L'hyperbole

Définition

Ce qu'en disent les spécialistes

            « Augmenter ou diminuer excessivement la vérité des choses pour qu’elle produise plus d’impression » 

Illustrations

Moi, ce que j'en dis...

Credit photo Adobe Stock
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C’est génial !

            Notons que  le génie ne suffit pas : il es tellement répandu à notre époque qu’il a fallu lui trouver un superlatif.

            Génial est décidément trop banal . Génialissime est quand même plus distingué, sans atteindre toutefois le piédestal du  « juste génialissime »

            Et comme le sexe envahit tout, les choses géniales ne sont pas seulement géniales, elles sont

            « excitantes » !

 

C’est trop, c’est juste ou c’est trop juste  ?

 

         TROP

 

         Pauvres de nous, qui manquons de mots pour exprimer la richesse des expériences que nous avons la chance de vivre. C’est comme si nous ne méritions pas de les vivre, tant cette richesse contraste avec la pauvreté de notre vocabulaire.

            Alors nous nous en sortons par des artifices : il suffit de décréter l’excès et l’infini : les choses sont tellement belles qu’elles le sont trop, ou qu’elles le sont à l’infini. (« Je vous remercie infiniment »).

            Mais l’excès entraîne le doute : c’est « trop beau pour être vrai ». Et l’on finit par exprimer systématiquement l’excès par le doute.

            C’est en tout cas ce que montre l ‘ « incroyable » prolifération contemporaine de  l’adjectif...

         « incroyable »,

                        appliqué à la   moindre satisfaction esthétique : il y avait une ambiance « incroyable » ; elle ou il  possède un talent  « incroyable »...

            « L’épigénétique a ouvert un champ incroyable en médecine... »[1]

            « …,un effort sportif, un entraînement incroyable... »[2]

            « … une structure mentale incroyable... »[3]

            «… après la crise incroyable que nous avons vécue... »[4]

            Bref,

                        « la France a un incroyable talent »

                                    (mais peu d’imagination sémantique)

 

 

            Comme si la perfection était un luxe dont il conviendrait de s’excuser, les choses parfaites sont parfois même critiquées pour leur perfection même. Dans l’expression :

            « C’est trop bien! », n’y a-t-il pas comme une sorte de remord ? La perfection serait-elle, comme l’alcool, à consommer avec modération ?

 

            JUSTE

 

            « On a noté, pour l’été 2020, une progression de 30 % de fréquentation. C’est juste énorme. », s’écrie Laurent Savignac, « le monsieur vélo » au conseil régional  Centre Val de Loir (10 avril 2021 sur France inter, journal de 8 h 00), à propos de « La Loire à vélo », illustrant une exceptionnelle croissance  de la fréquentation des  grands itinéraires cyclotouristes et plus généralement  du marché du cycle.

            Le mot « juste » renvoie en principe à une idée d’exactitude et de précision. Pour une donnée donnée, il n’y a pas 36 chiffres exacts. Avant, ce n’est pas juste, après non plus. La « justesse » (ou l’exactitude)  ne saurait qualifier un intervalle. Elle  est encore moins compatible avec l’idée de l’infini.

            Or l’énormité est compatible avec l’infini, car on ne dispose d’aucun qualificatif pour désigner ce qui dépasse l’énormité. Enorme veut dire plus que gros. L’énormité va de plus que gros à plus l’infini.

            Si ce niveau de croissance est « juste » énorme, cela signifie qu’un niveau à peine moindre ne serait pas encore énorme. Pourquoi pas ? Mais cela signifie aussi qu’un niveau légèrement supérieur ne serait déjà plus énorme. Mais comment qualifier ce qui est plus énorme qu’énorme ? Cela supposerait que l’énormité ait une limite supérieure.

 

            En réalité, « juste » est employé ici avec une connotation sans doute dérivée de l’anglais, qui se réfère  non pas à l’exactitude mais à la force, que l’on peut voir à l’oeuvre dans  ces stéréotypes à la mode qui alimentent à bon marché la  prolifération de l’hyperbole : 

            « C’était juste magnifique ! »

            « C’est juste impossible ! »

            « C’est juste inadmissible ! »

            « ... »

            Dans ces expressions, le mot « juste » signifie en réalité « vraiment », « sincèrement »,   « absolument », « totalement », « complètement ».

            Ce n’est pas seulement énorme, c’est « vraiment » énorme, si je vous dis que c’est énorme c’est que ça l’est, je n’exagère pas, je ne fais pas de l’ironie, il faut prendre mes paroles au premier degré.

            En fait, le mot « juste » ainsi employé est un antidote à l’ironie.

 

            Poussée à l’extrême, cette manie verbale débouche sur de charmants paradoxes...

 

            TROP JUSTE

Remarquable mais curieuse synthèse : se dit d’une paire de chaussures ou d’un pantalon décidément pas assez grands, pour ne pas dire trop petits.

