La représentation dont il est question dans cette page est une représentation théâtrale, qui pourrait presque se plier à la « règle des trois unités ».
Vous me permettrez d’avoir une raison personnelle de choisir ce pays : c’est là que j’ai échafaudé ma thèse de doctorat entre 1994 et 2000. Au-delà de cette raison personnelle, la Tunisie est le premier pays à avoir déclenché, dès le 17 décembre 2010, le mouvement que l’on a appelé « printemps arabe ». Il était tentant d’essayer d’y saisir l’histoire en train de se faire.
La représentation pouvait débuter le 14 janvier 2011. Ce soir-là, un vendredi, le président Zine El Abidine Ben Ali prenait l’avion à l’aéroport de Tunis-Carthage. C’est cette date-là que l’on retient quand on évoque la « révolution » tunisienne, ou encore la « révolte du jasmin », version tunisienne du « printemps arabe ». D’autres dates pouvaient être choisies, un peu moins spectaculaires certes, quoique… Avant celle-ci, il y eut le 17 décembre 2010, quand Mohamed Bouazizi s’immola par le feu à sidi Bouzid, déclenchant, - accélérant à tout le moins - par là-même le mouvement de révolte populaire qui allait emporter le régime de Ben Ali.
J’ai choisi de frapper les trois coups le 23 octobre 2011, jour de l’élection de la première assemblée constituante de l’ère nouvelle, et de baisser, provisoirement, le rideau le 10 février 2014, date d’entrée en vigueur de la nouvelle constitution.
Présentons-là comme un conte. Il était une fois des acteurs jouant leurs rôles, c’est-à-dire représentant des personnages. La définition des personnages n’est pas chose facile : jeunesse instruite au chômage, majorité silencieuse attachée aux traditions mais pas à n’importe lesquelles, tenants devenus discrets de l’ancien régime, victimes devenues islamistes de l’ancien régime…
Pour donner un sens à la pièce, l’histoire qui est le plus souvent racontée est celle d’une révolution suivie d’une réaction. Jusqu’aux élections du 23 octobre 2011, qui placent les Islamistes d’Ennahdha au pouvoir, ce serait une phase révolutionnaire : le régime autoritaire et corrompu de Ben Ali est renversé par la jeunesse et les classes moyennes, avides de liberté, de travail et de démocratie. Puis, avec la victoire électorale des islamiste, aurait commencé une phase réactionnaire, qui vit triompher une conception intégriste de la religion et conservatrice de la société, avant que, suite au sursaut salvateur, le pays ne se débarrassât enfin des islamistes. L’hiver après le printemps, puis à nouveau le printemps (ou l’automne ?) telle est la vision cyclique qu’il est tentant d’adopter, comme si le pouvoir était un siège posé sur une scène et sur lequel les acteurs s’assiéraient à tour de rôle.
On me permettra, à la suite d’un Gilles Képel1, d’émettre quelques doutes, à la fois sur le caractère révolutionnaire de la première phase et sur le caractère réactionnaire de la deuxième. Les forces qui ont fait partir Ben Ali ne sont pas allées jusqu’au bout de leur action, en ce sens qu’elles n’ont pas véritablement pris le pouvoir entre le 14 janvier 2011 et le 23 octobre 2011. Quant à « l’autre camp », s’il parvint effectivement aux commandes de l’Etat le 23 octobre 2011, il est faux de prétendre que d’un coup de baguette magique, les Islamistes d’Ennahdha auraient alors pris le contrôle de la société tunisienne. En réalité, celle-ci résista avec une force que la suite des événements confirma.
1 Gilles Képel, Passion arabe : journal, 2011-2013, Gallimard, coll. Témoin, 2013.
La question était simple : qu’est-ce qui s’est passé en Tunisie le 14 janvier 2011, puis dans les trois années qui ont suivi ? A travers l’exemple tunisien, je voudrais interroger le mot « révolution ». Fidèle à la méthode constructiviste, considérant que dire c’est faire et inversement, je m’intéressai autant aux représentations qu’à la réalité, aux représentations pour saisir la réalité. Que signifiait le mot ثورة utilisé par les Tunisiens à propos des événements qui ont marqué leur pays en 2011 ? Pourquoi les étrangers l’ont-ils traduit (en français) par « révolution » ? Mais aussi, pourquoi a-t-on toujours hésité à utiliser ce mot, lui préférant souvent des métaphores : « printemps arabe », « révolte du jasmin » ?
