Que peuvent les chômeurs contre le chômage ?

Où l'on apprend des choses étranges :

La formation professionnelle ne saurait diminuer le chômage

Pour augmenter le chômage, il suffit d'encourager la recherche d'emploi !

 

            Qu’est-ce que le chômage et qu’est-ce qu’un chômeur ? Un chômeur est une personne sans emploi, disponible pour en occuper un, et qui en cherche un. Un étudiant n’est pas chômeur parce qu’il n’est pas encore disponible, un retraité parce qu’il ne l’est plus. Une personne (homme ou femme) qui a décidé de s’occuper de son foyer n’est pas un chômeur non plus parce que la 3e condition n’est pas remplie : elle ne cherche pas d’emploi, (car elle ne manque pas de travail !). Bien sûr, ces principes généraux sont à nuancer, puisqu’il est aujourd’hui possible, sous certaines conditions, de cumuler certaines formes d’emploi avec une retraite, et que des étudiants travaillent pour financer leurs études. En France, Pôle Emploi précise ces nuances en classant les demandeurs d’emplois en 5 catégories, en fonction de leur degré de disponibilité. C’est ainsi que l’appartenance à la  catégorie A, la plus restrictive, exige une disponibilité immédiate et l’absence totale d’activité rémunérée dans le mois précédent l’inscription. Cette catégorie comptait en France métropolitaine, 3 295 700 personnes fin septembre 2013, selon la Dares[1].  Le nombre total de personnes inscrites dans l’une ou l’autre des cinq catégories atteignait 5 473 000, toujours en France métropolitaine.

 

 

 

            S’il existe des chômeurs, c’est parce que l’offre d’emplois, c’est-à-dire la demande de force de travail, ou si l’on préfère le besoin de travailleurs exprimé par les entreprises est supérieur  à la demande d’emplois, c’est-à-dire à l’offre de force de travail.

 



[1] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques au Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social

 

Salle d'attente
Une chaise

 

 

            Imaginons que la salle d’attente d’un cabinet médical soit organisée comme une voie à sens unique: une porte à l’extrémité gauche permet l’entrée aux patients qui arrivent de la rue ; une porte à l’extrémité droite donne l’accès aux salles d’examen et de soins. Elle s’ouvre de temps en temps sur le visage d’un médecin qui appelle le patient suivant. La salle est équipée de chaises qui permettent de … patienter dans les meilleures conditions de confort. Les personnes qui entrent dans la salle figurent les nouveaux arrivants sur le  « marché du travail », c’est-à-dire les jeunes ayant terminé leurs études et cherchant un emploi pour la première fois.  Les patients qui se lèvent de leur chaise parce que le médecin les appelle figurent les départs à la retraite. Chacun d’eux libère ainsi une chaise qui peut être utilisée par un nouvel arrivant, soit au moment même de son entrée, soit après une période plus ou moins longue de station debout (chômage), en cas de pénurie de chaises ou d’afflux de patients. Pour éviter cette situation, on peut certes filtrer les entrées ou carrément fermer la porte  qui donne sur la rue. On s’accordera pour n’estimer cette solution convenable ni pour les patients ni pour les médecins. Chacun reconnaîtra que la solution la plus satisfaisante consiste à rajouter des chaises. Ce phénomène est la croissance économique, qui, seule,  crée des emplois.

 

 

 

             Il est rare que le médecin ou le personnel d’accueil décide de retirer des chaises de la salle d’attente, même lorsque la foule des patients se fait rare, et que, à la faveur de la tombée de la nuit, les lieux  se désertifient quelque peu. C’est pourtant ce qui se passe lorsque des emplois existants sont détruits, soit par fermeture d’entreprises, soit par délocalisation, soit par modernisation de l’outil de production. On pourrait cependant comprendre, et même approuver, que les responsables du lieu ôtent certaines chaises usées ou détériorées, et les remplacent par des sièges plus confortables, plus propres, et quelquefois plus nombreux. C’est ainsi que l’offre d’emplois globale, ou demande globale de travail par les entreprises, est un solde net entre d’une part, l’ensemble des créations d’emplois – par création d’entreprises ou par croissance des entreprises existantes – et l’ensemble des destructions d’emplois. La demande globale d’emplois, c’est-à-dire l’offre globale de travail est de la même façon le solde entre les arrivées sur le marché du travail et les départs.

