Final pour huit explorations dans le concert des nations

Allegro ma non trop tôt !

6 juillet 2021

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Tous aussi gonflés les uns que les autres ! (Adobe Stock)
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            Que reste-t-il de ces huit explorations internationales ?

            Nous avons appris que la prise en compte des intérêts économiques était nécessaire pour saisir l’origine de bien des conflits internationaux, mais insuffisante pour comprendre leur déroulement et leur issue (1re exploration).

            Nous avons appris de plus que la prise en compte des croyances, notamment religieuses, était utile pour comprendre l’origine de certains conflits et de certaines alliances internationales, mais que ces dernières savaient parfaitement se passer de l’alibi religieux pour persister, que ce soit au Moyen-Orient (2e exploration) ou en Europe centrale (3e exploration).

            Nous avons encore appris que le  langage diplomatique est une langue à part entière : connoté et conventionnel, il doit être traduit  pour être compréhensible par tous ; implicite ou subliminal, son message est  à lire « entre les lignes » ; autant que par mots il parle par gestes (« faire c’est dire ») en abusant alors de la prétérition (4e exploration) ; performatif (« dire, c’est faire »), il donne à la parole diplomatique un semblant de pouvoir magique, comme celui de fabriquer certains conflits apparemment sans enjeux, opposant quelquefois des  alliés  (6e exploration).

 

            Mais l’analogie économique est plus utile que l’évocation de la magie pour justifier l’existence et l’abondance de la parole diplomatique : l’analogie avec les circuits commerciaux et bancaires a permis, dans la 7e exploration, d’éclairer en partie le fonctionnement du phénomène de la médiation dans les conflits.

            L’échange de mots est à la résolution des conflits ce que l’échange monétaire est à la production : la première condition pour qu’elle trouve un débouché. A cet égard, nous avons vu (6e exploration – 1) qu’il convenait de distinguer la communication standardisée, analogue au commerce de masse, qui gère les relations courantes, de la conversation confidentielle, qui résout des conflits singuliers en échangeant de véritables informations.

            Tandis que la « transparence du marché » est en économie une fiction indispensable aux libéraux pour construire la représentation d’un marché « de concurrence pure et parfaite », il est frappant de constater que la réalité des discussions internationales oscille entre deux situations extrêmes : d’un côté la stricte confidentialité des échanges « personnalisés » et de l’autre, la parfaite transparence des échanges standardisés, « industrialisés » (5e exploration) La faculté de lire dans la pensée d’autrui reste jusqu’à présent le privilège des personnes morales, en particulier des Etats. Mais cette faculté est en même temps la preuve que les acteurs qui les représentent jouent un rôle sur cette scène internationale mais non moins théâtrale, chacun feignant d’apprendre ce qu’il sait déjà de son interlocuteur, et feignant de lui révéler ce que ce dernier sait déjà tout en sachant qu’il le sait.

            Cela n’est pas sans rappeler une autre catégorie de situation sociale, dans laquelle on peut observer des acteurs qui semblent agir en dépit ou à rebours de ce qu’ils pensent, plus exactement - puisque « faire c’est dire » (4e exploration)  - à mentir par leurs actes : il s’agit des marchés spéculatifs. Là, par intérêt, - non par plaisir - les spéculateurs, en achetant un actif que tout le monde achète et parce que tout le monde l’achète, définissent un prix bien supérieur à ce qu’ils savent de sa véritable « valeur » ou de son « juste prix ». Le « juste prix », ou prix d’équilibre pour les économistes libéraux, est ce prix qui est censé satisfaire tous les intervenants. 

            On peut dire aussi qu’une autre sorte de spéculation gangrène également les relations internationales, : les prix payés en nature par les êtres humains sont souvent exorbitants, bien-au-dessus de la valeur des enjeux. « Tout ça pour ça ! », entend-on s’écrier quand les bulles éclatent, laissant apparaître que « le jeu n’en valait pas la chandelle ».

            J’ai essayé de montrer par exemple (« Toutes les bulles ne sont pas financières ») que le sort que l’on a réservé au lanceur d’alerte Edward Snowden ne sert les intérêts d’aucun acteur : ni bien sûr du principal intéressé, ni de ceux qui le poursuivent depuis les Etats-Unis, ni des gouvernements qui lui ont refusé l’asile. Bien d’autres exemples pourraient être pris dans cette catégorie. D’une manière plus générale, nous avons appris que la peur est un bien meilleur faiseur d’alliances - c’est-à-dire fauteur de guerre - que la religion (2e exploration). Si chacun a peur de l’autre, c’est qu’il n’y a rien à craindre et donc aucun enjeu. Enfin, lorsqu’une guerre est terminée, il est devenu presque une banalité de constater qu’il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu » [1]. Souvent les belligérants s’aperçoivent qu’ils n’ont pas gagné davantage au bout du compte et du décompte (des morts) qu’ils n’en auraient obtenu s’ils s’étaient dès le départ assis à la table des négociations. L’éclatement des bulles révèle le véritable prix des choses, et ce prix, contrairement à l’idéal libéral, ne satisfait personne.

            Cette étonnante irrationalité commune aux relations internationales et aux relations de marché m’incite à cultiver une analogie toute formelle entre ces deux domaines. L’importation des concepts économiques a déjà largement nourri ces huit explorations, mais je souhaite systématiser maintenant cette méthode en m’attardant sur le thème particulier du marché.

