2e exploration

Mariages et divorces internationaux

6 Octobre 2018

Une bague
Création Gisèle Declérieux

 

 

Comment les alliances s'inscrivent-elles dans l'espace ?

 

 

 

Une application au Moyen-Orient contemporain

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Une épée

 Pourquoi les peuples se battent-ils entre eux au XXIe siècle ?

 

            Il arrive qu’ils combattent pour leur vie ou leur survie matérielle. C’est ce que l’on appelle pudiquement l’enjeu économique des conflits. Contre toute attente, c’est dans ce type de conflit que la parole diplomatique – quand parole il y a - est souvent la plus transparente. Je dis « contre toute attente » car on a spontanément tendance à associer l’enjeu économique au cynisme (on se bat pour satisfaire des besoins et non pour poursuivre des idéaux), le cynisme  au réalisme, le réalisme au double langage. Or, on constate que les conflits économiques sont ceux qui se présentent  le plus ouvertement comme tels.

 

            Une première catégorie de conflits économiques dresse les peuples directement les uns contre les autres, sans la médiation de l’Etat et de la  diplomatie. Deux exemples, tous deux tirés de l’expérience africaine.

 

            En Afrique subsaharienne, le changement climatique raréfie l’eau et les prairies. Au Nigéria, le peuple des Peuls,  éleveurs semi-nomades, qui faisaient paître leurs troupeaux au nord du pays, sont incités à chercher des terres fertiles plus au sud, dans la région centrale appelée « Middle Belt » (ceinture du milieu). Il en résulte des affrontements sanglants avec les habitants de cette région (6). 300 000 personnes ont dû fuir leurs foyers. De tels affrontements ont lieu également au Soudan et en République centrafricaine. Il se trouve que les Peuls sont souvent musulmans, et les habitants du Middle Belt plus souvent chrétiens. Il s’agit d’une « guerre non déclarée » (6), comme si l’on assistait à une réédition des conflits existants dans une époque mythique où l’Etat n’aurait pas existé.

            En Côte d’Ivoire, la fertilité des terres de l’ouest a toujours attiré planteurs et agriculteurs des Etats voisins pour la production de café, de cacao, de bois d’œuvre et de caoutchouc.  Si le président Félix Houphouêt-Boigny (au pouvoir entre 1960 et 1993) encouragea ce mouvement d’immigration au nom d’une certaine idée du socialisme (« la terre appartient à celui qui la met en valeur »), la politique dite de l’ « ivoirité » mise en œuvre par son successeur exacerba les conflits entre les propriétaires fonciers autochtones, devenus minoritaires, et les étrangers. Il suffisait d’une chute des cours mondiaux du café et du cacao (comme dans les années 1980), pour que la tension monte (25). Profitant d’un contexte de guerre civile, on vit ainsi des mouvements spontanés d’accaparement de terres, puis, d’agressions de villages que l’on peut analyser comme des tentatives de reprise de leurs terres par d’anciens propriétaires expulsés.

 

            D’autres conflits économiques passent par le truchement des Etats. Ils n’en opposent pas moins des peuples les uns contre les autres. Il en est ainsi par exemple, du conflit, qui semble « chimiquement pur »,  entre le Chili et la Bolivie pour l’accès à l’océan (27). Depuis que ses 400 kilomètres de côtes ont été annexées par le Chili lors de la guerre du Pacifique (1879-1884), la Bolivie est le seul pays d’Amérique latine totalement enclavé, ce qui renchérit ses exportations. Des négociations entre les deux Etats ont eu lieu dans les années 1970. Sans accéder à la revendication bolivienne de recouvrement d’une souveraineté totale, le Chili lui proposait la création d’un couloir d’accès à l’océan. Ces négociations ont été interrompues en 1978 sur un constat d’échec, et le problème n’était toujours pas résolu en 2015.

            L’enjeu économique  est parfaitement transparent, et pour cause : il semble porté par l’opinion publique de part et d’autres. A quoi bon cacher un enjeu accepté par le peuple ? En Bolivie, l’enclavement est ressenti comme une contrainte, la guerre du Pacifique est inscrite dans la mémoire collective et l’opinion publique soutient la revendication portée par son gouvernement. Les réticences chiliennes sont les mêmes, qu’elles soient portées par un Pinochet durant les années 1970 ou par une Michèle Bachelet dans la décennie 2010.

 

            Si l’enjeu économique est parfaitement transparent dans les cas cités précédemment, il n’en est pas toujours de même. En raison de sa richesse en hydrocarbure, (pétrole + gaz), le Moyen-Orient  a depuis un siècle fait l’objet des convoitises des puissances économiques les plus industrialisées. Comme cette région est en outre depuis longtemps le théâtre de multiples conflits, la tentation est grande de tous les expliquer  par un enjeu pétrolier  aussi omniprésent qu’inavoué.

            Durant la seconde guerre mondiale, Les Etats-Unis de Franklin D. Roosevelt conclurent avec l’Arabie Saoudite  un « arrangement informel », qui consistait- à échanger une garantie d’approvisionnement en pétrole contre une garantie de sécurité militaire.  L’idéalisme de Roosevelt, qui répugnait personnellement à ce type d’arrangement, se heurtait à l’intérêt économique. C’est ce dernier qui l’emporta, ce qui milite ici en faveur des conceptions réalistes des relations internationales.

            Plus proche de nous, la guerre d’Irak de 2003 se présente comme un cas d’école au service des tenants du réalisme, pour ne pas dire du « complotisme » : le conflit a démarré sur la base du fameux mensonge, dont l’administration de G.W.Bush se rendit responsable en prétendant  que le dirigeant irakien Saddam Hussein détenait des armes de destruction massives. Cette affaire illustre le concept de signification de la parole diplomatique dans le sens de la dissimulation maximale : de toute évidence, l’enjeu annoncé était mensonger, ce qui légitime la recherche de toute autre hypothèse sur  les véritables enjeux. Pour le Monde Diplomatique, il n’y en a qu’un, c’est le pétrole (26). Les Etats-Unis faisaient face à un déséquilibre entre l’offre et la demande. Il s’agissait donc de renforcer la garantie d’approvisionnement dans la région du Moyen-Orient. Pour ce faire, le mieux était, selon les néo-conservateurs au pouvoir autour de l’équipe de Georges W. Bush, d’imposer le contrôle des puits par des compagnies pétrolières états-uniennes, ce qui  n’était pas possible sans renverser le gouvernement de Saddam Hussein et donc sans envahir l’Irak.

            Dans cette affaire, la signification de la parole diplomatique est marquée à l’extrême par la dissimulation et le mensonge. Elle proclama que le but de l’invasion était le rétablissement de la démocratie en Irak, alors qu’il consistait en réalité à défendre des intérêts économiques inavoués et, du reste, en grande partie privés.  La parole diplomatique tirait par ailleurs son sens de son efficacité guerrière : en faisant, sur le plan militaire, ce qu’ils avaient annoncé, les dirigeants des Etats-Unis lui donnèrent une dimension  tautologique : il n’y avait pas de décalage entre les paroles et les actes.

            Notons cependant que l’enjeu économique ne suffit pas à embrasser la totalité de l’événement, et à présenter une fois de plus la diplomatie (au sens large) comme un reflet de l’économie. D’abord, le même enjeu économique (sécurité de l’approvisionnement énergétique) pouvait être assuré par d’autres moyens que la guerre : la coopération en est un, qu’elle cache ou non des rapports de domination impérialiste. Ce serait par exemple la stratégie préférée par la Chine pour atteindre le même objectif (25). Ensuite, en admettant que l’enjeu pétrolier impliquât absolument le  renversement du gouvernement en place, l’histoire fournit de multiples exemples qui montrent que l’invasion n’est pas la seule manière d’atteindre un tel but. Au Chili, le 11 septembre 1973[1], on a su faire autrement.

            La principale puissance pétrolière du Moyen-Orient se trouve dans la péninsule arabique.  Avec 11, 7 millions de barils par jour, l’Arabie saoudite se détache nettement, en produisant presque trois fois plus que les Emirats Arabes Unis (3,2 millions) et que le Koweït (2,8 millions). l’Iran et l’Irak sont les deux autres puissances pétrolières de la région. Mais à elle seule, l’Arabie saoudite produit trois fois plus que l’Iran (3,6 millions) et que l’Irak (3 millions de barils) (33). Tous ces Etats, et beaucoup d’autres,  tentent de s’organiser depuis  1960 au sein de l’OPEP[2]. Après la prise de contrôle de l’Irak et le chaos politique qui s’ensuivit, l’Arabie saoudite (et dans une moindre mesure l’Iran) demeuraient les seuls pays producteurs ayant le pouvoir d’intervenir sur la fixation des prix. Que ce soit par la fiscalité ou par l’existence d’un monopole étatique de l’extraction, (et quelle que soit par ailleurs la puissance des compagnies multinationales privées qui contrôlent la transformation et le transport), le pouvoir politique dispose dans ces deux puissances régionales d’un levier pour réguler le prix mondial en décidant des volumes de production. Dans les périodes de baisse de la demande et du prix, la concurrence s’exacerbe entre ces monopoles publics. Ce fut le cas en 2015, juste après la signature de l’accord sur le nucléaire[3], qui laissait espérer aux Iraniens un retour sur le marché. « Le pétrole, autre guerre entre l’Iran et l’Arabie saoudite », pouvait alors titrer Le Monde (14), ce qui sous-entend que ces deux puissances régionales sont en guerre, que le pétrole en est une raison, mais qu’il en existe d’autres, plus visibles, mais nécessairement plus importantes. Si « guerre » il y a, le pétrole en est certainement une arme, et peut-être la plus importante dans une  guerre qui n’est pas « ouverte » entre ces deux protagonistes. Ainsi, au cours de la réunion de l’OPEP qui se déroula à Vienne le 4 décembre 2015, chacun d’eux affirma haut et fort sa souveraineté sur les décisions de production. Il faut lire derrière ces lignes : son droit à user contre l’autre de l’arme du pétrole. « Même indirectement », nous dit-on, « l’Arabie saoudite fera tout pour compromettre le retour de l’Iran dans le jeu pétrolier. Elle le fait déjà en vendant avec des rabais son brut aux clients naturels des Iraniens, comme la Chine et l’Inde. ». Bref, le royaume saoudien se comportait comme un acteur économique cherchant à affaiblir, voire éliminer un concurrent. Les Iraniens, de leur côté, interprétaient la stratégie saoudienne comme un « complot ».