 

 

 

 

            On commet donc un abus de langage en avançant qu’une fermeture d’usine augmente le nombre des demandes d’emplois. Une fermeture d’usine, c’est moins de chaises dans la salle, ce n’est pas davantage de patients. De même, les patients qui se lèvent parce que le médecin les appelle libèrent des chaises existantes : pour autant, ils n’en fabriquent pas de nouvelles ! Les personnes qui partent à la retraite libèrent leur emploi, mais les départs à la retraite ne créent aucun emploi. Si nous voulons par conséquent comparer  deux secteurs d’activité donnés du point de vue de leur capacité à générer des emplois – par exemple, les filières respectives du nucléaire et des énergies alternatives – il faut comparer le nombre de chaises que ces deux filières sont susceptibles de fabriquer et d’installer dans la salle, indépendamment du nombre de personnes qui, en même temps,  vont se lever de leur chaise pour quitter la salle. Et ce même si, en apparence, les décisions de départ et la nature des chaises occupées semblent de prime abord liées.

 

 

 

 

 

 

 

            Le 20 septembre 2013, l’émission « C dans l’air » de France 5 était précisément consacrée à ce sujet[1]. Il y fut question, à un moment donné, de l’emploi comme enjeu de la sortie du nucléaire. Ceux qui seraient créés dans les énergies renouvelables et dans les économies d’énergie compenseraient-ils les emplois perdus dans la filière nucléaire ? Pour Françis Serin[2], qui défend l’industrie nucléaire, cette dernière  représente 450 000 emplois. Pour Laura Hameaux, représentant le réseau « Sortir du nucléaire », « plusieurs centaines de milliers d’emplois » pourraient être créés dans la rénovation des bâtiments, les économies d’énergie, les énergies renouvelables. Elle   déclare de plus, en substance : « En 2017, 50% des salariés d’EDF (ou du nucléaire) devront partir à la retraite. C’est autant d’emplois qui n’auront pas à être compensés ». 

 

            C’est évidemment une erreur de raisonnement. Car ce qui compte, c’est la comparaison entre les emplois occupés respectivement par le nucléaire et par l’alternative au nucléaire. Ces quelque 225 000 salariés du nucléaire qui partiront en retraite  ne vont pas emporter leur emploi avec  eux.  Si la filière nucléaire était maintenue en l’état, ils seraient remplacés par 225 000 jeunes qui trouveraient ainsi un travail, tandis que 225 000 autres salariés garderaient leur emploi. En revanche, dans l’hypothèse d’un démantèlement total (hypothèses toutes deux excessives, pour les besoins de la démonstration), ces 225 000 emplois ne seraient pas créés tandis que 225 000 autres personnes perdraient le leur. Au total, départ en retraite ou non, ce sont bien 2 fois 225 000, soit 450 000 emplois qui seraient menacés par une sortie du nucléaire, et qui auraient donc tous à être compensés par des créations d’emplois alternatifs.[3]

 

 

 

            Nous garderons à l’esprit l’image de la salle d’attente pour aborder successivement deux thèmes omniprésents : l’ « employabilité » et l’incitation. Il faut, n’est-ce pas rendre les chômeurs « employables » ; il faut, bien entendu, inciter les chômeurs à chercher un emploi, sans quoi ils n’en trouveront jamais. Qui ne cherche rien ne trouve rien. Cette phrase, qui sonne comme un dicton, semble la voix du « bon sens » (disons, du sens commun).

 

 

 

            J’aborderai le premier de ces thèmes par le biais de la formation professionnelle.

 

 

 

            Lorsqu’on améliore la formation des chômeurs ou de toute personne amenée à postuler pour un emploi quelconque, on augmente certainement ses chances  de trouver un emploi, et c’est hautement souhaitable de son point de vue. Mais il trouvera cet emploi au détriment d’un autre candidat, c’est-à-dire que cette politique n’a aucune chance en elle-même de faire diminuer le nombre de personnes sans emplois. Pour ce faire, il faudrait rajouter des chaises. La formation professionnelle peut-elle contribuer à l’augmentation du nombre de chaises à la disposition des invités, c’est-à-dire du nombre d’emplois ? C’est ici que l’honnêteté m’oblige à nuancer mon propos de départ : oui, la formation professionnelle peut permettre de rajouter des chaises si la personne formée, au lieu de demander un emploi, donc d’offrir sa force de travail, crée son propre emploi : bref, il fabrique lui-même la chaise sur laquelle il va s’asseoir. Cela peut arriver si cette personne crée son entreprise. Il va immédiatement créer un emploi, le sien, et, à terme, peut-on espérer, d’autres emplois si cette entreprise se développe.