           

            D’ailleurs, entre économistes et spécialistes des relations internationales, les échanges sont anciens. En prêtant leurs concepts, les premiers ne feraient que renvoyer aux seconds la monnaie de leur pièce. Les économistes n’ont-ils pas emprunté les premiers aux militaires le langage de la stratégie, et ce tout simplement pour intégrer le caractère de plus en plus conflictuel de la réalité économique, au fur et à mesure que la concentration des entreprises capitalistes imprimait un caractère agressif à la concurrence ? Tandis que le marché de « concurrence pure et parfaite » est l’imagination d’une situation dans laquelle chaque acteur est réduit de par sa faible taille à s’adapter passivement aux conditions d’un marché totalement atomisé et d’une concurrence anonyme, le marché oligopolistique résultant de  la concentration produit une concurrence active, dont les acteurs adoptent des stratégies et passent à l’offensive, qu’ils décident de contourner (stratégie de démarcation) ou d’affronter des concurrents désormais bien identifiés. Les termes militaires envahissent le langage des gens d’affaires, qui « investissent » des créneaux, qui opèrent des « redéploiements », qui déclenchent des « raids » boursiers…

 

            La contamination inverse du champ diplomatique par le langage économique a pour une fois été validée à l’avance par le langage courant : un « dialogue » est un « échange », tandis que la même racine a donné « négociation », « négoce » et « négociant ». Ne dit-on pas d’une personne avec laquelle le dialogue est facile qu’elle est « d’un commerce agréable » ? Enfin, qui connaît le tout premier individu à avoir accusé son interlocuteur de « se payer de mots » ? Celui-là ouvrit la voie à l’assimilation de la parole diplomatique à la monnaie.

 

            Pour systématiser l’analogie entre le marché et la diplomatie, posons que la parole est la monnaie de la diplomatie, qu’un conflit résolu est un marché, qu’un conflit non résolu est une dette, que cette dette peut être à son tour mise en marché et, last but not least, que les marchés diplomatiques n’ont pas plus de rationalité que les marchés financiers.

 



[1]  Cette expression inspira encore dernièrement un titre du Monde après la signature d’un cessez-le feu entre le Hamas et Israël en mai 2021(34) 

La parole est la monnaie de la diplomatie

1. Comme la parole diplomatique, la monnaie n’a pas de valeur intrinsèque. Les paroles s’envolent, la montée des tensions transforme les traités internationaux en « chiffons de papier » comme l’inflation transforme les billets de banque en monnaie de singe. La décision politique de suspendre la convertibilité d’une monnaie papier en métal a les mêmes effets, obéit à la même logique que celle d’un dictateur qui s’assoit sur un traité.

            En revanche, si la monnaie n’a pas de valeur intrinsèque, une de ses fonctions classiquement reconnues est de mesurer la valeur des choses. De même peut-on dire que la parole diplomatique sert avant tout à exprimer ce qui constitue pour chaque acteur une valeur, ce à quoi il attache un prix, ses intérêts.

            Lorsque les intérêts des Etats entrent en contradiction les uns avec les autres, leur exposition dans un pur et simple exercice de communication s ne suffit évidemment pas à résoudre cette contradiction : selon la vision réaliste des relations internationales, chaque Etat défend en priorité ses intérêts, qu’aucune discussion n’est en mesure de changer objectivement.

            Pour résoudre ces contradictions, ils peuvent négocier un compromis, c’est-à-dire passer un marché.

            Sur un marché économique, l’offre est l’intention de vendre une certaine quantité à un certain prix. La demande est l’intention d’acheter une certaine quantité à un certain prix.

            Dans un marché concurrentiel, le prix effectif résulte de la rencontre entre l’ensemble des offres et l’ensemble des demandes. Il est une donnée qui s’impose à chaque acteur alors même qu’il est le résultat de la confrontation des offres et des demandes de tous. Il traduit en fait la proposition de prix et de quantités qui est commune aux vendeurs et aux acheteurs et qui peut donc les mettre d’accord. Il existe un postulat selon lequel ce prix de marché reflète une valeur objective des choses, un « juste prix ». La parfaite transparence du marché est une des conditions de son fonctionnement ; dans sa fonction de mesure de la valeur, la monnaie permet cette transparence.

            De même, dans un conflit, les acteurs prennent des positions ou expriment des revendications. La prise de position est une offre. La revendication est une demande. Le prix est ce que chaque acteur est prêt à payer (concéder) ou à faire payer (dans un conflit ouvert) en échange de la satisfaction de ses revendications. Le prix est la valeur que chaque acteur attache à ses propres objectifs ou revendications. Il reflète les attentes des intervenants. Comment ces préférences pourraient-elles être connues des intervenants sans la discussion, sans le foisonnement de la parole diplomatique ? L’expression par cette parole de ces attentes est aussi utile que la connaissance des prix par chaque acteur sur un marché économique.

