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A propos d'un roman de Mario Vargas Llosa

6 octobre 2021

Equilibre instable. Photo Shutterstock
Equilibre instable. Photo Shutterstock

            Enrique Cardenias, alias Quique, est un riche ingénieur qui exerce une fonction de direction dans une grande entreprise péruvienne, à Lima. Habitué des soirées libertines de la capitale péruvienne, il est victime d’un chantage fomenté par Rolando Garro, directeur du journal Strip-tease, qui détient des photos compromettantes de lui. Ce Rolando Garro   n’en est pas à sa première victime : l’artiste Juan Peineta, ruiné à cause de lui, cherche à se venger en dénonçant ses agissements dans des courriers enflammés.

            Après que Quique, résistant au chantage de Garro, a refusé sa proposition d’investir dans le journal, celui-ci publie les photos compromettantes : on le voit nu dans une partouse, ce qui, entre autres conséquences, fait éclater son couple.

            Peu de temps après, Rolando Garro disparaît avant d’être retrouvé assassiné. Après un temps de panique,sa principale collaboratrice, Julieta Leguizamon, alias La Riquiqui, décide de déposer plainte contre Quique, ce qui vaut à ce dernier quelques jours dans une prison sordide et déclenche l’inquiétude d’un Juan Peineta soupçonné par la police.

            La Riquiqui est convoquée chez le chef des services secrets péruviens, appelé « le Docteur », qui lui apprend que son défunt patron travaillait pour lui, et qui lui propose de faire de même, de mettre le journal à son service et au service du pouvoir. Le Docteur avoue être le commanditaire de l’assassinat de son patron, parce qu’il lui avait désobéi en publiant les photos. Il précise qu’il a cherché à faire accuser Juan Peineta pour détourner les soupçons de lui.

 

            Mais le Docteur ne se doute pas que la Riquiqui a eu la présence d’esprit d’enregistrer la conversation. Elle convainc le photographe et tous deux, surmontant la peur, décident la publication d’un numéro spécial du journal Strip-tease, qui révèle la vérité, démontre l’implication du Docteur et l’entraîne en prison, tout comme son ultime employeur, le président…Fujimori.

Toile de fond historique

            Cette histoire, que nous devons à l’imagination du célèbre romancier Mario Vargas Llosa[1], prix Nobel de littérature, prend place dans le cadre bien réel du Pérou de la fin du XXe siècle.         

           Alberto Kenya Fujimori, péruvien d’origine japonaise, fut président de la République du Pérou du 28 juillet 1990 au 22 novembre 2000. Son mandat est marqué par la libéralisation de l’économie, une guerre avec l’Équateur, la lutte contre la guérilla du « Sentier lumineux » ; il est particulièrement entaché par la violence militaire, par de nombreux abus de pouvoir (dont la stérilisation forcée de 330 000 femmes indigènes) et par la corruption. Il fuit le Pérou en 2000 après une réélection contestée. Arrêté le 7 novembre 2005 à Santiago du Chili, il devra répondre de dizaines de meurtres commis sous sa présidence par un « escadron de la mort, ainsi que de la détention arbitraire et de la disparition de plus de soixante personnes[2]. Il sera condamné le 7 avril 2009 à 25 ans de prison par le tribunal de Lima pour violation des droits de l’homme. D’autres condamnations suivront pour détournement de fonds (7,5 ans de prison), corruption de députés d’opposition et de journalistes et écoutes téléphoniques (6 ans).

            Vladimiro Montesinos, bras droit de Fujimori, qui dirigeait sous sa présidence les services de renseignements péruviens, fut lui-même condamné en 2010 à 25 ans de prison ferme, avec d’autres militaires, pour des meurtres commis par des membres du groupe paramilitaire Colina, qu’il avait constitué. Comme son chef, il avait fui le pays en 2000 après la diffusion d’une cassette vidéo révélant certains de ses agissements illégaux.