            Peut-on  cependant réduire le conflit Iran-Arabie saoudite à un enjeu de concurrence ? Ce serait confondre l’arme et l’enjeu. Est-ce l’enjeu pétrolier qui a créé l’hostilité ou une hostilité préexistante a-t-elle trouvé son arme dans le maniement du marché pétrolier ?

           

            D’une manière plus générale, l’enjeu économique, pour important soit-il, ne doit pas être réduit à celui des marchés. Pour un marxiste en particulier, s’il faut chercher dans les rapports économiques et sociaux la clef de compréhension de la superstructure en général et  des conflits en particulier, les propriétaires des moyens de production et les Etats ne sont pas les seuls acteurs à prendre en compte. Ce serait faire peu de cas des peuples et des classes sociales. Dans cette région comme dans d’autres, les premiers s’expriment, les secondes, s’opposent.

 

            Eh bien, introduisons ces facteurs.



[1] Date du coup d’Etat qui renversa le gouvernement de Salvador Allende.

[2]  Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole

[3] Cf. 1re exploration

    

 

Luttes sociales et révolutions

             « L’ambiance était comme ces dernières semaines étrange, …Des millions et des millions d’individus,  liés les uns aux autres, ne faisaient qu’un seul corps. Le cœur des uns dans la poitrine des autres, les tripes nouées ensemble, à ressasser les mêmes phrases, les mêmes mots. Démocratie. Liberté d’expression. Droit de vote. Des mots extraordinaires, fragiles comme des nouveaux nés, sanguinolents et nus, intimidants de beauté, avec lesquels il y avait désormais un destin à bâtir. » (36, page 205).

            Ces mots pourraient avoir été prononcés ou écrits en 2011, au moment des « printemps arabes » ; ils auraient alors pu sortir de la bouche ou de la plume d’un (e) jeune de Tunisie, d’Egypte, de Syrie, de Bahreïn ou du Yémen. Eh bien non, la narratrice est iranienne, l’ambiance évoquée est celle de la révolution de février 1979, qui renversa le shah Reza Pahlavi. Celui-ci avait été installé sur le trône en 1953, à la faveur d’un coup d’Etat fomenté par la CIA, et motivé par un enjeu… pétrolier ! Fort logiquement, si l’installation du shah servit les intérêts pétroliers occidentaux (britanniques et états-uniens), sa chute les bouleversa quelque peu. Les Etats-Unis perdirent un allié dans la région, et durent le remplacer. La révolution iranienne obtint  le label de déclencheur du second « choc pétrolier ». Ce n’est pas rien, et ce n’était pas prémédité.

            Le Moyen-Orient est traversé de luttes sociales et populaires. La plus fameuse et la plus ancienne est celle du peuple palestinien contre la colonisation israélienne et pour la création d’un Etat palestinien. Ce combat laissa des traces et suscita d’autres luttes dans d’autres pays de la région. Mise en veilleuse par les gouvernements des pays arabes, la solidarité avec le peuple palestinien y reste populaire et laisse de nombreuses traces, ne serait-ce que dans les mots d’ordre scandés lors des manifestations. Au Yémen, les slogans anti-sionistes et anti-impérialistes qui inspirèrent la contestation dès la réunification en 1990, signalaient une telle solidarité à cette époque. Aujourd’hui, c’est  pour eux-mêmes que les séparatistes du sud Yémen les brandissent[1] (7). Mais au Yémen comme à Bahreïn, dans la péninsule arabique, tout comme en Syrie, c’est le mouvement social de 2011 que l’on a appelé « printemps arabe », exprimant les aspirations d’une jeunesse laïque à la démocratie et à l’emploi, qui relança la contestation et finit par déboucher sur la guerre civile.



[1] Mal réunifié, le Yémen  du sud souffrirait d’une sorte de néo-colonisation, aux yeux des  tenants du séparatisme.

 

           

Mourir pour des idées ?

 

            Les conflits idéologiques peuvent aussi dresser les peuples  les uns contre les autres. « Mourir pour des idées », chantait G. Brassens, « d’accord, mais de mort lente ». Pourtant, ne balayons pas trop vite la question en réduisant les conflits idéologiques à des querelles d’intellectuels ou de privilégiés dans lesquels les masses se verraient entraînées à leur corps défendant. Certes, la guerre froide qui terrifiait le monde dans la décennie 1960 opposait  deux systèmes antagoniques qui apparaissaient de plus en plus hors-sol et détachés de toute adhésion populaire. Pourtant, c’est bien d’une révolution  que naquit la division du monde entre l’est et l’ouest. Sur le plan de sa signification, on peut dire qu’il existait une justification possible du conflit est-ouest. Ce conflit avait une rationalité : chaque camp pouvait justifier son engagement au nom d’une conception de la meilleure manière pour le peuple d’accéder au « bonheur ».

 

            Cependant, s’il en était ainsi, si cette justification épuisait la compréhension de la guerre froide, celle-ci aurait dû s’éteindre après la chute du mur de Berlin, la dissolution de l’URSS, la fin du parti unique et du monopole de la pensée marxiste dans les Etats de l’ex-URSS et de ses ex-satellites. La guerre froide, après une accalmie, a pourtant repris : elle oppose aujourd’hui (octobre 2018)  les mêmes capitales, Moscou et Washington. Sur quelle base ? Avec quels enjeux, et quelle justification ? Cette question n’est pas le moindre des mystères auquel je me propose de m’atteler avec vous  dans un chapitre ultérieur.

 

            Le conflit est-ouest laissa bien des traces au Moyen-Orient dans les décennies 1960 et 1970, avant de s’estomper au bénéfice d’autres clivages idéologiques, à dominante religieuse. Des traces ont été laissées au Yémen, qui connut jusqu’en 1990 une division nord-sud à l’image de l’ancienne division est-ouest de l’Allemagne. La pratique du parti unique (pas toujours communiste, plus souvent panarabe) illustrée en particulier par le parti Baas en Irak et en Syrie, constituait une adaptation partielle de la pensée léniniste à l’œuvre dans les pays de l’Est européen du temps de la guerre froide.

 

           

 

            En fait, au Moyen-Orient, les idéologies religieuses semblent avoir pris le pas sur les idéologies politiques dès la fin du XXe siècle. L’Iran fut le théâtre de la première illustration de grande ampleur de ce phénomène : la révolution de 1978-1979, mouvement social aux multiples facettes, déboucha finalement sur la victoire d’une idéologie religieuse, et sur la confiscation du pouvoir par le clergé chiite au détriment des partis d’inspiration laïque et marxiste. C’est sur le chemin de l’exil, le 25 mars 1981, que la mère de la narratrice évoquée précédemment laisse un manuscrit contenant la description qui suit de Téhéran : « Sur les murs délabrés s’étale la grossièreté de la propagande. Des fresques interminables et onéreuses. Le visage accusateur des ayatollahs ; des drapeaux américains parsemés de têtes de mort ; des jeunes filles en tchador brandissant des kalachnikovs ; des garçons marchant sur les cadavres ennemis. Dans ces rues, des femmes ont été lapidées, des hommes ont été pendus sur la place publique, des enfants ont été jetés dans des cars, la prétendue clef du Paradis autour du cou, et envoyés dans le Sud pour se faire exploser sur les champs de mines. Dans une cave quelque part, quelqu’un est en train d’être torturé. Une femme reçoit cinquante coups de cravache pour avoir laissé échapper une mèche de cheveux de son foulard. Le printemps masque provisoirement la peur. L’époque est à nouveau à la délation, à l’humiliation, à la chasse en meute. Rien n’a changé. Comment tant d’espoir a-t-il pu être anéanti ?» (36, pages 236-237).

 

            Le triomphe des ayatollahs en Iran marque la victoire d’une tendance de l’intégrisme religieux : celle de l’Islam politique d’inspiration chiite. D’autres intégrismes prendront de l’ampleur par la suite. Il faut distinguer deux tendances du fondamentalisme islamique : la première se contente de prôner une morale de comportement individuel contraignante, conforme à une interprétation littérale des sources juridiques islamiques les plus anciennes, dont en priorité le Coran, mais sans prétendre intervenir dans la conduite des affaires de la cité. Comme cette tendance se réfère aux précurseurs de l’Islam, aux « anciens », on lui a donné le nom de « salafisme[1] ». Cette idéologie a été officiellement adoptée par la famille des Saoud au pouvoir en Arabie saoudite sous le nom de wahabbisme. Son a-politisme signifie séparation entre la morale individuelle et morale collective : les préceptes rigoureux de l’Islam ne concernent que le comportement individuel et ne sont pas censés inspirer l’action politique. Cette tendance est donc socialement conservatrice : la philosophie  religieuse s’accommode parfaitement de l’injustice et des inégalités, comme les structures des émirats le montrent clairement. C’est pourquoi cette tendance fut contestée de l’intérieur en donnant naissance à une variante violente du salafisme, incarnée d’abord par Al Qaïda puis par Daech[2].

 

            L’autre tendance du fondamentalisme islamique enjoint au contraire les Musulmans à lutter pour instaurer une société islamique où règnerait la justice sociale. On peut appeler cette tendance « Islam politique ». Le mouvement des « Frères musulmans », créé par Hassan El-Banna en Egypte en 1928 (voir L’héritage), représente cette tendance, qui chercha à accéder au pouvoir par les urnes dans plusieurs pays du Maghreb après les révolutions du printemps arabe en 2011 (Egypte, Tunisie). Combattue depuis longtemps  par l’Arabie saoudite, cette tendance est au contraire soutenue par les dirigeants actuels du Qatar, qui, via leur chaîne de télévision Al-Jazira, soutinrent les révolutions du printemps arabe.