            Si cette condition est remplie, la porte est ouverte à l’échange. Si aucun Etat, si l’on en croit les réalistes, n’est prêt à renoncer à ses intérêts uniquement parce qu’on le lui demande, donc gratuitement, le réalisme admet cependant qu’il puisse sacrifier l’un d’entre eux en échange d’un autre. Par exemple, au début des années 1990, l’Allemagne d’Helmut Kohl tenait à sa réunification, dont le président français François Mitterrand se méfiait. D’un autre côté, l’Allemagne était réticente à abandonner le deutschmark pour se rallier à une monnaie unique européenne. Il y eut un échange, une sorte de troc, entre l’acceptation par l’Allemagne de l’euro et l’acceptation par la France de la réunification allemande.

 

            La monnaie a pour deuxième fonction classiquement reconnue celle d’être un intermédiaire des échanges. En tant que tel, la monnaie permet d’éviter le troc. En payant le savetier avec l’argent qu’il a retiré de la vente de son pain, le boulanger échange son pain contre des chaussures. Ce n’est pas un troc, car ce n’est pas son propre client qui lui fournit les chaussures. En cas de troc, la monnaie peut quand même jouer un rôle comme instrument de mesure de la valeur des choses. De même, le « deal » franco-allemand, qui restait un exemple de troc (en l’absence de tiers), n’aurait jamais pu être mis en place sans discussions, donc sans intervention de la parole diplomatique.

 

2. Dans une première approche, la monnaie tire sa valeur de la confiance qu’on lui accorde. Je n’accepte un billet pour paiement d’une dette que parce que je sais que d’autres l’accepteront en paiement de ma propre dette. De même, la parole diplomatique commence à prendre de la valeur dès lors que je sais que d’autres acteurs lui en accordent. Comme l’a montré la 7e exploration, c’est le rôle d’un médiateur de fournir une garantie aux parties en conflit, de la même manière qu’une banque centrale est un garant de la valeur de la monnaie, en s’engageant à l’échanger contre du métal ou à refinancer les dettes des banques commerciales.

 

3. Dans une autre approche, la monnaie tire sa valeur de la valeur intrinsèque d’un autre actif auquel elle est adossée. De même, la parole diplomatique tire sa valeur d’un stock de moyens de pression prenant la forme de menaces ou de promesses. (cf. 1re exploration)

 

4. Tandis que les banques ont le pouvoir exorbitant de créer de la monnaie par le crédit, de même mais à l’inverse, c’est la parole diplomatique qui a ce pouvoir exorbitant de créer de la réalité. Mais il n’y a aucune magie : la capacité d’une telle parole à produire effectivement du réel dépend de la réponse qui lui sera apportée par les autres acteurs, de manière analogue à la capacité qu’a un pouvoir, sur le plan intérieur, de se faire obéir. La valeur réelle de la monnaie crée par les banques est conditionnée par l’usage qu’en font les acteurs privés, c’est-à-dire leur capacité à utiliser cette monnaie de manière productive. Créer de la monnaie consiste à anticiper sur une production future ; de même, la parole diplomatique consiste à parier que les acteurs y adapteront leur conduite en anticipant sur le réel ainsi annoncé ou institué.

 

            On peut en effet distinguer deux modalités de la création de réalité par la parole diplomatique : celle, prédictive, de l’annonce et celle, performative, de la reconnaissance.

L'annonce

            Dans son premier discours de politique étrangère, le 4 février 2021, Joe Biden annonça le retour de « l’Amérique » (« America is back »), c’est-à-dire avant tout, selon les commentateurs[1], la réaffirmation par les Etats-Unis de leur appartenance à l’alliance atlantique et de leur solidarité avec les alliés européens. Cette annonce relativement abstraite s’incarna dans une promesse, celle de renoncer à l’intention de retirer les troupes états-uniennes du territoire européen, intention qui était celle de Donald Trump, son prédécesseur à la Maison Blanche. Biden annonça « le gel de la réduction du contingent américain présent en Allemagne ». Trump prévoyait en effet une diminution de 9 000 hommes de ce contingent qui en compte 35 000 (28). On voit donc comment un changement majeur peut ne pas se traduire instantanément par une modification de flux matériels sans pour autant cesser d’être un changement majeur par les attentes qu’il peut susciter. En l’occurrence, la virtualité est à mettre au carré puisque l’annonce présidentielle consista à éteindre une attente qui n’avait elle-même pas eu le temps de se réaliser. Joe Biden a également annoncé dans ce discours la fin du soutien des Etats-Unis à l’intervention militaire saoudienne au Yémen. Quelques jours après, les autorités saoudiennes semblaient adapter leurs actes à ce nouveau discours, avec la libération, le 10 février, après 3 années passées en prison, de la militante féministe Loujain Al-Hathlo, « …, une libération anticipée liée à l’arrivée au pouvoir de Joe Biden aux Etats-Unis » (9) (elle avait été condamnée à 5 ans et 8 mois de prison ; le sursis la rendait libérable 2 mois plus tard) ; « les autorités saoudiennes ont décidé  d’anticiper cette libération, un geste à destination de la nouvelle administration américaine qui a pris ses distances avec MBS[Mohammed Ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite]... » (9).  Avant son élection, l’équipe Biden avait critiqué la condamnation. Pour le journal Le Monde, « Sa libération couronne les efforts des organisations internationales de défense des droits de l’homme,.. ; elle reflète aussi le souci de la couronne saoudienne d’amadouer la nouvelle administration américaine,... » (29)