 



[1]Mario Vargas Llosa, Aux Cinq Rues, Lima, 2016, Gallimard, folio, 2017

[2] Dont 67 étudiants de la ville andine de Huancayo et d’autres de la ville côtière de Chimbote

La peur

            Toute ressemblance entre Vladimiro Montesinos et le « Docteur » campé par Vargas Llosa serait-elle fortuite ?

            Le maître mot de ce roman est la peur. Tous les personnages semblent inéluctablement, chacun à leur tour, gagnés par elle, les harceleurs comme les harcelés, les bourreaux comme leurs victimes.

            Quique a peur quand Garro lui présente les photos qu’il menace de publier. L’auteur de ces photos, Ceferino Arguëllo, avoue à sa collègue Riquiqui sa peur des représailles après leur publication :

            « …

            - Il y a que je fais dans mon froc, Julietta … Ce Cardenas est un type très haut placé et s’il décide de se venger il peut nous pourrir la vie. … » (p.142-143).

 

            La Riquiqui aussi a peur après la disparition de Rolando Garro. « Moi aussi, je suis tracassée, j’ai la trouille. » (p 149),  et encore plus après la confirmation de sa mort. Le chapitre XV est intitulé : « La Riquiqui a peur ».

            Willy le Ruletera, l’ami de Juan Peineta, a très peur après avoir reçu la visite de la police, et il arrive (non sans mal il est vrai !) à transmettre son inquiétude à Peineta. « Willy, je n’ai rien à cacher… Le mieux serait que je me présente à ces types… - Je ne te conseillerais pas d’être aussi con, mon petit Juan, … » (p.210)

« …, le mieux serait qu’on arrête de se voir pendant un moment, tu ne crois pas ?

- Bien sûr que si, dit Juan, le visage ravagé par l’inquiétude. … » (p. 209-2010).

            Même le Docteur a pris peur après la publication des photos.  Oh certes, la peur éprouvée par le Docteur n’est pas une peur panique, ce n’est pas une angoisse, c’est une peur lucide ; ceux qu’il craint sont peu nombreux mais puissants. Il les connaît, et parmi eux, il y a le riche ingénieur Cardenas (Quique). Il confie à la Riquiqui : « Je lui (Garro) avais formellement interdit de publier dans Strip-tease les photos de l’orgie de ce nabab (Quique). Je sais choisir mes ennemis. Il ne faut pas défier plus puissant que soi… » (p. 244). Ainsi donc, l’homme le plus puissant du Pérou, qui sème la terreur, trouve plus puissant que lui encore, et ce plus puissant que lui est lui-même gagné par la terreur ! Plus tard il précise encore : « En faisant ce que je lui avais interdit, faire chanter ce millionnaire, il (Garro) m’a compromis. … Il aurait pu faire tomber tout ce que j’avais construit, m’enfoncer, m’anéantir. … » (p. 247). En effet, le chantage imaginé par Garro à l’insu de son maître a échoué : Quique l’a mis dehors en refusant de payer ; en publiant ensuite les photos, Garro s’est, certes, cruellement vengé mais ça ne servait plus à rien.  Le Docteur ne pouvait pas lui pardonner cet échec parce qu’il révélait en quelque sorte la puissance de Quique, en tout cas une certaine capacité de résistance.

 

             Nous avons l’habitude de nous représenter une peur verticale, qui descend des « dominants » vers les « dominés ». Nous concevons ainsi aisément les différentes formes de peur, que peuvent éprouver successivement :

            les minorités, dans des régimes populistes, dont une majorité « silencieuse » se fait le complice,

            les individus atomisé face à l’arbitraire d’un autocrate monopolisant tous les pouvoirs,

            les  peuples asservis à une armée étrangère ou domestique.

 

            Or, le phénomène de peur décrit dans le roman se démarque de ce ce schéma habituel par quatre caractéristiques essentielles qui en font l’originalité. D’abord c’est une peur généralisée, on pourrait dire, horizontale, voire décentralisée. Elle est éprouvée par l’ensemble des personnages, y compris par ceux qui détiennent une part significative du pouvoir, financière pour Quique, médiatique pour la Riquiqui, interlope pour le Docteur.