 

            Si les Frères musulmans représentent la version sunnite de l’Islam politique, on peut dire que la  république islamique iranienne représente  une application d’une version chiite de l’Islam politique.

 

 

 

            Cependant, la division du monde musulman entre des espaces sunnites et d’autres chiites ne recoupe pas la division idéologique précédemment évoquée. Elle relève à l’origine d’un différend politique concernant la gouvernance des territoires de l’Islam à l’époque de la formation de cette religion (voir L’héritage). Il s’agissait de savoir comment s’organiserait la succession du prophète Mohammed, mort en 732. Le litige opposait les partisans de son gendre Ali, appelés « chiites »[3] à ceux de son oncle Abbas. Ces derniers  finiront par s’imposer en donnant son nom à la dynastie des Abbassides (750-1258). C’est à cette époque (entre le VIIIe et le IXe siècle), et sous leur autorité que fut mise en forme, à Bagdad, la « sunna » (ou tradition) censée représenter l’ensemble des faits et gestes du Prophète durant son existence, et qui est à l’origine du terme « sunnite ». Une querelle politique est donc devenue au fil du temps une opposition entre deux formes différentes de pratique religieuse. On peut se battre au nom d’une idéologie religieuse, au même titre que de n’importe quelle idéologie. Les partisans d’Ali se sont battus en leur temps au nom de ce qui allait devenir le chiisme, contre les tenants de ce qui allait devenir le sunnisme. Mais il est beaucoup plus discutable d’avancer que les descendants des partisans d’Ali qui peuplent le Moyen-Orient au XXIe siècle continuent à combattre au nom de cette problématique. L’intégrisme mérite le nom d’idéologie religieuse dans la mesure où il est capable d’entraîner l’adhésion d’une fraction importante de la population, voire la mobiliser dans des combats plus ou moins violents ; il peut se réclamer tour à tour du sunnisme (version salafiste ou celle des Frères Musulmans) ou du chiisme. Pour autant, chiisme et sunnisme ne sont pas en soi, à mon sens, des idéologies. Ce sont des pratiques issues éventuellement d’anciennes idéologies qui se sont sclérosées.

 

 

 

            Or, au Moyen-Orient, l’opposition sunnite/chiite est souvent présentée comme la clef miracle de compréhension des conflits, au motif que c’est la seule qui nous reste après avoir déroulé en vain tous les autres fils visibles : le fil de l’enjeu économique pétrolier, le paradigme de la  colonisation et de la lutte pour la décolonisation appliqué au cas palestinien, celui de la revendication nationale, applicable à la question kurde,  le fil des révolutions populaires contre les oligarchies, celui des stratégies individuelles des acteurs, enfin, un prisme idéologique qui serait aujourd’hui religieux après avoir reflété autrefois l’opposition est-ouest…  Ce déroulement ne dénoue rien et semble au contraire renforcer un nœud inextricable, apparemment irréductible à toute rationalité. Pour le dire clairement et nommément, aucune de ces rationalités ne semble justifier de prime abord qu’un Iranien aille mourir en Syrie ou qu’un Saoudien bombarde une ville du Yémen. Aucune ? Si. Une seule résiste : l’opposition entre sunnites et chiites serait la clef de tout. Pour être acceptable, cette évidence en suppose une autre : il faudrait accepter l’idée que lorsqu’un Iranien meurt à Alep c’est le chiite en lui qui meurt ; ou que lorsque un Saoudien bombarde Sanaa, ce n’est pas le pilote qui bombarde, mais le  sunnite en lui qui le fait.

 

 

 

            C’est l’hypothèse implicite qui est posée à chaque fois que des formules journalistiques, voire issues de la parole diplomatique, suggèrent que les guerres du Moyen-Orient opposent des « peuples chiites » à d’autres qui seraient « sunnites », que les premiers seraient  alliés entre eux parce que chiites, les seconds parce que sunnites. Le partage de la même foi expliquerait les alliances autant que leur opposition rendrait compte des conflits.  Ces formules contiennent les termes « alliance », « axe », « sunnite », chiite ». Par exemple : «        …, Ankara a inauguré en mai 2016 – et pour la première fois depuis la fin de l’Empire ottoman – une base militaire sur le territoire de son allié le plus proche dans la région, le Qatar. Cette initiative bilatérale fait écho à l’alliance sunnite[4] lancée par Riyad en mars 2016, …dont Ankara et Doha sont membres. … » (28).

 

            Même quand les auteurs critiquent ouvertement cette représentation, ils emploient quand même ces expressions.

 

            « Il en va ainsi du “croissant chiite”[5] qui serait en train de se constituer de Téhéran à Beyrouth. Ce type d’analyse a tendance à accorder un poids démesuré à des organisations locales agissant par procuration au service des seules ambitions de l’Iran, comme les milices chiites en Irak et en Syrie  [ainsi qu’au Liban]…» (5)

 

            « La revendication nationale des Kurdes d’Irak d’abord, qui a été rapidement anéantie, en attendant qu’on connaisse le sort réservé à leurs cousins de Syrie. Et, surtout, le conflit latent entre l’Arabie saoudite et l’Iran, les deux principales puissances régionales, qui a fini par incarner ce que l’on range communément sous l’appellation vague et trompeuse de « guerre entre les sunnites et les chiites ». (17)

 



[1] « Salaf » signifie en arabe : « celui qui précède »

[2] Acronyme signifiant en arabe : Etat islamique en Irak et au Levant »

[3] Littéralement, Le mot chiite, signifie « partisan » en arabe. C’est par ellipse que s’est imposé l’usage de l’employer seul, et de sous-entendre le complément « Ali », (« partisan d’Ali »)

[4] Les termes en gras sont soulignés par moi.

[5] On aura savouré la double connotation du mot « croissant » associé à « chiite ». Le croissant renvoie à la morphologie géographique de la région qui serait concernée, du Liban à l’Iran en passant par l’Irak et la Syrie ; il évoque aussi, consciemment ou non, le symbole religieux musulman utilisé dans un certain nombre de  drapeaux.

 

Digression pour raccrocher les wagons (facultatif)

             Nous avons vu au cours de l’exploration précédente, que le courant énorme des flux diplomatiques ne saurait se réduire à refléter les balances commerciales entre pays. La tentation est donc grande de chercher  un déterminant alternatif, et parmi eux celui des identités religieuses ou culturelles.

            Si le foisonnement des flux n’est guère propice à la découverte d’un sens quelconque qui leur serait attaché, il n’en est pas de même des « stocks ». A force de se répéter, il arrive que les flux se cristallisent en données structurelles. Ainsi les flux commerciaux peuvent révéler par leur régularité une certaine « division internationale du travail » (DIT), tandis que les flux diplomatiques sont supposés traduire des relations stables entre nations, que l’on appelle « alliances » quand  elles se nouent dans un cadre conflictuel.

            Il est donc toujours légitime, de se demander comment s’articule la diplomatie avec l’économie, mais en éloignant la focale des flux, pour appréhender les structures. La question devient : les alliances sont-elles inscrites dans l’espace et si oui, comment ? Si c’est l’espace économique qui est déterminant, on peut le schématiser comme ci-dessous : 

 

 

            Cependant, l’économique est en concurrence avec bien d’autres niveaux pour la compréhension de ces structures diplomatiques.

 

            Les alliances peuvent ainsi être inscrites dans l’espace culturel, voire religieux, en complément de l’inscription dans l’espace économique de la DIT. C’est cet aspect qui sera abordé dans cette deuxième exploration.

 

            Puisque les relations diplomatiques n’étaient pas un reflet pur et simple des relations économiques, il est permis de se demander si elles pourraient refléter les identités culturelles, voire les sentiments religieux des populations.

 

Y a-t-il une alliance sunnite au Moyen-Orient ?

             Il y aurait donc au Moyen-Orient d’un côté un bloc sunnite, emmené par l’Arabie saoudite, essentiellement entourée par les émirats du Golfe persique et de l’autre, un bloc chiite, constitué autour de l’Iran et de son allié syrien.

 

            S’interroger sur la pertinence de cette représentation, c’est se poser trois fois deux  questions, c’est-à-dire, pour chacun des blocs considérés :

            Question n°1 : existe-t-il une alliance et si oui, à quoi et à qui sert-elle ? Cette question renvoie au sens de la parole diplomatique. En effet, tenter d’y répondre revient à chercher si des actes existent, prouvant la réalité d’une alliance (il n’y a pas d’amour, il n’y a que des actes d’amour).

            Question n°2 : existe-t-il une religion commune aux peuples vivant sur les territoires concernés ?

            Question n°3 : les membres sont-ils alliés parce  qu’ils partagent cette religion ? Cette troisième question renvie à la signification de la parole diplomatique. Comment les acteurs justifient-ils leurs choix d’alliance et ces justifications sont-elles convaincantes ?

 

            Deux hypothèses seront privilégiées au cours de l’analyse.

 

            Une hypothèse constructiviste : Les acteurs construisent les alliances.

            Même si la parole diplomatique ou médiatique mentionnant telle ou telle alliance opère comme un cliché photographique qui fige une situation, il ne faut pas oublier que cette situation résulte d’un ensemble de choix et de décisions prises par des acteurs qui ont des responsabilités étatiques et des pouvoirs plus ou moins importants selon la nature des régimes et selon le niveau hiérarchique qu’ils occupent. Aucun d’eux n’est omniscient. Face à l’incertitude fondamentale de l’avenir, chacun d’eux est en proie au doute et à la peur. Il craint pour lui-même en même temps que pour son pays, parce que du destin de son pays dépend la  pérennité de son pouvoir ou de sa position personnelle. De cet avenir qu’il ne connaît pas, il forme une anticipation pessimiste par précaution, qui fabrique les ennemis et les alliés en les  désignant comme tels. Cette désignation performative s’appelle le positionnement diplomatique. En résumé, le positionnement diplomatique est l’expression de ce que les représentants des Etats anticipent à partir de ce qu’ils savent des relations économiques et culturelles nouées par leurs peuples et en fonction de leurs propres décisions affectant ces relations.