            Une autre illustration nous emmène en Egypte : après l’arrivée de Biden au pouvoir aux Etats-Unis, les autorités du Caire anticipèrent une attitude états-unienne plus attentive aux droits humains en assouplissant la répression : “Le ministère des Affaires étrangères recommande aux “autorités” de « mettre un frein aux arrestations de dissidents et de libérer certaines figures de l’opposition de manière systématique afin de s’attirer les faveurs de l’administration Biden.” » (4)

            Dernier exemple : l’élection de Joe Biden serait à l’origine des bruits de bottes qui se firent entendre à la frontière entre la Russie et l’Ukraine en avril 2021. « Accrochages qui se multiplient dans le Donbass entre forces armées ukrainiennes et séparatistes pro-russes, 28 morts depuis janvier malgré le cessez-le feu mis en place l’été 2020. Côté ukrainien, on pense que les Russes cherchent à tester Biden... Côté russe, on craint que l’Ukraine ne se lance dans une vaste offensive contre les séparatistes, en profitant de se savoir soutenus par la Maison blanche » (10)

 



[1] Par exemple, le journal de 8 h de France Inter le 5 février

La reconnaissance

            La parole performative est une parole qui institue. En politique intérieure, cette capacité est la marque de l’autorité. En politique internationale, les déclarations de reconnaissance ont ce caractère performatif : elles consistent à décider de l’existence des choses, ou plutôt de leur sens :  la parole performative agit sur le passé quand elle décide par exemple qu’un massacre mérite le nom de génocide ; elle agit au présent quand elle décide de l’existence d’un peuple à travers la reconnaissance de l’État qui le représente. C’est elle qui dit combien de Chine compte la planète, si les Taïwanais et les Hong Kongais forment des peuples, combien de peuples comprend le territoire palestinien. Cette parole performative fabrique de la réalité comme on fabrique de la monnaie, mais tout comme la monnaie, cette réalité, au moment de sa fabrication, apparaît virtuelle, sans existence matérielle immédiate,

            Considérer les déclarations de reconnaissance comment des actes qui fabriquent du réel semble indéfendable si l’on ne voit dans le verbe reconnaître qu’une simple déclinaison de sa racine « connaître », et si l’on adopte une approche réaliste de la connaissance. Elle l’est déjà moins pour quiconque accepte de considérer (avec un Louis Althusser) que la connaissance est une « production ».

Nuançons : il est des déclarations de reconnaissance qui, loin d’être performatives, se bornent à constater des évolutions bien réelles des relations entre les peuples et dont le contenu, bien loin de n’être que virtuel, comporte au contraire des conséquences matérielles immédiates. Ainsi en est-il de ce phénomène spectaculaire qui a marqué l’année 2020 au Moyen-Orient : la normalisation des relations entre Israël et un certain nombre de monarchies arabes sunnites situées essentiellement (à l’exception du Maroc) dans le Golfe persique[1]. L’accélération de ce processus a bénéficié d’un double contexte favorable : d’abord, la menace de l’Iran chiite a poussé au rassemblement dans une même alliance, jusqu’alors improbable, entre l’État hébreu et ces monarchies sunnites ; ensuite, la politique du président Donald Trump parraina cette normalisation en initiant la signature par les acteurs concernés des accords dits d’Abraham, à grands renforts d’arguments sonnants, trébuchants, et surtout crépitants. « Pour avoir reconnu Israël, les Emirats arabes unis recevront la bagatelle de 50 chasseurs bombardiers F-35 et de 18 drones de combat américains » (25) Cette normalisation est bien un acte de reconnaissance, mais au sens classique du terme, au sens d’une philosophie réaliste de la connaissance, c’est-à-dire que loin de créer du réel, elle commence par constater une réalité existante, qu’elle vient simplement renforcer. D’une part, elle entérine l’existence de relations parfois anciennes entre les peuples concernés, ou du moins entre certains acteurs de part et d’autre des frontières ; d’autre part, elle s’accompagne de mesures concrètes qui renforcent ces relations. Ainsi, la communauté juive marocaine émigrée en Israël a joué un grand rôle dans la normalisation entre les deux pays, dont, par ailleurs, les services de renseignements respectifs coopèrent depuis les années 1960 (22), tandis que des Israéliens investissent au Maroc depuis de très nombreuses années. Mais en prévoyant, par exemple, le rétablissement de liaisons aériennes directes entre les deux pays, l’accord du 10 décembre 2020 renforce par là-même les relations concrètes entre les deux peuples ; dès le 22 décembre un premier avion en provenance d’Israël se posait à Rabat. Le 22 décembre, 6 accords de coopération furent signés entre les délégations des Etats-Unis, du Maroc et d’Israël, dans les domaines respectifs de l’eau, de l’aviation civile, des migrations…(23) De même, la signature, en septembre 2020,  du traité bilatéral de normalisation des relations entre  Israël et les Emirats Arabes Unis fut-il suivi d’une « avalanche » d’accords bilatéraux, dans la technologie, les médias, le football, les services financiers, le tourisme, la recherche, le transport aérien…(24)