            Ensuite, la peur décrite dans ce roman est une peur réciproque : un personnage peut à la fois inspirer et éprouver la peur : Quique a peur de Garro tandis que le photographe Ceferino Arguëllo,a peur de Quique.

            Souvent, cette peur est une angoisse, car son objet est inconnu. Ainsi, avant que ne soit connue l’identité du meurtrier de Garro, la Riquiqui ne sait pas à qui elle doit sa peur.

 

            Enfin, la peur n’atteint pas seulement les individus sur lesquels s’exerce le pouvoir, mais elle finit par gagner aussi les individus qui l’exercent, et ce jusqu’au dernier échelon : ici le Docteur. Ce dernier point est un véritable défi à la psychologie sociale et à la sociologie politique : comment l’individu qui exerce un pouvoir peut-il avoir peur des individus sur lesquels il exerce ce pouvoir ?

Pendule et funambulisme

             La réponse est la suivante : si la peur est généralisée, et surtout si les dominants ont paradoxalement peur des dominés, c’est parce que le roman décrit ce que seul un roman peut décrire : une situation d’équilibre instable. L’équilibre instable est en soi une source d’inquiétude et de peur : demandez au funambule, à l’usager du grand huit dans une fête foraine. Au contraire, l’équilibre stable rassure, suscite une sensation de détente du type de celles qu’on éprouve au fond de son hamac.

            En physique, le pendule illustre l’équilibre stable : quand on le fait bouger, il revient à sa position d’équilibre. En économie, l’équilibre stable est le rêve des libéraux : une surproduction, une pénurie, serait immédiatement réparée grâce au signal des prix. En politique, l’équilibre stable représente l’idéal d’une démocratie représentative qui fonctionne bien : les locataires du pouvoir aménagent et déménagent à la faveur des élections.

            La description d’une série d’équilibres stables à travers la chronologie des élections n’est pas faite pour le romancier, qui préfère raconter une intrigue : il lui faut un climax, un moment d’incertitude où la tension atteint des sommets, avant qu’un dénouement ne décide du sens de la rupture de l’équilibre instable. Celui de Vargas Llosa rend compte d’une situation de bascule, de ce moment de l’équilibre instable où le pouvoir change de mains de manière inattendue. A Lima, Pérou.

 

            Pour mieux comprendre la généralisation de la peur dans ce roman, et ce paradoxe de la peur de certains dominants à l’égard de certains dominés, il faut présenter les caractéristiques qui font l’originalité de l’équilibre instable qui s’y trouve décrit. Cela revient à brosser rapidement le portrait du système politique péruvien de la fin du XXe siècle.

 

1. On n’a pas affaire à une véritable dictature puisqu’il existe des contre-pouvoirs qui fonctionnent : contre-pouvoir médiatique et (contre)pouvoir judiciaire. Les médias sont capables du pire comme du meilleur, mais la solution trouvée à la fin pour mettre le « dictateur » hors d’état de nuire est une solution médiatique. Le pouvoir judiciaire fonctionne tant bien que mal : le Docteur le craint, puisqu’il essaie de détourner les soupçons de la police sur Peineta, et la Justice finira par passer puisque le Docteur, ainsi que son patron, le président Fujimori, connaîtront tous deux la prison à la fin de l’histoire.

            Il faudrait ajouter, loin de tout manichéisme, que ces contre-pouvoirs ne font pas tous pencher la balance dans un sens unique, qui serait celui d’une résistance unanime à aux abus d’un pouvoir unique trônant au-dessus d’eux et au centre de temps : en réalité, il existe une concurrence des contre-pouvoirs. Le pouvoir financier de Quique (« ce type est très haut placé... ») inspire la peur au sein même du pouvoir médiatique du journal Strip-tease, dont l’attitude est elle-même très ambiguë. Cette concurrence des contre-pouvoirs n’est pas sans rappeler celle qui règne dans ces autres situations d’équilibre instables que constituent les périodes de transition dans des régimes de parti unique, quand un réformateur par exemple, cherche à asseoir son autorité en la faisant reconnaître par une pluralité d’institutions (parti, armée, gouvernement, guide suprême, « Grand timonier »…)