Or, la taille de cette paire de chaussures ne peut être déclarée juste, puisqu’elle ne convient pas. Si elle n’est pas juste en soi, comment de plus pourrait-elle l’être excessivement  (trop) ?

 

            … allant jusqu’à l’oxymore :

 

         « C’est juste faux »[5]

        

 

           

A propos de la violence

            L’idée générale selon laquelle il faut distinguer l’essence de la violence de ses manifestations brutales est une idée ancienne, que l’on doit sans doute avant tout à la pensée de la lutte des classes. En analysant l’Histoire comme n’étant que l’histoire de la lutte des classes, K. Marx, ses devanciers et ses successeurs ont voulu dire que la violence manifeste (les guerres et les révolutions) n’étaient que des conséquences d’une violence moins visible – l’exploitation. Ce faisant, ils distinguaient en quelque sorte l’essence et l’existence de la violence. Cette distinction, recyclée ensuite par les tiers-mondismes humaniste et chrétien, a été traduite dans un langage quelque peu euphémisant, pour lequel les « structures » remplaçaient les classes. Ainsi, les responsables de la violence ne sauraient être désignés ni comme des individus ni comme des groupes sociaux. L’Homme n’est pas responsable de la violence, il est le jouet des choses (les « structures ») qui le rendent violent. Cette approche a le mérite d’échapper à un idéalisme moralisateur qui se contenterait de dénoncer le mal et d’enjoindre les individus qui le commettent à cesser de le faire, comme s’ils avaient toutes les cartes en mains. Néanmoins, elle se rend coupable d’anthropomorphisme, en attribuant aux choses (les « structures ») une responsabilité morale.

            Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, cette pensée a connu un succès qui dépassait toutes les espérances de ses initiateurs ; il n’est pas si fréquent en tout cas que des concepts abstraits connaissent une telle vulgarisation. En effet, aujourd’hui, écoutez bien les ondes, vous y constaterez une extension manifeste du domaine de la violence. 

             Si l’on en croit des historiens tels que Norbert Elias, sur le  temps long, et contrairement à certaines apparences, la tendance générale de la société est à la pacification, et  la linguistique elle-même en témoigne, ne serait-ce qu’au travers de la parenté qui existe entre l’ « urbanité » et l’ « urbanisation » .  Cette tendance, qui concerne le quotidien,  n’est pas incompatible avec une démultiplication  de la violence guerrière à la mesure des bonds technologiques appliqués aux moyens de destruction.

            Pour ce qui est du quotidien, il est vrai que, s’éloignant des gestes, la violence se réfugie dans les mots. La violence verbale peut être aussi traumatisante que la violence physique. Mais l’air du temps va plus loin que ça : tout devient violence. La violence qui tue est mise au même plan que celle qui vexe.

            Illustrations :

Carine Bécard : « Mais vos œuvres, Jeff Koons, quand même, qui sont exposées au Mussem cet été...  … ces oeuvres sont parmi les plus chères au monde et quand je dis chères elles sont vraiment très chères. Et dans cette exposition elles se retrouvent au milieu d’objets du quotidien, on l’a déjà dit, qui n’ont pas de prix, qui ne coûtent rien. 

            Elle est quand même extrêmement violente, cette différence ; est-ce que vous la percevez, et comment est- ce que vous la vivez ? 

- ... » [6]

 

            Le même verbe est utilisé pour désigner un des moyens de répression les plus courants des manifestations dans les démocraties occidentales et… le principal mode d’extermination des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

C’est le verbe « gazer », ainsi défini par le « Wiktionnaire » :

« Intoxiquer par un gaz asphyxiant.

            Il a été gazé dans les tranchées et ne s'en est jamais remis.

a.(En particulier) Tuer avec un gaz asphyxiant.

Le Zyklon B a été utilisé pour gazer des Juifs.

b.(Par extension) Causer une incapacité temporaire avec un gaz irritant.

Plusieurs militants se sont plaints d’avoir été gazés sans raison »

 

Variante

 

            Le concept de guerre froide est apparu dès le début des années 1950, pour désigner l’état d’hostilité qui caractérisait alors les relations entre l’Est et l’Ouest (l’alliance atlantique autour de l’Otan et l’alliance communiste autour du pacte de Varsovie). La guerre froide est une sorte de guerre potentielle, se distinguant de la guerre réelle, celle qui cause des morts et des blessé. Elle a  par la suite fait place à la détente, au point de sembler perdre toute raison d’être après la dissolution de l’URSS en 1991, et avant de renaître au début des années 2000, quand les puissances russe,  puis chinoise, affirmèrent leur volonté de rivaliser avec celle des Etats-Unis.