                En revanche, lorsque le président Donald Trump déclara, le 6 décembre 2017, « reconnaître » Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël, aucun changement réel, autre que symbolique, n’accompagna cette parole au moment où elle fut prononcée. Notons que le déménagement de l’ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem avait déjà été décidé par le Congrès des Etats-Unis le 24 octobre 1995 ! Mais tous les présidents qui ont précédé Donald Trump à la Maison Blanche en avaient reporté l’application, la conditionnant à un hypothétique règlement politique du conflit israélo-palestinien (36).  Enfin réalisé, fort symboliquement le 14 mai 2018, jour du 70e anniversaire de la création de l’État hébreu, il se résumait, selon Le Monde (17) à « un changement de plaque sur un bâtiment du consulat américain, dans le quartier d’Arnona, au sud de Jérusalem ». En effet, comme le précisait le journaliste, « Le déplacement éventuel de tous les services actuellement présents à Tel-Aviv vers un site pour l’heure non identifié réclamerait sans doute plusieurs années et un investissement énorme. ». Les seules contraintes de construction et d’acquisition de terrain reportaient cette réalisation à la fin du mandat de Donald Trump (36). Ce mandat effectivement achevé, on constate malgré tout que l’essentiel des activités diplomatiques a bien été transféré de Tel-Aviv à Jérusalem : en juillet 2020, le journal Le Monde pouvait révéler que la résidence à Tel-Aviv de l’ambassadeur états-uniens était à vendre.  « L’Américain David Friedman (l’ambassadeur) la quitte », explique le quotidien, « puisque l’essentiel de son activité se fait désormais à Jérusalem. Beaucoup d’opérations de l’ambassade ont basculé à Jérusalem, et l’ambassadeur y a établi une résidence officielle, a précisé le département d’Etat. » (20) 

            D’autres pays suivirent l’exemple des Etats-Unis en « reconnaissant » à leur tour Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël, ou en annonçant le maintien ou l’installation de leur ambassade dans cette ville : Honduras, Guatemala, Hongrie, Ouganda, République tchèque. Notons que la plupart d’entre eux, sinon tous, sont très éloignés du terrain moyen-oriental et peu concernés par les conflits qui s’y déroulent, ce qui interroge sur le sens de la prise de position qu’ils affirmaient par ce geste, et fait douter de l’existence d’un « intérêt à agir » au sens juridique du terme (une des conditions pour se constituer partie civile dans un procès). Certaines de ces déclarations n’expriment que la conviction idéologique des dirigeants qui occupent le pouvoir à ce moment-là, et c’est le cas du Brésil de Jair Bolsonaro. Mais pour beaucoup d’autres, il est permis de s’interroger sur le degré de gratuité du geste. Ainsi, ce n’est pas Aleksandar Vucic, le président serbe, mais Donald Trump, président des Etats-Unis, qui annonça l’ouverture d’un bureau commercial serbe « dès ce mois-ci » (septembre 2020) à Jérusalem et le transfert dans cette ville, « en juillet prochain » (2021), de l’ambassade serbe située jusqu’alors à Tel-Aviv(21). Cela se passait le 4 septembre 2020 à la Maison Blanche, où le président des Etats-Unis avait réuni les deux présidents serbe et kosovar pour la signature d’un accord économique (37).

            Pourtant, si symbolique qu’il soit ou qu’il semble être, l’acte de reconnaissance crée effectivement du réel ; il y a en tout cas des indices qui le suggèrent.

            Premier indice : en 2020, le candidat Joe Biden, tout en critiquant la décision du président Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël, se refusait par avance à la remettre en question.  « L’ancien vice-président a déclaré que l’ambassade “n’aurait pas dû être déplacée” par l’administration Trump sans que cela n’entre dans le cadre d’un accord de paix plus large au Proche-Orient. “Mais maintenant que c’est fait, je ne ramènerais pas l’ambassade à Tel-Aviv”, a-t-il ajouté lors d’une levée de fonds organisée en ligne. » (19)  Et, de fait, après son élection, il confirma, dès le 20 janvier 2021, par la voix du secrétaire d’État Antony Blinken, qu’il ne reviendrait pas sur la décision de son prédécesseur (27). Ne faut-il pas voir là une preuve de ce que, toute symbolique qu’elle fût, cette initiative de M. Trump avait suffisamment de consistance pour créer une certaine irréversibilité ?  Il serait toutefois injuste de ne pas mentionner que parallèlement au maintien de leur ambassade auprès d’Israël à Jérusalem, la nouvelle administration décida de rouvrir, dans la même ville, le consulat auprès des Palestiniens qui avait été fermé en octobre 2018 (35).

            Deuxième indice : même virtuels par eux-mêmes, les actes de reconnaissance s’échangent contre des flux qui ne le sont pas toujours. Comme le titra Le Monde, c’est en échange d’un prêt de 1 milliard de dollars en provenance des fonds publics des Etats-Unis que le Soudan accepta de normaliser ses relations avec Israël (26).. Un double accord fut signé à cet effet le 6 janvier 2021 à Khartoum, entre le secrétaire états-unien au Trésor et le ministre de l’économie soudanaise. On pourrait se demander ce que la reconnaissance soudanaise changeait sur le terrain du conflit moyen-oriental israélo-palestinien ; mais on pourrait tout aussi légitimement se demander pourquoi l’administration conservatrice de Trump, habituellement plutôt avare de ses deniers lorsqu’il s’agissait de contribuer aux institutions internationales, acceptait de payer pour cette reconnaissance si sa portée n’était que symbolique.