 

2. Symétriquement, les contre-pouvoirs sont contre-balancés par ce qu’on pourrait appeler des contre-contre-pouvoir. Celui qu’actionne le Docteur au service de Fujimori n’est autre qu’un (contre)pouvoir exécutif parallèle[1], destiné à l’exécution des basses œuvres, telles que l’assassinat de Rolando Garro. Le qualifier d’interlope serait un euphémisme. La constitution de groupes paramilitaires agissant dans le secret et l’illégalité, hors de tout contrôle, n’a pas attendu la fiction pour être attestée, on l’a vu, dans l’histoire péruvienne. Fujimori ne détient pas les pouvoirs absolus d’un véritable dictateur, mais comme ses agissements consistent à détourner, contourner ou ignorer certaines des institutions républicaines, on peut le qualifier d’apprenti autocrate ou d’apprenti dictateur.

 

3.  En raison de l’existence de ces contre-contre-pouvoirs, on ne peut pas davantage défendre l’idée qu’on serait dans une véritable démocratie, même représentative. En effet, du fait des agissements interlopes des services secrets dirigés par le Docteur, les citoyens vivent dans la crainte de l’arbitraire, non pas un arbitraire qui serait dû, comme celui de l’absolutisme royal, à une absence de pouvoir judiciaire indépendant, mais à sa neutralisation ou à son contournement par le (contre)pouvoir exécutif parallèle (police parallèle ou groupes paramilitaires menant les expéditions punitives). La crainte de l’arbitraire est évidemment une source d’inquiétude et de peur.

 



[1]Puisque la perpendiculaire de la perpendiculaire à une droite lui est parallèle.

Mystification, corruption et violence

            Dans ce contexte, le pouvoir de Fujimori reposait sur trois piliers : la mystification, la corruption et, en dernier ressort, la violence.  

            La mystification se présente sous deux formes : mythification et dissimulation. La mythification consiste à raconter au peuple un récit favorable au pouvoir et donc à la réélection du chef d’État. C’est la rançon de l’existence du suffrage universel. Cela, dira-t-on, n’a rien de très original ni de très propre au contexte péruvien. Dans les démocraties représentatives, les représentants qui représentent le peuple sont aussi en représentation devant le peuple. Fujimori a donc besoin des médias pour assurer cette fonction, ce qui explique, dans le roman, toute l’attention que leur consacre le Docteur et sa volonté de contrôler l’un d’eux.

            Mais le pouvoir repose donc aussi sur la dissimulation (deuxième forme de mystification) : les personnages ne savent pas tout. Il y a, d’une part l’ignorance absolue, qui, de par son caractère tranquillisant, voire anesthésiant, protège le pouvoir : le peuple ne sait rien des agissements interlopes de son président, en tout cas jusqu’au dénouement ; ni les lecteurs ni les victimes du journal à scandale Strip-tease ne savent qu’il est contrôlé par le Docteur et donc par le chef d’État ; même la Riquiqui, qui y travaille, l’ignore longtemps. Il y a, d’autre part, l’ignorance relative, qui est au contraire source d’angoisse : Quique sait qu’on lui en veut mais ne sait pas qui lui en veut au point d’avoir pris les photos compromettantes et d’oeuvrer pour leur publication. Dans la conversation avec son avocat et ami Luciano Casasbella, c’est l’usage du pronom personnel « ils » qui domine, faute de toute certitude : « Que veulent-ils ? Combien demandent-ils ? .... » (p. 77). Quant à la Riquiqui, elle ne sait pas qui a assassiné son patron. On le voit, comme la peur, l’incertitude, sinon l’ignorance est partagée par des protagonistes opposés les uns aux autres. Elle alimente les rumeurs : « Il court beaucoup de bruits sur lui », dit Luciano Casasbella à propos de Garro (p. 78).