Bien entendu, cette interrogation ne se limita pas à la consultation des dictionnaires. Elle sous-tendit l’analyse de certains des événements qui ont émaillé l’histoire du pays durant ces trois années, à travers l’écho principal de la presse quotidienne. Elle mit successivement en lumière les principaux personnages de la pièce
Je m’attachai d’abord à montrer que le principal protagoniste n’était ni religieux ni politique. C’était le mouvement social.
Je voulus ensuite montrer ensuite que si la société civile avait donné de grands coups de boutoir sur la muraille islamiste, celle-ci résista. Pardon, c’est l’inverse que je voulais écrire : si la tendance islamiste avait donné de grands coups de boutoir sur la muraille de la société civile tunisienne, celle-ci résista. Bien sûr, tout est une question de point de vue.
L’opposition société civile/tendance islamiste est-elle pertinente ? Les Islamistes ne font-ils pas partie de la société civile ?
Traditionnellement, la société civile s’oppose à la société politique. Je m’attachai donc en troisième lieu, à travers un exemple local, à montrer comment les institutions résistaient à l’action des uns et des autres.
…pourrait se résumer en quatre mots : ni « complotisme », ni angélisme. « On ne nous dit pas tout », mais on ne nous cache pas tout non plus. Il n’y a pas d’auteur ni de metteur en scène dans cette pièce-là. La société n’est pas ce théâtre d’ombre où chaque acteur avance masqué, la tête emplie d’objectifs stratégiques secrets, où tout ce qui arrive aurait été voulu par un pouvoir occulte et découlerait indirectement, via une succession de causes et d’effets, d’une volonté planificatrice mystérieuse, située par certains à Washington, par d’autres à Riadh, par d’autres encore à Paris, Téhéran… Dans cette phase troublée, la société tunisienne bruissait de rumeurs, dont je me suis fait un écho dubitatif. Dans une telle optique, et pour certains, Ennahdha était en train, en 2012 et 2013, d’installer tout doucement la dictature tout en proclamant son attachement à la démocratie, et tout ce qui arrivait en Tunisie était de son fait, directement ou indirectement, et servait un plan établi de longue date. Si tel était le cas, le besoin d’avancer masquer pour le faire, alors même qu’elle détenait, pendant ces deux années, l’essentiel du pouvoir politique prouvait à tout le moins la formidable capacité de résistance de la société tunisienne.
Je préférais une posture qui accorde beaucoup plus de poids au hasard et à l’action individuelle. Celle-ci n’est pas à tout moment sous-tendue par des objectifs stratégiques secrets ou non. Au quotidien, les acteurs, s’ils ne poursuivent pas sans cesse des buts, se contentent, comme au théâtre, de remplir des rôles du mieux qu’ils peuvent. Par exemple, le rôle d’un policier dont le commissariat est pris d’assaut, est de défendre sa peau. Le rôle d’un avocat, éduqué dans la culture du formalisme juridique, est d’appliquer ce formalisme à toutes les circonstances, comme il l’a toujours fait. En remplissant ces rôles, tous deux contribuent à maintenir les institutions en place, ce qui vient au secours de ma
Si personne ne tire les ficelles de loin, s’il n’y a pas d’un côté un pouvoir central omniscient et de l’autre, une foule de marionnettes aveugles et muettes, mais bel et bien des acteurs qui agissent pour remplir leurs rôles, pour autant, et même dans les situations dites « révolutionnaires », le pouvoir n’est jamais vacant.
Il est frappant de constater à quel point, à côté du désarroi dans lequel l’histoire semble jeter les acteurs apparemment les plus puissants, cette impuissance n’entraîne pas le chaos, malgré certaines annonces journalistiques un peu trop rapides. En réalité, pendant les travaux, ceux de la révolution et ceux de la réaction, puis ceux de la réaction à la réaction, la vie continue, et le pouvoir, quant à lui, va se loger au plus profond de la relation quotidienne. Il est inscrit dans une acceptation de la part d’acteurs que tout oppose, d’un socle minimum de légitimité.
Quoi de plus pertinent pour tester cette hypothèse que de porter la focale sur les attitudes face à l'autorité ?