           

            Donc, l’acte de reconnaissance n’est pas gratuit. Pour autant, sa contrepartie n’est pas toujours matérielle ou monétaire (au sens premier) ; une reconnaissance peut aussi s’échanger contre une autre reconnaissance. C’est ainsi que Donald Trump, le 10 décembre 2020, en toute fin de son mandat, annonça reconnaître, au nom des Etats-Unis, la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, en échange de la reconnaissance par le Maroc de l’État d’Israël ou, plus précisément, de la « normalisation » des relations entre le Maroc et Israël. Il n’est pas interdit de tenter une analogie entre le raisonnement qui sous-tend ce deal et le fonctionnement des marchés financiers.

            Sur un marché financier, on échange des titres de propriété (actions) ou de prêt (obligation). Posséder de tels titres, c’est détenir non pas un bien mais un droit : à intervenir dans la gestion d’une entreprise dans le premier cas, à être remboursé et rémunéré à moyen terme dans le second cas ; de même, quand Donald Trump « émet » une reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, il vend au royaume un droit (qu’il s’engage à respecter pour ce qui le concerne). On ne voit pas a priori par quels actes cette reconnaissance pourrait se traduire. Les Etats-Unis fournissent, il est vrai, 91 % des armes importées par le Maroc (22). Mais cet état de fait est ancien.  Ils n’ont pas attendu la déclaration de reconnaissance pour livrer ces armes qui, bien avant cet échange, pouvaient être déjà utilisées par les Marocains au Sahara occidental contre les militants du Front Polisario ; autrement dit, par leur intermédiaire, les Etats-Unis, avant même de la reconnaître, agissaient pour renforcer la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. La déclaration de reconnaissance n’ajoute rien de concret dans l’immédiat. Seule l’annonce de l’ouverture d’un consulat américain à Dakhla (23), au Sahara occidental, semble traduire dans les faits la reconnaissance de la « marocanité » de cette région par les Etats-Unis. Mais ce geste reste du domaine du symbolique.

            Les véritables effets réels de la reconnaissance ne sont pas immédiats, mais différés : ils sont dans la manière dont les autres acteurs vont y adapter leur comportement. En ce sens, l’acte de reconnaissance, comme toute parole performative, est comparable à une prise de judo qui, sans contraindre l’adversaire, le conduit à des gestes lui faisant perdre l’équilibre « volontairement ». L’acteur prenant l’initiative de la reconnaissance émet un titre qui accorde un droit à l’entité reconnue comme telle et suscite des attentes chez tous les acteurs. Le Maroc attend désormais que les Etats-Unis ne fassent rien qui contredise la  reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental.

            La plus visible de ces attentes est celle qui concerne la position et le vote des Etats dans les organisations internationales et en premier lieu dans la plus importante d’entre elles, l’ONU. La reconnaissance d’une entité par une autre engage logiquement celle qui émet une dette en proclamant cette reconnaissance à ajuster ses votes en conséquence et, en particulier, à s’opposer à toute résolution qui prendrait le contre-pied de cette reconnaissance. Encore faut-il que le cas se présente. Si l’engagement se réduisait à cela, il serait bien maigre, car hypothétique le gain promis : le droit acquis ressemblerait au droit de préemption des communes sur les propriétés foncières, dont la matérialisation est conditionnée au bon vouloir des propriétaires, puisqu’elle n’aura lieu que si ceux-ci prennent l’initiative de vendre leur bien. De plus, on pourrait dire, à l’unisson des réalistes, que ces votes n’ont aucune importance tant que les organisations internationales ne disposent pas de ce monopole de la violence légitime définissant les Etats, que nombreux sont les exemples de résolutions onusiennes non respectées et que, par conséquent, le débiteur qui entend régler sa dette par un vote aux Nations Unies effectue un paiement dans une monnaie frelatée. Pourtant, le fait est que les débat au sein de l’ONU sont pris au sérieux non seulement par les Etats qui l’appellent au secours mais aussi par les puissances qui comptent a priori sur leurs propres forces et qui prétendent s’en passer. Lorsque certains d’entre eux refusent de respecter certaines résolutions, ils éprouvent le besoin de se justifier[2]. Lorsqu’un vote leur est défavorable, ils exercent une action diplomatique pour obtenir son annulation[3]. 

 



[1] Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Maroc, Soudan

[2] Ainsi, les résolutions 242, 338 et 476 du Conseil de sécurité de l’ONU n’ont pas été respectées par Israël, qui s’en défend

[3]  La résolution 3379 votée le 10 novembre 1975 par l’AG des Nations Unies, déclarant, que le sionisme était une forme de racisme, fut ensuite abrogée le 16 décembre 1991. Cf., « Antisionisme et antisémitisme, un ping-pong de représentations »)

Un conflit non résolu est une dette

            Ces deux exemples de reconnaissance s’inscrivent dans un contexte conflictuel. Pour autant, les démarches de cette sorte ne sont pas en elles-mêmes des actes agressifs. Au contraire, l’émission de dette équivaut dans chaque cas de reconnaissance à la signature d’un pacte d’alliance : c’est volontairement que l’émetteur débiteur s’endette, en promettant son soutien futur au partenaire créditeur. Ainsi, les Etats-Unis, en reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, signent une sorte d’alliance avec le royaume marocain ; de même, la normalisation des relations entre ce dernier et l’Etat d’Israël marque un rapprochement, il accompagne plutôt l’extinction d’un conflit que sa naissance.