            La corruption doit être entendue dans un sens large : d’abord, le Docteur utilise Strip-tease, qui a la particularité d’appartenir à la « presse de caniveau », pour réduire au silence ses opposants. Ainsi parle Luciano Casasbella à propos de Rolando Garro : « Il court beaucoup de bruits sur lui, on dit même qu’il pourrait être un des journalistes à la solde du Docteur pour traîner dans la boue les contempteurs du gouvernement, en détruisant leur réputation et en leur inventant des scandales. » (p. 78) La récompense ou la menace sont deux méthodes pour obtenir le silence d’un  individu ; elles semblent aux antipodes l’une de l’autre, mais le résultat étant le même, il est permis de les considérer comme deux formes de la corruption. Si le Docteur bénéficie dans cette entreprise de la complicité du journal Strip-tease, celui-ci poursuit ses propres intérêts en faisant chanter l’ingénieur Quique : il veut obtenir de lui des capitaux. C’est parce que le Docteur a jugé la publication des photos contraire à ses propres intérêts que son directeur en est mort. Si le chantage est une forme de corruption, alors le Docteur n’est pas le seul à la pratiquer.

 

            La violence intervient en dernier ressort, comme un moteur d’appoint dans un avion ou un canot de sauvetage sur un navire, c’est-à-dire quand les deux autres fondements cessent de fonctionner. A noter que ces auxiliaires, dans ce roman, sont utilisés avec la plus grande maladresse, ce qui est peut-être le signe de la précipitation et de la panique du pouvoir : en effet, à quoi cela servait-il de « punir » Garro en l’assassinant, puisque le mal était fait ? On ne voit pas en quoi la mort de Garro pouvait réparer sa « faute ». Au contraire, en ajoutant un meurtre aux meurtres, cet acte allait aggraver les charges pesant contre le Docteur.  Le plus piquant, c’est que le Docteur, en faisant assassiner Garro, commettait la même erreur que celle qu’il reprochait à ce dernier et pour laquelle il le fit assassiner. Cette erreur consiste à conjuguer une stratégie au passé. La menace n’est efficace que tant que qu’elle n’est pas mise à exécution. Les relations internationales nous ont déjà servi à illustrer cette proposition.

Le moment-clef de l'équilibre instable

            Ce moment de panique du pouvoir est un indice d’une généralisation de la peur qui, en réalité, n’intervient que tardivement, lorsque la peur change progressivement de camp. Comme cela a pu être illustré dans un autre contexte, et notamment dans ces situations de bascule d’un équilibre des pouvoirs à un autre, la peur du gendarme peut coexister avec la peur du gendarme, plus précisément, moins tautologiquement : la peur éprouvée à l’égard du gendarme n’exclut pas la peur éprouvée par le gendarme. C’est l’annonce d’une passation de pouvoir, qui ne résulte ni d’une défaite électorale ni d’une révolution, comme ce serait le cas si l’on passait d’une situation d’équilibre stable à une autre. Un roman, presque par définition, ne peut pas se contenter de décrire une démocratie en régime de croisière : les moments où l’intrigue se noue puis se dénoue sont marqués par une incertitude autre que la seule incertitude des urnes. Le pouvoir de Fujimori va perdre par où il aura péché. Ayant joué avec le judiciaire et le médiatique, Fujimori perdra la bataille médiatique… puis judiciaire.

 

            Comment ? Grâce à l’action de certains personnages qui vont surmonter leur propre peur pour retourner la situation en leur faveur. Deux personnages tentent de le faire : le Docteur et la Riquiqui.

            Le Docteur tire deux balles successives, en faisant assassiner Garro, puis en convoquant la Riquiqui pour la mettre de son côté. Deux échecs. La première action, on l’a vu, n’a fait qu’aggraver sa situation en ne résolvant rien ; la deuxième tentative aurait pu marcher ; c’était jouer à quitte ou double mais voilà : l’action d’un acteur doit compter avec celle des autres acteurs, ici la Riquiqui.      