 

            Mais dites-moi, cette entreprise crée par ce chômeur va produire un bien ou un service. Elle va le vendre afin de rémunérer  l’emploi créé dans l’immédiat et ceux qui le seront par la suite. Ce bien ou ce service répond sans doute à un besoin. De deux choses l’une : ou bien ce besoin était déjà satisfait, ou c’est un besoin nouveau.

 

            Dans le premier cas, cette nouvelle entreprise va satisfaire ce besoin au détriment d’entreprises existantes qui s’en chargeaient jusqu’alors. Quelle qu’ en soit la raison, si ces entreprises existantes n’assurent plus cette production, l’emploi créé immédiatement est compensé par la destruction d’un autre emploi qui existait dans une autre entreprise, et le nombre global d’emplois ne s’en trouve donc pas modifié.

 

            Ce n’est que dans le second cas –  augmentation des besoins ou apparition d’un besoin nouveau – que le créateur d’entreprise augmente le nombre de chaises. Comme la population de mon village augmente, nous avons besoin d’une seconde boulangerie. Le maire m’encourage à suivre une formation de boulanger et à m’installer. Alors, oui, je crée mon propre emploi, et celui-ci s’ajoute aux emplois existants. J’ai l’impression que c’est mon acte de formation qui a créé cet emploi. En réalité, il n’en aurait rien été si le besoin n’avait pas existé indépendamment de ma volonté. Ou bien, imaginons que, grâce à une solide formation, - pas seulement professionnelle en l’occurrence mais avant tout générale - notre demandeur d’emploi lance un produit nouveau  qui corresponde à un besoin nouveau. A condition qu’il soit solvable, il aura alors effectivement contribué à fabriquer la chaise sur laquelle il va s’asseoir lui-même.

 

            Mais on voit bien que ce résultat n’est envisageable que dans un certain nombre de conditions et dans un délai qui interdisent de classer la formation professionnelle dans les politiques efficaces à court terme pour diminuer le chômage.

 

 

 

            Est-ce à dire que la formation professionnelle  ne sert à rien ? Absolument pas, mais il faut dire que cela sert à autre chose qu’à diminuer le chômage.

 

 

 

            Cela sert d’abord à résoudre des problèmes individuels des demandeurs d’emplois : lorsque l’économie réclame 100 000 nouveaux travailleurs[4] une année donnée, que 3 millions de personnes cherchent un emploi, il est clair que les mieux formés de ces 3 millions-là  auront davantage de chances que les autres de décrocher leur emploi. Si le nombre de ces personnes formées ne dépasse pas 100 000, on peut dire que la formation professionnelle est presqu’une assurance tous risques. Mais supposons que la politique de formation professionnelle connaisse un succès tel que, pour pousser les choses à l’extrême, ce soit la totalité de ces 3 millions de chômeurs qui puisse s’en prévaloir. Le nombre de  postes à pourvoir n’en restera pas moins limité à 100 000. Mais soyons plus réaliste : grâce à la formation professionnelle, ce sont par exemple 200 000 personnes qui sont prêtes chaque année à occuper les emplois proposés par l’économie. Supposons de plus que 50 000 autres personnes arrivent, grâce à la formation professionnelle, à créer leur propre emploi sans en détruire d’autres en même temps.  Il appartiendra encore malgré tout aux entreprises de choisir 100 000 personnes parmi 200 000.   C’est la raison pour laquelle « l’économie » a besoin pour d’autres moyens de sélection pour opérer ce tri sans avoir l’air de le faire de manière inéquitable ou d’accorder trop de place au hasard. En vérité, le tirage au sort serait peut-être la méthode la plus juste. Mais il n’est pas possible de l’annoncer comme telle. On a donc imaginé des  techniques déguisées de tirage au sort, telles que la lettre de motivation, le cv, l’entretien d’embauche. A ce sujet, je vous renvoie à une réflexion que vous trouverez dans la page « propositions »

 

 

 

            La formation professionnelle sert, en second lieu, à satisfaire les besoins des entreprises en main-d’œuvre qualifiée. Ce besoin est parfaitement légitime : nombre d’entreprises signalent les difficultés qu’elles éprouvent, notamment dans certains secteurs (bâtiment, restauration) à trouver la main-d’œuvre dont elles ont besoin. Et que dire de la pénurie de médecins dans les zones rurales ?

 

            Mais ce problème ne doit pas être confondu avec la question du chômage, car il est très exactement son contraire. Confondre les deux problèmes revient à confondre la rareté et l’abondance.