            De ce type de dettes qu’on pourrait appeler dettes d’alliance il faut distinguer une autre catégorie qu’on pourrait appeler dette d’agression, et qui est à l’origine des conflits. Tandis que la première catégorie découle d’une alliance, la seconde naît d’une agression. On peut même dire que, si toute émission de dette ne fait pas naître un conflit, tout conflit est l’expression d’une dette. La dette s’allume lorsque le conflit éclate, et s’éteint lorsque (et si) le conflit se résout, ce qu’exprime bien l’exclamation : « tu vas me le payer ! »

            Comme montré dans la 2e exploration, tout conflit international porte en lui les traces plus ou moins anciennes d’un conflit interne, qui oppose ou a opposé des classes ou groupes sociaux.

            L’apport idéaliste de la philosophie des Lumières consiste à considérer que tout être humain a droit au respect dès sa naissance, ce qui définit les « droits de l’homme » ou « droits humains ».  Le respect de ces droits est un dû, il crée pour les Etats une obligation comme un emprunt crée pour le créancier un droit au remboursement et pour le débiteur une obligation de rembourser. En posant le caractère naturel des droits humains, la philosophie des Lumières a mis en évidence une dette de la société envers l’individu tout comme l’approche écologique a proposé beaucoup plus récemment le concept d’une dette écologique contractée à l’inverse par l’individu à l’égard de la planète sur laquelle il vit ou, plus exactement, de la société des générations futures.

 

            L’approche idéaliste des Lumières diffère de l’approche matérialiste de la lutte des classes, en ce sens que, pour cette dernière, la satisfaction des revendications d’un groupe social est le résultat de l’établissement d’un rapport de forces et n’a donc rien de « naturel ». Cela n’empêche pas la première d’élargir la notion de droits humains au champ social, en les déclinant par la définition progressive de droits complémentaires (à l’éducation, au logement, à l’emploi, ...)  Cela nous autorise à analyser tout conflit civil ou social comme résultant du non-règlement d’une dette.

La mise en marché des conflits

            Chaque conflit   a un sens en soi. Sa résolution n’a pas besoin, en théorie, d’une référence externe. En tant que sujet de débat, il doit pouvoir trouver cette résolution dans un échange d’arguments qui lui soient propres, en évitant le hors-sujet. Il suffit que chacun rembourse ses propres dettes à son propre créancier, sans impliquer aucun tiers et dans la monnaie qui est la sienne. Oeil pour œil, dent pour dent. Mais en pratique, cela ne suffit pas.  En tant que réalité concrète, le conflit se résout rarement sans la construction d’un rapport de forces, que les protagonistes qui s’estiment victimes d’une injustice doivent construire s’ils veulent en avoir raison.

            Instaurer un rapport de forces, c’est déplacer le conflit de son terrain propre vers un terrain qui, a priori, est sans rapport avec lui. C’est accepter le hors-sujet. C’est suggérer, dans le cas d’un embargo par exemple, que la livraison de blé peut avoir quelque chose à voir avec l’enrichissement de l’uranium, ou que l’importation d’oranges n’est pas sans rapport avec la discrimination raciale, ou que le sort d’une Française détenue au Mexique est lié à la tenue d’un salon commercial et touristique. C’est procéder à ce qu’un regard idéaliste analysera comme une « prise d’otage ». Le sport est ainsi « pris en otage » quand se développe un mouvement de boycott des jeux olympiques pour des raisons qui tiennent au traitement des droits humains dans le pays d’accueil (Moscou, 1980, Pékin, 2008). L’économie est « prise en otage » quand des entreprises s’imposent ou se voient imposer une restriction de leurs courants commerciaux en raison de l’instauration de sanctions contre certains Etats (Russie ou l’Iran). 

 

             Instaurer un rapport de forces consiste à transmettre le flambeau d’une lutte à un tiers et ce dans le but - puisqu’un conflit est une dette - d’en obtenir plus rapidement le remboursement. De même, le marché financier permet-il à un créancier pressé de céder sa créance à un tiers afin de recouvrer immédiatement son argent. Cette cession implique l’émission d’un titre représentatif de la dette, ce que le jargon financier traduit parfois par le mot  « titrisation ». Cela nous autorise à parler par analogie de « titrisation » ou, plus simplement, de mise en marché des conflits.

Tout conflit peut être mis en marché

            La mise en marché des conflits et des contentieux n’est pas l’apanage des relations internationales. Elle concerne aussi les relations entre les peuples et leurs dirigeants. Les premiers savent parfaitement retourner contre eux le double langage des seconds, transformer les référendums en plébiscites, répondre implicitement à la question qui ne leur est pas explicitement posée sans répondre à celle qui leur est formellement soumise. Ce faisant, ils mettent en marché la créance qu’ils ont sur le pouvoir, c’est-à-dire qu’ils utilisent une opportunité immédiate (l’initiative du référendum prise par leur gouvernement) pour régler ses comptes avec lui sans attendre l’échéance de la dette (la date de la prochaine élection générale).  Il est vrai que la responsabilité de la titrisation revient dans ce cas à ceux qui prennent l’initiative de ce type de consultation en sachant parfaitement la signification sous-jacente du vote. Aucun malentendu n’existe, le message passe de manière subliminale.