            La Riquiqui aussi tire deux coups : la première fois, dans la panique, on peut dire qu’elle tire en l’air, ou, si l’on préfère, qu’elle tire sur tout ce qui bouge, quand elle porte plainte contre Quique, en croyant que le danger vient de lui.   Ce projet suffit d’ailleurs à faire disparaître la peur. « Soudain, la Riquiqui se rendit compte que le tremblement de ses genoux avait cessé. Et elle souriait. » (p 179). « Je l’ai fait pour ne pas être tuée moi aussi, comme Rolando Garro », dit-elle au Docteur. « Dès lors que j’avais déposé plainte, il ne pouvait plus rien me faire ; ma mort aurait été comme signée par lui. » (p. 229) ; la deuxième fois,  elle vise plus juste en choisissant d’actionner la véritable clef, la clef de la transparence. Puisque le pouvoir de Fujimori reposait en grande partie sur la mystification, notamment sur la dissimulation, c’est cette dissimulation qu’il fallait casser. Elle fait donc éclater la vérité au grand jour à la fin du roman. C’était s’exposer aux représailles mais c’était se protéger en même temps, comme Quique l’expliquera dans une conversation avec sa femme : « …, quand elle (la Riquiqui) a su que le véritable assassin était le bras droit de Fujimori, elle l’a dénoncé aussi, au péril de sa vie. Et cette dénonciation, …, a été déterminante pour faire tomber la dictature. Fujimori, le Docteur et compagnie moisiront en prison va savoir pendant combien d’années à cause de cette femme. Ils ne l’ont pas fait tuer, comme beaucoup d’entre nous le pensaient. … » (p. 300)

            Cette mise en lumière équivaut à l’éclatement d’une bulle. Cette bulle, c’est le mythe d’un pouvoir sans visage, contre lequel on ne peut rien. Le pouvoir est invincible tant que tout le monde est persuadé de son invincibilité. Personne ne sait exactement où il se situe, même pas le Docteur, qu’on pourrait croire au centre et au sommet de ce pouvoir. Écoutons-le encore se confiant à la Riquiqui : « Je n’aurais pas dû te le dire comme ça, je sais que ça te fait de la peine, Riquiqui, mais il était indispensable que tu saches ce qui est en jeu… Quelque chose qui nous dépasse, toi et moi. Le pouvoir. On ne joue pas avec le pouvoir, ma petite. …  (p. 247).

            La prise de conscience par la Riquiqui du fait qu’elle travaille pour le Docteur et donc pour Fujimori symbolise la prise de conscience par un peuple de ce que sa propre collaboration permet au pouvoir de se maintenir et qu’il peut en sortir en lui refusant cette collaboration.

            Ce roman n’est pas la réalité, mais il en est une allégorie : on y retrouve, de manière atténuée (comme un virus est atténué lors d’une vaccination à l’ancienne), tous les éléments de la réalité, et c’est en cela qu’il est intéressant. Il sert de modèle à toutes les autres situations réelles d’équilibre instable qui sont le signe d’une passation de pouvoir.

 

            Le 23 février 1981, un général nostalgique du franquisme tentait de renverser la toute jeune démocratie espagnole pour rétablir la dictature militaire. Ce coup d’État échoua.

            Cet événement historique réel, disséqué par le romancier Javier Cercas[1], présente avec le roman de Llosa le point commun de donner à voir l’échec d’un apprenti dictateur.

            Au-delà des nombreuses différences entre ces deux livres et les deux expériences historiques qu’ils évoquent, il reste un point commun de taille : dans les deux cas, la généralisation de la peur accompagne le moment de bascule d’un équilibre instable. Le coup d’État échoue quand la peur de désobéir chez les uns laisse place chez les autres à la peur d’être désobéis, c’est-à-dire à la peur de ne plus inspirer la peur.

 

            Rendez-vous le mois prochain pour l’approfondissement de cette question à travers l’étude de ce cas. 

 



[1]Javier Cercas, Anatomie d’un instant, Actes Sud, Babel, 2010