 

            Une hypothèse systémique : les alliances forment des systèmes

            Qui parle d’alliance parle de guerre, qu’elle soit ouverte ou larvée. On s’allie « contre » certains autant qu’ « avec » d’autres, avec certains parce que contre d’autres. Il y a tout lieu de penser qu’on ne choisit pas son alliance en fonction d’une situation, ou de la qualité intrinsèque de cette alliance, de ce qui serait en quelques sorte sa valeur d’usage, mais en fonction du choix des autres, donc de la concurrence. En choisissant une alliance,  en prenant position dans un conflit, un Etat se positionne dans un espace concurrentiel, exactement comme un marchand de glace choisit son emplacement sur une plage en fonction, d’une part, de l’emplacement de la clientèle et, d’autre part, de celui de la concurrence (35). L’alliance  de certains Etats s’explique par le conflit les opposant à d’autres. La mise en évidence d’une alliance découle de la mise en évidence de l’alliance antagonique et réciproquement. En résumé, si le système résulte de la rencontre et de la confrontation de multiples choix d’acteurs, aucun d’eux individuellement, si puissant soit-il,  n’est en mesure de se reconnaître dans le tableau ainsi dessiné.

 

            Commençons donc par l’alliance dite « sunnite ».

            Cette  alliance présente l’avantage d’être en partie visible à travers  une structure : le Conseil de coopération des Etats du Golfe (CCG).  Le CCG comprend les six  monarchies de la péninsule arabique : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis (une fédération de sept émirats, dont Abou Dhabi et Dubaï), Koweït, Oman et Qatar. Il a été créé en en 1981, soit deux ans après la révolution iranienne. « D’emblée, nous dit-on, le CCG constitue une réponse défensive aux tensions et conflits récurrents dans la région. » (29). Les pays membres du CCG sont liés par une union douanière. S’ils n’ont réussi à créer ni une monnaie ni une armée commune, ils ont signé un accord de défense mutuelle, qui oblige l’ensemble des Etats membres à porter secours à l’un d’eux en cas d’agression.  C’est ce pacte qui a servi à justifier l’intervention militaire saoudienne à Bahreïn en 2011, destinée à mater une révolte populaire inspirée des « printemps arabes ».

            Dans une alliance, la structure est au service d’une solidarité qui lui donne son sens, qui se manifeste par des actes, et qui est justifiée par l’existence d’un ennemi commun.

            Annonçons la couleur, ici l’ennemi désigné est l’Iran.

            Paradoxalement, il est frappant de constater que les principaux conflits que cette alliance ait eu à gérer depuis sa naissance sont des conflits internes. Pour bien le comprendre, il faut passer par une analyse, même rapide, des sociétés de ces Etats membres, ce qui permettra, au passage, de répondre à la deuxième question, sur leur coloration religieuse.

            Ces conflits s’éclairent d’une  toile de fond qui est commune, sur les plans respectivement politique, économique, géographique et religieux.

            Le régime politique : ce sont, à l’exception de la république du Yémen, des monarchies héréditaires, dirigées par des familles régnantes dont l’exercice du pouvoir laisse en général peu de place à la démocratie.  La laïcité n’étant pas de mise, ces familles peuvent être ouvertement et officiellement qualifiées par la religion qu’elles pratiquent.

            La géographie physique et économique : les Etats-membres de l’alliance  forment une péninsule qui lui donne son unité, et qui concentre une bonne part des richesses en hydrocarbures du Moyen-Orient, pétrole pour la plupart, gaz pour le Qatar. Certains sont cependant dénués de cette manne (Yémen, Bahreïn).

            La religion enfin : si l’on peut dire que la tendance sunnite domine, elle est loin d’être exclusive en tant que culture de  référence des peuples qui composent cet ensemble : l’Arabie Saoudite impose le wahhabisme, qui a été  répandu par la dynastie au pouvoir des Saoud. Si le Qatar partage cette pratique avec elle, c’est en concurrence avec d’autres rites également sunnites. Mais dans la même péninsule et dans la même alliance, à Bahreïn (dont la dynastie régnante des Khalifa est sunnite) les chiites représenteraient 70% de la population (13).  Dans le sultanat d’Oman, 75% de la population pratique un rite ibadite, distinct à la fois du sunnisme et du chiisme. Enfin, au Yémen, les chiites zaydites[1], sans être majoritaires, représenteraient entre 25 et 40% de la population (33).

            Comme déjà mentionné plus haut, la péninsule arabique n’échappe pas à la contestation d’une société inégalitaire et autoritaire. Au Yémen et à Bahreïn, où elle a débouché sur la guerre civile et l’intervention étrangère, les mouvements qui la portent  ont été dénoncés  par les pouvoirs en place  comme des mouvements confessionnels, d’inspiration chiite, au service d’une puissance étrangère, l’Iran.

            Le Yémen n’appartient pas formellement au CCG mais il y est candidat depuis 2006 (34). Depuis 2004, il est le théâtre d’une guerre civile qui a causé plus de 10 000 morts et 200 000 personnes déplacées. Sur fond d’une ancienne fracture entre le nord et le sud, plaie mal refermée par la réunification de 1990, une rébellion dite « houthiste », du nom de la famille de ses principaux leaders, a réussi, en septembre 2014, à pénétrer dans la capitale Sanaa et à prendre le contrôle du pays. L’Arabie saoudite  et les Emirats Arabes Unis  y sont engagés militairement  depuis avril 2015 pour contrer cette rébellion qu’ils qualifient de chiite (de la tendance zaydite). Il est intéressant de remarquer à cet égard que ce mouvement de contestation a vu le jour à Sa’da, au nord du Yémen, dans une zone de hauts plateaux délaissée par l’Etat parce que la dernière à intégrer la république yéménite en 1970 (34).

            A Bahreïn, un mouvement de contestation, inspiré des révoltes tunisienne et égyptienne, s’amplifie en février 2011.  Comme dans les autres théâtres des « printemps arabes », les manifestants réclamaient la démocratie et l’égalité des chances, revendication universalistes et, en soit, laïques. Or, la minorité chiite (qui n’en est pas une, rappelons-le) se sentait discriminée par le pouvoir sunnite (notamment par une politique de naturalisation au seul profit des sunnites) (11). Comment s’étonner alors  que cette minorité ait porté la contestation et que celle-ci soit apparue comme religieuse, et présentée comme telle par la famille Khalifa au pouvoir ? On peut donc écrire que  le pouvoir lui-même, par ses actes et par ses paroles, a fabriqué la révolte chiite, s’est créé un ennemi chiite.

 

            L’alliance formalisée par le CCG n’est pas exempte de divisions. Le cas du Qatar l’illustre au plus haut point. Un conflit violent, quoique moins sanglant que les interventions militaires au Yémen et à Bahreïn, oppose depuis 2013 l’émir du Qatar au roi d’Arabie saoudite. Il éclata en mai-juin 2017. Le Qatar, petit émirat riche en gaz et qui, comme un simple coup d’œil sur une carte suffit à le montrer, « regarde » naturellement vers l’Iran par-delà 250 km de mer à peine, partage avec ce pays l’exploitation d’un gisement off shore de gaz. Voilà pour le contexte « objectif ».

            Pour le reste, voyons l’histoire, pétrie de choix d’acteurs princiers. Le ressort du thriller, c’est la soif de pouvoir. Tout commence en juin 1995, lorsque l’émir Hamad ben Khalifa Al-Thani prend le pouvoir par un coup d’Etat dirigé contre son père, avec l’ambition de rompre avec un passé ronronnant. Il entreprend d’exercer dans le monde entier un soft power dont les signaux sont bien connus, utilisant l’argent du gaz pour investir dans les médias et les clubs sportifs. La chaîne d’information en continu Al Jazira, qui se veut concurrente de CNN, lui sert par exemple à manifester bruyamment son soutien aux révolutionnaires du printemps arabe, et plus particulièrement à ceux qui s’inspirent de l’idéologie des Frères musulmans, et qui la propagent Or, ces mouvements causent au contraire la plus grande frayeur aux princes d’Arabie saoudite et des autres émirats, qui craignent la contagion. Idéologiquement, comme nous l’avons vu, le conservatisme wahabbite s’oppose radicalement au progressisme social des Frères Musulmans. Telles sont donc les racines d’un conflit, contre toute attente, intra-sunnite, mais dont l’une des parties ira chercher, ou sera accusée d’aller chercher un soutien chez les …chiites !

            La tension monte avec l’affirmation des printemps arabes de 2011, et plus précisément à partir de 2013, l’Arabie saoudite n’appréciant guère le soutien apporté par le jeune prince Tamim (qui a succédé à son père en juin) au président égyptien Morsi renversé par une intervention militaire. C’est cependant au printemps 2017 que le conflit éclate ouvertement au sein même de l’alliance dite sunnite, et la divise en deux blocs formés par les membres soutenant respectivement l’Arabie saoudite et le Qatar. L’escalade se mesure à travers l’ordre de liquidité décroissant des flux diplomatiques mis en œuvre : à une simple mais apocryphe  déclaration attribuée au prince qatari, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis réagirent par la rupture des relations diplomatiques avec le Qatar, la fermeture de leur espace aérien et de l’unique  frontière terrestre à la disposition de ce dernier.

            La déclaration qui servit de détonateur était un communiqué diffusé le 24 mai 2017 par l’agence de presse Qatar News Agency, dans lequel le prince Tamim « dénonçait la diabolisation de l’Iran » (29). L’émir y aurait déclaré : « L’hostilité des Arabes envers l’Iran est injustifiée » (1). Mais les autorités qataries l’ont démenti en affirmant que l’agence de presse avait été piratée. Qui croire ? Il n’est pas besoin de connaître la vérité sur ce point pour raisonner : quel intérêt l’émir avait-il de faire cette déclaration pour ensuite la démentir ?  A quoi sert une déclaration que l’on prend soin de cacher ou de nier ? Inversement, du point de vue saoudien, on comprend mal le préjudice subi justifiant la réaction. S’il faut une bonne dose d’abstraction pour  imaginer l’impact matériel d’une simple déclaration, il en faut encore plus pour admettre l’impact d’une déclaration démentie par son auteur. Tout porte donc à croire que ce communiqué constitue un prétexte.       