 

            En effet, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, quand elle existe, est à analyser comme un excès de demande sur l’offre de force de travail concernant certaines qualifications, certains métiers, certaines régions, etc.  C’est la définition de toute pénurie : la rareté , l’excès de demande sur l’offre. Les entreprises, c’est-à-dire les demandeurs de force de travail, c’est-à-dire encore les offreurs d’emplois, peinent à trouver des travailleurs au niveau de prix (salaire) proposé.

 

            Le chômage est au contraire un excès d’offre sur la demande de force de travail. Les chômeurs, c’est-à-dire les personnes qui offrent (proposent) leur force de travail moyennant salaire, c’est-à-dire qui demandent (recherchent) un emploi peinent à en trouver un.

 

 

 

            La formation professionnelle contribue à répondre au premier de ces problèmes.  On commet un contresens lorsqu’on prétend qu’il est une solution au second problème.

 

 

 

            Il en est de même du second thème annoncé : l’ « incitation ». Pour diminuer le chômage, faut-il inciter les chômeurs à chercher du travail ?

 

            Ce thème est périodiquement ressassé. Dernier épisode en date : la déclaration de François Rebsamen, ministre du travail, le 2 septembre 2014, sur i-télé, annonçant qu’il allait renforcer les contrôles destinés à vérifier que les chômeurs « recherchent bien un emploi ».

 

 

 

            Cette proposition est un contresens total. Sa mise en œuvre, non seulement ne diminuerait  en rien le nombre de chômeurs, mais au contraire, prise à la lettre, elle ne pourrait que l’augmenter. Il suffit pour s’en convaincre de relire la définition du chômage, qu’elle nous soit donnée par le BIT, par l’Insee ou par Pôle Emploi. Un chômeur est une personne sans emploi mais qui en cherche un.  Une personne sans emploi mais qui n’en cherche pas, parce qu’elle se consacre par exemple à élever ses enfants, n’est pas un chômeur. Chaque individu que l’on a réussi à convaincre de chercher un emploi est tout simplement un chômeur supplémentaire, du moins tant qu’un poste n’a pas été créé pour lui (et pour lui seul, c’est-à-dire sans que cette création ne se paie par la destruction d’un autre).

 

 

 

            Ce petit jeu fait penser, par la cruauté sadique dont il témoigne, à celui dont use le maître avec son chien, quand il s’amuse à  tendre et retirer tour à tour la nourriture devant sa gueule pour qu’il « fasse le beau ». En effet, saufs cas exceptionnels, les postes de travail manquent. Inciter les demandeurs d’emplois à courir après des emplois qui n’existent pas constitue une double peine cruelle et inutile : à la malchance de ne pouvoir nourrir sa famille s’ajoute celle de devoir courir chaque matin au-devant des refus, comme s’il semblait nécessaire aux idéologues libéraux, qui pensent qu’il faut punir les pauvres, que le chômeur ressente encore plus fort sa déchéance, à travers la multitude de refus qu’il doit essuyer. Il ne suffit pas qu’il se sache chômeur : il faut, pour être bien puni, que cette situation lui soit rappelée le plus fréquemment possible.

 

 

 

            Alors pourquoi cette proposition est-elle si fréquemment formulée, et, ajouterais-je, pourquoi  fait-elle régulièrement partie de la panoplie des mesures mises en œuvre ?

 

Tout simplement parce qu’elle est utile pour résoudre d’autres problèmes que celui du chômage. Lesquels ? Les problèmes en question sont au nombre de deux, pas un de plus, pas un de moins : d’une part, le problème de financement des organismes de protection sociale ; d’autre part, le besoin qu’éprouvent les entreprises, dans le contexte d’une économie de marché, de faire fonctionner la concurrence  afin d’optimiser leur « approvisionnement »  en main-d’œuvre qualifiée.

 



[1] « La guerre du nucléaire aura-t-elle lieu ? »

[2] directeur du pôle information de  la Société française d’énergie nucléaire

[3] Cette petite démonstration ne préjuge en rien de la position de son auteur en ce qui concerne les choix énergétiques de la France.

[4] A titre d’exemple, en France, 168 000 emplois nets ont été créés entre 2010 (où l’on comptait dans l’ensemble de l’économie 26 798 000 emplois) et 2011 (26 966 000). En revanche, l’économie française aurait, en 2012, détruit  10 000 emplois (26 956 000 – 26 966 00) Cf. Alternatives économiques, hors-série n° 98, 4e trimestre 2013. « Les chiffres 2014 », p. 94.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques au Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social