            Est-ce pour singer ce langage de la géopolitique ?   Celui du quotidien prit lui aussi l’habitude d’intégrer des températures dans leurs métaphores pour qualifier la violence. La violence du langage est parfois chaude et parfois froide. Ainsi s’explique la bonne fortune du participe « glaçant » :

            « Ce témoignage est glaçant ! »

 

L’hyperbole en chiffres

            ou exagération des quantités :

            Serait-ce le reflet d’une société du profit, de la croissance, qui ne sait pas penser autrement qu’en extrapolant vers l’infini ? Le goût de la surenchère fait que dans les hyperboles du quotidien, on est passé de milliers aux millions puis aux milliards. A quoi reconnaît-on un parent de 2021 et comment le différencie-t-on de ses propres parents  et des parents de ses parents ?

            A ceci :

 

            « Je te l’ai dit cent fois ! » a fait place, au fil des générations, à 

                        « Je te l’ai dit mille fois », puis

                                    des millions,

                                               des milliards (aucune raison de s’arrêter)

 

            Face à cette surenchère, on ne peut qu’être nostalgique de l’expression traditionnelle : « il n’y en a pas 36 », qui a au moins le mérite d’un humour dont le ressort réside dans le caractère  arbitraire du chiffre : pourquoi 36, pourquoi pas 37 ou 35 ?

 

            Illustration dans le dialogue qui suit :

« Pourquoi y a-t-il 36 serviettes ici ? », demande, agacée, Agathe

- Parce que 37, ça ferait beaucoup trop ! », répond Régis, rigolard, imperturbable,

            Ici, le professeur à la retraite retrouve ses vieux réflexes et propose son  explication de texte.

         « Dans ce dialogue, commence-t-il,  il y a un quiproquo : Agathe trouve qu’il y a beaucoup trop de serviettes, que Régis n’aurait pas dû sortir de nouvelles serviettes sans mettre les anciennes au lavage. Régis fait semblant de croire qu’ Agathe lui reproche au contraire une sorte de rareté des serviettes.

            Mais le principal ressort comique est dans la confusion entretenue entre le premier et le second degré : Régis sait qu’Agathe utilise une hyperbole en toute conscience (Agathe sait bien qu’elle ne voit pas 36 serviettes sur la table mais peut-être trois, à la rigueur quatre ou cinq, ce qui est déjà beaucoup trop à ses yeux). Mais Régis fait semblant de croire qu’Agathe croit qu’il y en a réellement 36.

            Un troisième ressort comique réside dans un effet de seuil

                   (ce genre d’effet prêtant d’habitude si peu  à rire quand il s’exerce sur le  contribuable pauvre qu’une infime augmentation de revenu fait franchir un seuil et perdre le droit à un avantage social)

            Régis fait semblant de penser que l’augmentation marginale en quoi consiste le passage (par ailleurs imaginaire nous l’avons vu)  de 36 à 37 (serviettes) constitue un saut qualitatif propre à transformer une situation quantitativement acceptable (36) en une soudaine surabondance, pour ne pas dire surproduction (« 37 ce serait beaucoup trop »).

 

Démystification

            L’hyperbole chiffrée a une utilité idéologique. Si l’on veut persuader son interlocuteur électeur qu’une quantité est excessive, il faut lui donner une image de cette quantité qui aille dans ce sens. Il vaut toujours mieux l’exprimer en valeur absolue qu’en pourcentage. Et si on peut l’exprimer en milliards de quelque chose, peu importe de quoi, on atteint le nec plus ultra de l’hyperbole.

            Ainsi, en août 2021, tandis que les Talibans sont aux portes du pouvoir en Afghanistan, il est important pour Joe Biden de justifier le retrait des forces des Etats-Unis qui leur a ouvert la voie.  Il le fait en insistant notamment sur l’effort déjà accompli par les Etats-Unis dans ce pays par le passé. « Nous avons dépensé plus de 1 000 milliards de dollars en vingt ans, entraîné et équipé (…) plus de 300 000 militaires afghans », a-t-il déclaré le 10 août[7].

 



[1] Michel Simès, France 2, 31 août 2021, « Les pouvoirs extraordinaires du corps humain »

[2] Staniislas Lyonnet, professeur spécialiste en génétique,dans la même émission. Contexte en substance  : il n’existe aucun déterminisme  empêchant un individu de devenir un sportif de haut niveau même en l’absence de prédisposition génétique : « 20 % du podium olympique est constitué de personnes qui ne l’ont pas (cette prédisposition) mais qui, avec un effort sportif, un entraînement incroyable »… (ont pu compenser ce manque)

[3] Marc Duguin, France 5, La Grande librairie, 1er septembre 2021.

[4] Dominique Seux, France Inter, Le débat éco, 3 septembre 2021. Contexte en substance : Dominique Seux  trouve surprenant, « après la crise incroyable que nous avons vécue », que la première question posée lors de ce débat porte sur les salaires.

[5]  François Fillon, Des paroles et des actes, 2 février 2012

[6] France Inter, 29 juillet 2021, « L’invité de 7 h 50 »

[7] « Etats-Unis : Joe Biden dit “ne pas regretter” le retrait des troupes américaines d’Afghanistan », Le Monde avec  AFP, 11 août 2021