            Dans ce cas, quel était le véritable intérêt des Saoudiens dans cette affaire ?

            La réponse à cette question est à chercher dans la conclusion de la crise, à savoir la liste des exigences saoudiennes auxquelles le Qatar a dû finalement se plier (15) : cela commence par l’arrêt de tout contact avec un certain nombre d’organisations de la mouvance islamiste, parmi lesquelles Les Frères musulmans et le Hezbollah [2], mais plus largement avec les partis d’opposition en Arabie saoudite, aux Emirats Arabes Unis, en Egypte, à Bahreïn. Plus précisément : expulsion des opposants hébergés au Qatar, fermeture de certains médias financés par l’émirat, dont Al-Jazira. En revanche, d’autres clauses sont étonnamment vagues : que signifie, à côté de la cessation de toute coopération militaire avec la Turquie,  la réduction des relations politiques et commerciales avec l’Iran ? Jusqu’où faut-il les réduire ? A quel signe voit-on que cette condition est satisfaite ? En voulant préciser la question, le ministre des Affaires étrangères des EAU l’a d’ailleurs quasiment démentie  « Le Qatar a le droit d’avoir sa politique étrangère. Oman et le Koweït ont des relations étroites avec l’Iran et cela ne nous pose pas de problème. Mais il faut que le Qatar cesse de jouer contre son camp » (15)

            En conclusion,  c’est à travers les exigences les plus précises que l’on peut déceler la principale motivation des Saoudiens et de leurs alliés : se prémunir contre la menaces que les mouvements soutenus ou présumés soutenus par le Qatar fait peser sur la pérennité de leur pouvoir. Il se trouve que parmi eux il y a le Hezbollah, organisation chiite crée au Liban et  soutenue par l’Iran.



[1] Qui ne reconnaissent que 5 imams dans la lignée des 12 descendants  d’Ali, tandis que les chiites duodécimains, (catégorie dominante du chiisme en Irak et en Iran) en reconnaissent 12.

[2] Littéralement « parti de Dieu » en arabe.  Il s’agit d’une organisation  chiite née au Liban. Cf. infra : « Y a-t-il une alliance chiite au Moyen-Orient ? » 

La construction de l'ennemi extérieur

             Les dynasties régnantes craignent  pour leur existence. Dans ce contexte, comme n’importe quel spéculateur en Bourse terrorisé par la perspective du krach, elles interprètent chaque événement et chaque déclaration d’une manière d’autant plus pessimiste que l’avenir est incertain. En particulier, les  monarchies sunnites qui règnent sur la péninsule arabique ont ressenti la naissance, en 1979,  de la république islamique chiite iranienne comme une menace sur l’existence de leurs régimes. Depuis lors, tous les actes diplomatiques sont interprétés en fonction de ce postulat.

            Le contexte international est analysé dans ce qu’il a d’inquiétant :

            La chute de Saddam Hussein en Irak en 2003 inquiète les pays du Golfe parce que, pour eux, l’existence de son régime, qui avait fait la guerre à l’Iran dans les années 1980[1], constituait un rempart contre ce pays et ses visées expansionnistes présumées.

            En 2011, au cours des « printemps arabes », les déclarations de Barak Obama enjoignant les dictateurs arabes à la retenue face aux révoltes sont interprétées comme autant de signes d’abandon par un allié (10).

            Le développement par l’Iran d’un programme nucléaire, que les Iraniens prétendaient orientés vers des fins exclusivement civiles, inquiétait d’autant plus les monarchies du Golfe que la signature de l’accord du 14 juillet 2015 pouvait être interprétée par elles comme un autre signe de lâchage occidental. On peut supposer a contrario que par la dénonciation du même accord par Donald Trump leur fit pousser un soupir de soulagement[2].

            La guerre civile au Liban (1976-1990)  a permis au Hezbollah d’accroître son influence dans ce pays, dont la gouvernance est partagée entre différentes confessions chrétiennes et musulmanes. Craignant l’influence chiite derrière laquelle ils voient la main de l’Iran,  les Saoudiens ont un protégé sunnite dans la place, en la personne de Saad Hariri, premier ministre depuis 2016, et qui a d’ailleurs la nationalité saoudienne. Mais en  novembre 2017, les autorités saoudiennes doutent de la fiabilité de leur protégé lorsque celui-ci reçoit un envoyé officiel de la république islamique iranienne, M. Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du guide suprême l’ayatollah Ali Khamenei (16). Une pression s’exerce alors sur lui pour tenter de le forcer à démissionner, sans doute dans le but de prouver l’ingérence iranienne au Liban.

            Et quand la révolte gronde jusque dans la péninsule, la tentation est grande d’y voir systématiquement la main de l’Iran. Pour justifier l’intervention militaire saoudienne à Bahreïn, la famille Khalifa dénonça un véritable complot, en provenance de l’Iran chiite, même si ce dernier n’était pas nommé. Pour juger de la sincérité de cette parole diplomatique, il faut donc se poser deux questions : la rébellion était-elle chiite ? L’Iran la soutenait-elle ?

            La rébellion était-elle chiite ? Il est vrai qu’il existait dans l’opposition une tendance ouvertement confessionnelle chiite, incarnée par le parti Al-Wifaq, ce qui n’est guère étonnant dans un pays majoritairement peuplé de chiites, et où le pouvoir absolu se réclame lui-même du sunnisme. Mais en 2011, et comme dans les autres pays arabes théâtres de la contestation du printemps arabe, les revendications n’avaient rien de religieux. C’est ainsi que les slogans  "Ni chiites, ni sunnites, Unité nationale" ou "Sunnites et chiites sont frères". Etaient scandés lors de l’enterrement, en mars 2011, de deux victimes chiites de la répression (12).

            Les manifestants réclamaient-ils le soutien de l’Iran ? L’ont-ils obtenu ? Les chiites de Bahreïn semblent prendre nettement leurs distances avec la république islamique d’Iran. « Interroger les chiites de Bahreïn sur leurs liens avec l'Iran suscite pourtant des réactions crispées parmi nombre d'interlocuteurs qui ne souhaitent pas être affiliés à la République islamique. Radicaux ou modérés, ils insistent sur le caractère national de leurs revendications. Ils rappellent volontiers le sondage d'opinion de 1970, au cours duquel la population bahreïnie refusa d'être rattachée à l'Iran du chah. » (13)

 

            Or, quelle que soit la menace réelle de l’ennemi extérieur, en l’occurrence iranien, c’est  bien souvent sa dénonciation et sa désignation mêmes qui contribuent à le renforcer si ce n’est le construire. Mis en cause, l’Iran réagit  et chaque réaction est interprétée comme une nouvelle preuve d’hostilité. La réaction minimale relève de la parole diplomatique, elle consiste à condamner les interventions militaires saoudiennes. A la suite de leur président Mahmoud Ahmadinejad, des parlementaires iraniens déclarent le 31 mars 2011 : "l'Arabie saoudite devrait savoir qu'il vaut mieux ne pas jouer avec le feu dans la région sensible du golfe Persique". Les représentants faisaient référence à l'envoi à Bahreïn de troupes saoudiennes, le 14 mars, avalisé par le Conseil de coopération du Golfe. » (13).

            De plus, l’Iran a accueilli un certain nombre d’opposants en exil. Il relève de la responsabilité des acteurs saoudiens d’interpréter cet acte diplomatique un peu moins liquide que la simple déclaration comme un acte d’hostilité. Il est de leur responsabilité surtout d’avoir, par la répression, forcé ses opposants à se réfugier chez l’ « ennemi » et d’avoir par là-même autorisé ce dernier à se poser en défenseur de la liberté, en dénonciateur de l’oppression.

            Autrement plus spectaculaire, un missile tiré depuis le Yémen atteignit Riyad (où il fut intercepté) le 4 novembre 2017. Voilà qui avait de quoi justifier toutes les inquiétudes saoudiennes. Aussitôt, le Hezbollah et derrière lui l’Iran, fut accusé d’avoir au minimum fourni cette arme. On pourrait tout aussi bien dire que la répression militaire saoudienne qui s’abattit sur la rébellion força les  houthistes à chercher une aide extérieure, désintéressée ou non, que le Hezbollah ou l’Iran étaient d’autant plus prêts à apporter qu’ils étaient précisément désignés comme les ennemis.

            Enfin, si la fermeture, en juin 2017, de la frontière terrestre séparant le Qatar des émirats voisins avait pour but de le punir pour ses supposées  liaisons dangereuses avec l’Iran, il n’est guère difficile de prévoir que cette mesure allait contraindre les Qataris à concentrer les flux sur la seule frontière qui leur restait, à savoir la frontière maritime. Ce faisant, c’était la liaison avec l’Iran, situé sur l’autre rive, que l’on renforçait presque ipso facto. Plus généralement, observa-t-on : « L’ampleur des représailles mises en place par l’ Arabie Saoudite … pourrait se révéler contre-productive en forçant le Qatar à se rapprocher de l’Iran. » (2)

 

            Pour conclure, il existe bien une  alliance des pays de la péninsule arabique ;         si l’ennemi extérieur qui la fonde est désigné comme étant l’Iran, son véritable ciment est la crainte d’un ennemi intérieur, menace contre le pouvoir des autocrates de la région. Enfin, cette alliance est loin d’être parfaitement unie. Ces quelques mots résument la réponse à la question n°1.

            Concernant la question n° 2, nous pouvons concéder que l’appellation de sunnite, si elle est loin d’être en phase avec la pratique religieuse de la totalité des peuples membres, peut se justifier à partir de la pratique religieuse des familles régnantes les plus influentes au sein de l’alliance.

