter des futurs impôts qu’ils auront à payer. Et à peine à l’intérieur de la piscine, ils songent déjà à émigrer.

 

            Mais admettons-le.

 

            Alors l’auteur aurait dû assumer cette supposition et écrire : « ... Londres se remplit de jeunes Français brillants qui fuient les impôts élevés du fait des dépenses publiques excessives.

… »

            Mais l’effet rhétorique d’une accumulation d’arguments est sans doute supérieur à celui d’une articulation. Dans le premier cas, la cause semble plus forte parce qu’elle est défendue par une pluralité d’arguments, et non par un seul, comme dans le second cas.

 



[1] Frédéric Cazenave et Marie Charrel : "Montée des inégalités, changement climatique... Faut-il en finir avec la croissance ? » lemonde.fr, publié le 29 novembre 2018, mis à jour le 30 novembre 2018

[2] Vincent Liegey, porte parole du Parti pour la décroissance depuis 2008,  interview dans Libération, 21 avril 2013