            Ceci nous permet d’aborder frontalement la question n° 3 : y a-t-il une rationalité religieuse qui explique cette alliance ? Cette question pourrait être comprise de deux manières : ces pays sont-ils alliés parce que leurs peuples partageraient la même pratique religieuse ? Ou bien le sont-ils parce que les familles régnantes, qui ont choisi cette alliance,  l’ont fait  parce qu’elles partageaient le rite sunnite ?

            La première hypothèse revient à surestimer l’influence de l’opinion publique sur les décisions des acteurs étatiques. Quelle que soit la nature du régime politique, ce sont ces derniers (ensemble plus ou moins étoffé et plus ou moins sophistiqué d’acteurs individuels selon les régimes) qui, en dernier ressort, prennent la responsabilité d’adhérer ou non à une alliance. Ils prennent ces décisions  en fonction de leurs objectifs, de leurs perceptions des contraintes qu’ils subissent et de leurs anticipations des risques qu’ils courent. Le sentiment populaire constitue l’une de ces contraintes. Dans une démocratie, le choix d’une alliance qui irait à l’encontre de l’opinion publique fait courir aux décideurs  un risque électoral à court terme. Monarques et dictateurs ne sont pas dispensés pour autant de l’intégration du sentiment populaire dans leur prise de décision. Mais cette intégration entre dans un calcul de long terme. S’ils sont un tant soit peu visionnaires, ils ont le recul historique qui leur permet d’anticiper les risques de changements de régimes et de révolutions. Mais ils restent libres d’évaluer ce risque comme ils l’entendent, d’autant plus que ce risque peut entrer en contradiction avec d’autres considérations.

            Ainsi, les membres de la famille régnante à Bahreïn ont choisi l’alliance « sunnite » (l’appartenance au CCG) alors que 70% de leur population se reconnaîtraient dans le rite chiite, mais ont également et plus récemment choisi de se « rapprocher » d’Israël (3). « Mais cela n’est pas sans danger pour un pays dont la population est majoritairement chiite. » est-il noté à propos de ce rapprochement (3). Il en est d’ailleurs de même de l’Arabie saoudite, dont le rapprochement avec l’Etat hébreu a pu être qualifié d’ « idylle amoureuse » dans la presse (4).

            Si la première hypothèse revient à surestimer le poids de l’opinion publique sur les choix politiques dans les émirats, elle revient aussi à surestimer l’importance que l’opinion publique elle-même attache à la religion, et  le lien qu’elle  établit entre le religieux et le politique. Ainsi, les mesures prises à l’encontre du Qatar ont pu choquer une partie de l’opinion publique de la péninsule, parce qu’elles contrecarraient les liens sociaux et familiaux établis par-delà les frontières entre des familles qataries et émiraties (29). Ces considérations pratiques, sociales et familiales semblaient donc primer sur une quelconque solidarité religieuse. Une fois de plus, l’analyse des revendications des mouvements d’opposition à Bahreïn (comme dans l’ensemble des mouvements du « printemps arabe » de 2011) montre que leur enjeu n'était pas religieux, mais social et politique avant tout. En d’autres termes, il ne s’agissait de demander ni la conversion du prince au chiisme ni son abdication parce que sunnite ! S’agissait-il de contester l’appartenance de l’émirat au CCG, donc à une alliance présumée « sunnite » ?  Tout au plus peut-on penser que c’est l’intervention militaire saoudienne contre le mouvement social qui a fort logiquement fait percevoir cette alliance comme étant dirigée contre ce mouvement. On pourrait dire : ce n’est pas une révolte anti-alliance sunnite qui a justifié l’intervention ; c’est au contraire l’intervention qui a dressé le mouvement social contre l’alliance sunnite. Mais l’opposition à cette alliance n’est pas liée à son caractère supposé « sunnite ».

            La seconde hypothèse serait-elle plus crédible ? Les alliances des Etats s’expliqueraient par les affinités religieuses des familles régnantes. L’adage « qui se ressemble s’assemble » s’appliquerait en se politisant : « qui communie s’allie ». Or, une alliance demeure une affaire d’Etats. En admettant qu’il existe une confusion entre l’Etat et la famille régnante dans le cas des monarchies du Golfe, il faudrait soit définir un « intérêt sunnite » en soi, soit montrer que les intérêts d’une dynastie sunnite sont mieux servis par une alliance avec une autre dynastie sunnite qu’avec toute autre alliance. La définition d’un « intérêt sunnite en soi » suppose que la politique des monarques de la péninsule vise un but religieux, qui serait quelque chose comme la promotion de l’Islam sunnite et qui ferait en quelque sorte de l’alliance sunnite une sorte d’église et de la Mecque une sorte de Vatican. Or, si en effet la religion et la politique ne sont pas séparées et ne l’ont jamais été dans l’espace de l’Islam, l’espace sunnite en tout cas ne connaît pas de clergé. Quant aux intérêts séculiers des dynasties sunnites, les faits montrent que leur défense s’accommode parfaitement du soutien  de gouvernements qui non seulement ne partagent pas le rite sunnite mais de plus ont une référence religieuse totalement différente (Israël, les Etats-Unis…)

            C’est que, en réalité, comme nous l’avons bien constaté, l’alliance « sunnite » est essentiellement motivée par une solidarité destinée à parer des menaces  que les monarques qui en sont membres ressentent  sur la pérennité de leur pouvoir. Internes à la péninsule, ces menaces n’en sont pas moins perçues comme « chiites ». En provenance de l’étranger, elles sont de plus ressenties comme iraniennes, l’Iran étant dirigé par une république chiite.

            Autrement dit, la rationalité religieuse de l’alliance sunnite découle de l’éventuelle rationalité religieuse d’une hypothétique alliance « chiite » qui lui ferait face. Si l’on arrivait à prouver que, en face de la péninsule arabique, il y a une alliance (voire un acteur isolé) dont la rationalité serait de propager sur l’autre rive le rite chiite au détriment du rite sunnite, on prouverait ipso facto la rationalité religieuse de l’alliance sunnite.



[1] Cf. infra : « Y a-t-il une alliance chiite au Moyen-Orient ? »

[2] Pour autant qu’une monarchie puisse soupirer. Il faut bien entendu traduire cette métonymie en faisant soupirer, derrière les monarchies en question, quelques-uns de leurs dirigeants.

 

Y a-t-il une alliance chiite au Moyen-Orient ?

             La recherche de cette éventuelle  alliance chiite passe par la réponse aux trois mêmes questions qui ont été annoncées en introduction : comment prouver par des faits l’existence d’une alliance, existe-t-il une religion commune à ses membres, enfin, trouve-t-elle sa justification  dans cette religion commune ?

 

            Il existe une alliance stratégique ancienne entre deux pays : l’Iran et la Syrie. Le dirigeant syrien Hafez el Assad fut le premier chef d’Etat (après Yasser Arafat) à se rendre à Téhéran après la révolution iranienne de février 1979 (30). Après que le soulèvement populaire de 2011eut dégénéré en guerre civile en Syrie, l’Iran prouva sa solidarité avec Bachar El Assad en envoyant des combattants, milices chiites iraniennes ou soldats du Hezbollah libanais.

            Pour répondre immédiatement à la question n° 2, la motivation de l’alliance ne saurait être religieuse. Certes, les Iraniens sont des chiites pour 80 à 90% d’entre eux et l’Iran est de surcroît le seul Etat ayant fait du chiisme sa religion officielle. En revanche, le chiisme est minoritaire dans la population syrienne, qui n’en compterait que 12%, dont 10% d’alaouites. Déduction faite des quelque 5% de Chrétiens et des 3% de Druze, on constate que les Syriens se reconnaissent  majoritairement dans le rite sunnite (33). En fait, la tendance chiite est elle-même divisée en un certain nombre de branches, qui diffèrent en fonction du nombre d’imams qu’elles reconnaissent dans la lignée des successeurs d’Ali. Ceux de la tendance majoritaire en acceptent douze, d’où leur qualification de chiites « duodécimains ». Les alaouites s’arrêtent au 11e d’entre eux, Hassan Al-Askari. Les chiites syriens sont alaouites pour les 5/6 d’entre eux. Marginalisés dès le début (IXe siècle) par les sunnites, ils se sont réfugiés dans le Djebel syrien, au nord-ouest du pays. Début XXe siècle, au moment   du dépeçage de l’empire ottoman, et après l’échec de la tentative française de partager la Syrie en entités religieuses, dont une alaouite, ces derniers ont vu dans la laïcité et le nationalisme un refuge pour échapper à l’exclusion. Après l’indépendance acquise en 1943, ils se sont investis dans le parti Baas qui incarnait cette tendance, ce qui leur a permis de parvenir au pouvoir en même temps que lui à la fin des années 1960, et de s’y maintenir jusqu’à aujourd’hui (octobre 2018), par l’intermédiaire de la famille Al-Assad (le père  Hafez et le fils  Bachar) (37).   Mais les alaouites au pouvoir à Damas n’ont pas grand-chose à voir avec les chiites aux manettes à Téhéran. Antoine Sfeir note, à leur propos que « les spécialistes peinent à les classer dans un courant chiite, certains les considérant comme ismaéliens, tandis que d’autres les estiment plus proches du chiisme duodécimain. » (37, page 104).  Il ajoute  que « …les alaouites sont considérés par les ayatollahs iraniens comme des hérétiques ; … » (37, page 105). Dans ces conditions, il est difficile d’expliquer l’alliance entre la Syrie des Assad et l’Iran des mollahs par une communauté de vue religieuse. Pour d’autres, les alaouites auraient été « officiellement qualifiés de “chiites”du temps du président Hafez Al-Assad (1971-2000) pour consolider l’alliance entre Damas et Téhéran. » (30). Autrement dit, ce ne serait pas le partage d’une même pratique religieuse qui justifierait l’alliance, mais au contraire, le choix de l’alliance qui produirait un discours religieux pour sa justification.

 

            Quelle serait-alors la véritable motivation de cette alliance ?

 

            Chacun de ses deux membres avait besoin de rompre son « isolement ».

            En 1979, les dirigeants syriens pouvaient se sentir doublement, voire triplement « isolés » après la signature des accords de Camp David entre Israël, les Etats-Unis et l’Egypte. Les pays arabes qui dénonçaient cet accord constituèrent un « front du refus », dont la Syrie et l’Irak, tous deux gouvernés par un même parti panarabe nationaliste et laïc, le Baas, constituaient les principaux protagonistes. Mais les relations entre l’Irak et la Syrie n’allaient pas de soi. Compte tenu des caractéristiques communes à ces deux régimes dans les années 1980, notamment le monopole du parti unique, la personnalité des plus hauts dirigeants est un paramètre déterminant pour la compréhension de ces relations. Succédant le 7 juillet 1979 à Hassan El Bakr à la présidence de la république, Saddam Hussein est un grand pragmatique : il modifie ses alliances en parant au danger qu’il estime le plus important à chaque instant. La menace la plus directe à la pérennité de son pouvoir lui apparaît résider dans le nationalisme en lutte dans le Kurdistan irakien. L’idéologie est un critère moins stable de sa politique : les rapports avec les communistes et avec l’URSS sont sujets à bien des revirements, tandis que son engagement pro-palestinien dans le « Front du refus » diminue. Il veut maintenir ses forces armées intactes pour faire face à l’ennemi intérieur kurde. En dénonçant dès son arrivée à la présidence un complot imaginaire pro-syrien, il en profite pour  donner un coup d’arrêt au projet d’unité avec la Syrie qui était porté par son prédécesseur (9). Il avait déjà amorcé, en tant que numéro 2, un rapprochement avec  l’Arabie Saoudite, où il se rendit en visite officielle en août 1980, « mettant fin à une brouille de plus de vingt-deux ans » (8). La rupture entre les deux frères ennemis du baasisme qu’étaient alors la Syrie et l’Irak est un  phénomène surprenant, qui pourrait être comparé  à une reproduction unicellulaire de type cancéreux, dans lequel l’animal se diviserait en deux cellules semblables mais opposées l’une à l’autre, et chacune prête, tout à coup, à absorber l’autre. Peut-être, pour comprendre l’alliance et la rupture d’une alliance, vaut-il mieux filer la métaphore économique du monopole et de la concurrence plutôt que recourir aux catégories idéologiques ; les acteurs détenteurs de pouvoir chercheraient à occuper des « créneaux » ; la Syrie et l’ Irak au début des années 1980 occupaient le même, celui du nationalisme panarabe laïc, autoritaire et socialisant ; or, le marché se réduisant avec le déclin du communisme et la résurgence d’idéologies religieuses opposées, il n’y avait tout à coup plus assez de place pour deux concurrents sur ce même créneau.

        

 

Une carte

 

                 Quoi qu’il en soit, la Syrie devait remplacer l’allié perdu dans cette rupture et l’Iran joua ce rôle. Mais,  provoquée par un sentiment d’isolement, l’alliance entre la Damas et Téhéran pouvait en provoquer un autre : il suffit de consulter une carte pour visualiser la situation d’encerclement potentiel de l’Irak entre la Syrie et l’Iran. La rupture irakienne avec la Syrie et l’alliance syrienne avec l’Iran ayant lieu à quelque chose près la même année, dans la foulée de la révolution iranienne, il est difficile de savoir quel sentiment d’isolement a précédé l’autre.

 

            Quant aux Iraniens, ce n’est pas seulement dans les bureaux feutrés des chancelleries mais dans leur chair qu’ils ressentirent cet isolement. En septembre 1980, l’armée irakienne envahit l’Iran et ce fut le début d’une guerre qui allait durer 8 ans, et qui opposa, soit dit en passant, deux peuples majoritairement chiites. Situation paradoxale qui aurait  de quoi interpeller tous ceux qui parlent de croissant chiite ! En admettant que l’entrée religieuse ait un sens, il serait ici plus pertinent de remplacer la notion d’alliance chiite par celle de fracture chiite ! En effet, si le chiisme est religion officielle de l’Iran et parvient à réunir une majorité écrasante des Iraniens, comme nous l’avons vu, l’Irak, lui, est majoritairement peuplé de chiites (à 56%).

            Quels sont les objectifs de Saddam Hussein ? La réponse à cette question nous confronte à l’interprétation de la parole diplomatique. Si l’on veut échapper à la fois à l’idéalisme naïf qui « prend pour argent comptant » tout message officiel et au réalisme complotiste qui leur dénie par avance toute sincérité[1], il faut distinguer, me semble-t-il, la justification officielle de l’invasion et l’analyse qu’on peut en faire, sans privilégier l’une au détriment de l’autre.

             Officiellement, l’Irak était  porteur d’une revendication territoriale : il voulait « récupérer » deux territoires revendiqués : le Chatt Al-arab, à la confluence du Tigre et de l’Euphrate, ainsi que le Khousistan iranien. Mais cette revendication, révélatrice du caractère artificiel des frontières créées par le dépeçage de l’empire ottoman après la première guerre mondiale, était ancienne. Pourquoi la raviver à cette date ?

            L’Irak, nous dit-on (31), voulait aussi « rompre son isolement diplomatique ». Il « misait », ajoute-t-on, sur le soutien des monarchies sunnites du Golfe Persique, après avoir longtemps privilégié la relation  avec les républiques arabes modernistes. Il est assez facile de reconstituer les pièces du puzzle. On sait que ces monarchies craignent comme la peste l’Iran des mollahs. On peut supposer que, en attaquant l’Iran, Saddam Hussein cherche à donner des gages de loyauté à ses nouveaux « alliés » ou en tout cas « amis » du Golfe.

            Mais surtout, comme les monarques du Golfe persique, les dirigeants autoritaires des régimes laïcs avaient parfois des raisons de craindre pour la pérennité de leurs régimes et de la place   personnelle qu’ils y occupaient. Derrière les principes formels mis en avant dans ces institutions, l’analyse de la société irakienne faisait apparaître que malgré leur prédominance numérique, les chiites constituaient une catégorie sociale dominée, souvent rurale, tandis que les sunnites formaient une élite urbaine concentrée dans la capitale, qui jouissait du pouvoir économique et, partant, de l’influence politique (23). C’est pourquoi on comprend assez facilement que cette élite sunnite ait pu ressentir la naissance d’un pouvoir chiite à ses frontières comme une menace, en redoutant l’influence qu’il pouvait avoir sur les masses chiites irakiennes. L’invasion en 1980 de l’Iran par les troupes irakiennes, officiellement motivée par une ancienne revendication territoriale, peut être considérée comme une réponse préventive à cette menace. Naturellement, l’invasion de l’Iran par l’Irak donnait au premier le statut de pays agressé, tandis que l’inversion de la tendance qui s’ensuivit lorsque les Iraniens pénétrèrent à leur tour en Irak renversait les rôles. Quoi qu’il en soit, chacun des deux Etats disposait des arguments pour convaincre son peuple de son bon droit. Il en découla une guerre de 8 ans (1980-1988) entre des nations toutes deux chiites par leur population.  

            Dans ce conflit, l’Irak était ouvertement armé par l’URSS et la France, et militairement aidé par les Etats-Unis et même Israël (31). Il est vrai que, par ailleurs, Washington fournissait aussi secrètement des armes à l’Iran[2]. Les Iraniens avaient donc largement autant de raisons que les Irakiens de sentir un isolement plus que diplomatique.

            Il semble que l’on ait ici un exemple de plus d’un conflit qui peut être meurtrier sans être justifié par aucun enjeu objectif, autre que la représentation au second degré que chaque camp se fait de la représentation de l’autre. Et d’ailleurs, les armes finirent par se taire en 1988, à la faveur d’un cessez-le-feu négocié dans le cadre de l’ONU. Aucune des deux parties n’avait atteint ses objectifs ou amélioré sa situation. « Le cessez-le-feu », précise Antoine Sfeir,  « a lieu au centimètre carré près dans les frontières d’avant la guerre » (37, page 124). Chacune d’elles au contraire en ressort meurtrie humainement (un million de victimes au total), économiquement, moralement. Chacune se sent plus « isolée » que jamais : les Iraniens déduiront de cette expérience l’urgence de construire un programme nucléaire militaire ; quant à Saddam Husseïn, déçu du manque de gratitude et de solidarité financière de la part des monarchies sunnites qu’il estimait avoir protégées, il ira chercher lui-même sa récompense en envahissant deux ans plus tard le Koweït (37, page 125), dans une véritable  « fuite en avant »[3] inflationniste, consistant à dépenser pour rembourser les dépenses, à détruire pour réparer les destructions.

 

            Donc,  dans les années 1980, les  deux principaux peuples chiites de la région, au regard des données objectives de la démographie religieuse, loin d’être soudés  par un quelconque arc, étaient au contraire séparés par une  ligne de front. Certes, la situation a totalement changé au XXIe siècle. La ligne de front n’existe plus entre l’Iran et un Irak passé sous le contrôle des Etats-Unis en 2003, et dont l’Etat est tellement affaibli qu’il ne peut plus avoir la moindre velléité agressive à l’égard de ses voisins. Pour autant, l’Etat irakien actuel (octobre 2018) peut-il être considéré comme la troisième dimension de l’alliance ancienne formée entre la Syrie et l’Iran, qui donnerait de la pertinence à l’appellation« croissant chiite » ?

 

            La gouvernance de l’Irak est organisée, tout comme celle du Liban, de manière à répartir les responsabilités entre les confessions : si le président de la république est « traditionnellement[4] » un Kurde, le président du Parlement un sunnite, le premier ministre, qui détient le pouvoir exécutif est un chiite (22). Comme souvent dans une jeune démocratie représentative, le pluralisme se traduit par un nombre important de partis, qui doivent donc former des coalitions pour gouverner. Aux élections législatives du 12 mai 2018, les deux listes  arrivées en tête se définissent par la référence au chiisme : la première, emmenée par le leader chiite Moqtada Sadr, était  alliée aux communistes sur un programme anti-corruption ; elle a obtenu 54 sièges sur 329. Tout chiite qu’il soit, son leader ne cesse pour autant de  dénoncer l’ingérence de l’Iran qu’il voit dans l’activisme des milices irakiennes chiites pro-iraniennes. « Pour Téhéran, Moqtada Al-Sadr est le plus mauvais des choix. », conclut Hélène Sallon (19).

            La liste chiite pro-iranienne « Alliance pour la conquête » (« coalition d’anciens combattants antidjihadistes proche de l’Iran ») (22) était en deuxième position, avec 47 sièges,  devant la liste du premier ministre sortant Haïder El-Abadi, « soutenu par l’Occident » (20), lequel, avec 42 sièges, précédait une liste laïque, Wataniya (21 sièges)[5]. Mais aucun de ces partis ne peut gouverner seul. De fait une coalition de 16 partis s’est formée le 2 septembre 2018 dans ce but, représentant 177 députés sur les 329 élus, et comprenant notamment le parti de Moqtada Sadr,  et la liste Watanyia. Malgré les efforts de Téhéran, (qui avait dépêché en mai le général Soleïmani à Bagdad pour tenter d’unifier le camp chiite irakien) (19), la coalition ne comprend pas l’ Alliance de la conquête, proche de l’Iran. La mouvance qui pourrait prôner une alliance avec l’Iran, qui n’était pas aux manettes jusqu’aujourd’hui (octobre 2018),  a donc peu de chances de l’être demain.

            Un autre signe  du caractère improbable de l’engagement irakien dans une hypothétique alliance chiite, c’est que les adversaires sunnites semblent ne pas y croire eux-mêmes, et le prouver financièrement : une conférence internationale sur la reconstruction de l’Irak s’est tenue à Koweït du 12 au 14 février 2018, rassemblant un large spectre d’Etats du Moyen-Orient et au-delà. A l’issue de cet événement diplomatique, les pays participants ont annoncé leurs engagements financiers, sous formes de prêts et d’investissements, dont le total se monte à 30 milliards de dollars (pour un besoin estimé au départ à 88 milliards). Or, les Etats dits « sunnites » de la région ont contribué pour le tiers du total : si la Turquie a créé la surprise en annonçant un engagement pour 5 milliards, la participation la plus surprenante est sans doute celle des monarchies de la péninsule arabique, que l’on verrait mal aider un potentiel allié de l’Iran. Or, l’Arabie saoudite a promis 1,5 milliards de dollars, le Koweït (qui fut envahi par l’Irak en 1990), 2 milliards, le Qatar, 1 milliard. « Les pays du Golfe, qui ont renoué avec le premier ministre irakien, Haïder Al-Abadi, après des années de désengagement de ce pays considéré comme acquis au rival iranien, ont également pris leur part. », explique Le Monde (18). Ceci permet d’ajouter un volet irakien à la  réponse à la  question n° 1, concernant la réalité des alliances. La question n° 2, concernant l’existence d’une religion commune, perd ainsi de son sens.

            La suite permet d’aborder la question n° 3, qui concerne le lien entre le sentiment religieux et la politique étrangère dans le cas irakien. C’est peu de dire que la pourtant jeune démocratie parlementaire irakienne ne passionne pas les foules : les élections législatives  « ont été littéralement boycottées » (20), avec seulement 44,52% de participation(19). Un vent de contestation souffle à l’automne 2018 (21), qui se soucie largement plus de l’emploi et de la lutte contre la corruption que de la politique étrangère du pays. Il se vérifie d’ailleurs une fois de plus que la démographie religieuse n’a rien à voir avec le pouvoir idéologique de la religion : tandis que la population irakienne reste majoritairement chiite, les partis, activistes et milices chiites ne recueillent pas forcément l’adhésion populaire : c’est ainsi que les contestataires s’en sont pris aux sièges des partis en général, et chiites en particulier : à Bassora, le 6 septembre, des « milliers de protestataires » (21) ont incendié des bâtiments publics et les sièges des principaux partis chiites.

 

            L’alliance entre la Syrie et l’Iran, avérée mais qui ne mérite décidément pas le qualificatif de chiite, ne s’élargit pas à l’Irak. S’étend-elle à d’autres pays ? Le pouvoir iranien, isolé jadis  lors de la guerre contre l’Irak, aujourd’hui face à la coalition du Golfe, cherche à promouvoir son extension. En 2013 encore, Antoine Sfeir nous le confirme : « Les Iraniens chiites se trouvent dans un océan de sunnites. Et ils ont peur » (37, page 126). Mais cette recherche, si l’on en croit Bernard Hourcade (30), plus défensive qu’agressive, est loin de rencontrer toujours le succès. Il nomme « archipel chiite » un ensemble disparate de territoires, peuplés de minorités ethniques ou religieuses dans lesquels la république islamique a commencé à exercer son influence ou son ingérence selon ses possibilités.

            Sur le premier point, la stratégie iranienne est-elle défensive ou offensive ? Selon B. Hourcade, en admettant que ses dirigeants le veuillent, l’Etat iranien n’a pas la possibilité matérielle de mener des guerres de conquête classiques. En revanche, et faute de mieux, il se replie sur une stratégie d’influence voire d’ingérence, qui vise à se fabriquer des alliés en favorisant dans l’« archipel » l’accession au pouvoir de dirigeants qui partagent leur vision  idéologique ou politique. Cette stratégie est au moins en partie justifiée par la crainte de menaces sérieuses : c’était la menace irakienne dans les années 1980 ; c’était dans les années 2010 la menace d’une victoire des jihadistes de Daech à Bagdad et à Damas, « ce qui aurait créé à sa frontière un immense territoire sous la domination directe ou indirecte de l’Arabie saoudite et des monarchies pétrolières » (30). Bien qu’officiellement combattus par le royaume saoudien, ces jihadistes sont perçus avant tout comme ses créatures,  même si elles se sont retournées contre leurs créateurs.

            Sur le second point, cette stratégie est-elle efficace ou non ?

            C’est au Liban qu’elle  a rencontré le plus de succès, sans doute en partie parce que son influence y est ancienne et n’a pas attendu l’instauration d’une république islamique pour se faire sentir auprès de la portion chiite de la population libanaise. En effet, la Savak, police politique du Shah, était présente à Beyrouth dès les années 1970 pour  contrôler le clergé chiite libanais en relation avec l’opposition chiite iranienne en exil (incarnée notamment par l’ayatollah Khomeiny). Pour faire contrepoids à cette menace potentielle, elle soutenait en même temps le parti chiite Amal[6] considéré comme « modéré ». La  république islamique utilisa par la suite ces réseaux pour construire le Hezbollah, force chiite à la fois militaire et politique, qui a réussi depuis 2005 à asseoir sa participation au gouvernement libanais, et qui intervient militairement sur le terrain, en Syrie, en soutien au régime de Bachar El-Assad. On peut d’ailleurs mesurer les succès de l’influence iranienne à l’aune des craintes saoudiennes. Celles-ci furent suffisantes pour que, on l’a vu, le royaume cherche à son tour à intervenir dans les affaires de Beyrouth en exerçant des pressions sur le premier ministre Saad Hariri, jugé trop complaisant à l’égard du Hezbollah. On a également vu que la crainte de l’influence iranienne sur l’émir du Qatar fut une raison importante de la mise en quarantaine de l’émirat en juin 2017.

            Pour autant, nous avons également constaté - au Yémen et à Bahreïn - que dans d’autres cas, l’influence iranienne, tout aussi redoutée, est largement fantasmée. Quand elle ne l’est pas, c’est qu’elle a été construite et solidifiée par les réactions saoudiennes à ce qui n’était au départ que fantasme.



[2] Ce qui fut dévoilé par la suite avec l’éclatement du scandale de l’Irangate. Cf  1re exploration

[3] « Le bilan, pour Bagdad, a des allures de catastrophe : avec quelque 80 milliards de dollars de dette extérieure et au moins autant d’investissements nécessaires pour la reconstruction, le pays est à bout de souffle. D’où la fuite en avant que constituera l’invasion du Koweït en août 1990. » (31)

[4] Mais peut-on nommer « tradition » une habitude ancienne de 15 ans ?

[5] « Ma nation », en arabe

[6] « Espoir », en arabe

 

Conclusion

 

            Pour que l’hypothèse du caractère religieux des alliances ne s’écroule pas comme un château de cartes, il suffirait  donc de montrer que l’une d’elles a un caractère religieux : si la volonté des mollahs iraniens d’exporter la révolution islamique chiite était la raison dominante de l’action diplomatique iranienne dans la région, alors, oui, toute alliance formée en vue de répondre à ce qui serait perçu comme une menace prendrait de ce fait un caractère religieux dérivé. Cela supposerait l’existence d’une sorte d’ « internationale chiite » (sur le modèle de la vieille internationale socialiste)  ou d’église chiite (sur le modèle de l’Eglise  catholique romaine, structurée comme une organisation internationale dont la raison d’être est religieuse). Or, cela n’est pas prouvé.

 

 

 

            Récapitulons. Craignant l’exportation de la révolution islamique, les Irakiens ont attaqué l’Iran, qui réagit par l’alliance avec la Syrie, perçue par les Syriens comme une solution à leur sentiment d’isolement et comme une menace d’encerclement par les Irakiens, lesquels répondirent en se rapprochant des monarchies sunnites du Golfe persique. Alors les Iraniens, redoutant un encerclement sunnite, cherchèrent des appuis dans les populations chiites du Liban et de la péninsule arabique, ce que les monarques sunnites du Golfe perçurent comme autant de menaces chiites, auxquelles elles prétendirent faire face en bombardant le Yémen et en se rapprochant d’Israël et de la Turquie, ce que les Iraniens considèrent comme un encerclement sunnite.

 

 

 

            Décidément, ils ont peut-être raison ceux qui prétendent que la guerre est absurde !

 

 

 

            La prochaine fois nous nous intéresserons à l’influence de l’orthodoxie chrétienne sur les relations internationales est-ouest.