            Enfin, la mise en marché des conflits déborde aussi le domaine public, pour s’étendre au champ des conflits privés que la médiatisation a jetés sur la place publique. Il en est ainsi lorsque des œuvres artistiques sont boycottées en raison des agissements personnels de leurs auteurs.  La diffusion du film J’accuse fut ainsi affectée en 2019, subissant les retombées de la mise en cause pénale de son auteur Roman Polanski, accusé de viol. Dans certains cas le boycott par les médias des personnes mises en cause va au-delà de ce qui est demandé par les mouvements représentants les plaignants. Par exemple, l’avocat de l’acteur Richard Berry[1], Me Hervé Temime, a pu montrer[2]  que la chaîne France 3 avait déprogrammé le vendredi 12 février le téléfilm La loi de Damien dans lequel jouait cet acteur, le remplaçant par La loi de Julien.  Cela s’appelle de l’auto-censure, phénomène que l’on peut assimiler aux anticipations spéculatives sur les marchés économiques : en anticipant sur des demandes et exigences qui n’auraient peut-être pas eu lieu, la chaîne a ainsi artificiellement fait augmenter le coût de la dette de Richard Berry.

 



[1] Accusé d’inceste en 2021

[2] Dans C à vous, sur France 5, le 16 février 2021

La mise en marché des conflits n'est pas systématique

            Toutefois, la mise en marché des conflits n’est pas systématique. Reprenons une distinction déjà opérée (cf. 6e exploration) entre deux sortes de conflits internationaux, selon qu’ils ont pour enjeu des destins individuels ou des destins collectifs. Le non-respect par un Etat des droits d’un individu ressortissant d’un autre Etat est à l’origine des conflits individuels, dont un certain nombre de cas ont servi à illustrer la 6e exploration (1re partie). C’est en raison du principe juridique de la responsabilité de chaque Etat envers ses ressortissants que la voie est ouverte à l’internationalisation d’un conflit individuel. En revanche, l’internationalisation d’un conflit collectif suppose la naissance entre les peuples d’un sentiment de solidarité qui ne va pas de soi, mais qui est le seul moyen de convaincre un gouvernement qu’un conflit collectif de ce type le concerne même s’il ressort formellement des « affaires étrangères ».

            Quand on compare différents exemples de ces conflits internationaux nés d’un cas individuel, on constate que leur traitement est inégal : certains sont restés dans l’ombre, d’autres ont été portés sur la place publique. Pour être plus précis, certains sont restés cantonnés dans la voie d’un règlement judiciaire, tandis que d’autres étaient « politisés ». Pour le dire encore autrement, certaines de ces dettes ont été mises en marché, d’autres non. Nous avons vu dans la 6e exploration (1re partie) que la France de Nicolas Sarkozy a fait sienne la cause de Florence Cassez  et a mis en balance les relations franco-mexicaines pour obtenir sa libération. En revanche, la famille d’Eric Lang, jeune Français mort dans un commissariat égyptien le 13 septembre 2013 (15), n’a pas eu cette « chance ». Arrêté le 6 septembre 2013 au Caire, à un barrage de police, en possession d’un bâton et d’une bouteille d’alcool, il est mort au commissariat du Caire le 13 septembre, des suites de blessures imputées à ses codétenus par la justice égyptienne. Doutant de cette version, la famille déposa plainte en octobre 2013 contre le ministère de l’intérieur et deux responsables du commissariat du Caire (15). Lors de sa visite officielle au Caire des 17 et 18 avril 2016, le président François Hollande remit au maréchal Abdel-Fattah Al-Sissi une liste de « quinze cas » de violation présumée des droits de l’homme. Plus précisément, il « évoqua » bien l’affaire Eric Lang avant de signer avec son homologue 18 accords et protocoles d’entente intergouvernementaux pour plus de 2 milliards d’euros (16).

            Il serait donc faux de prétendre que la défense des intérêts français l’empêcha de protester. Il le fit et il serait mal venu d’ironiser sur la timidité des accents employés pour le faire. L’eût-il fait d’une manière véhémente, eût-il même suscité le scandale sur la place publique du Caire que cela n’eût rien changé, du moins si l’on adopte dans cette affaire l’hypothèse qui semble convenir le plus - la réaliste - et que l’on attribue à l’interlocuteur égyptien la part de cynisme qui semble lui revenir légitimement. Sissi l’aurait écouté poliment, et n’aurait rien modifié à sa manière d’appliquer la défense des droits humains.

            Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les représentants des deux Etats ont décidé que les contentieux judiciaires individuels resteraient des sujets séparés des autres sujets de conversation, portant, eux, sur la géopolitique ou l’économie. Pas de mise en marché donc, (ni sur ce cas ni sur tous les autres exemples de violation des droits humains qui pourraient être pris dans ce pays…et dans d’autres). En réalité, c’est la partie française qui en a décidé ainsi, car c’est à elle qu’incombait le choix : s’en tenir à une protestation verbale ou, par exemple, menacer, de renoncer à la signature de contrats commerciaux si la justice égyptienne ne donnait pas suite à la plainte de la famille Les enjeux économiques subissaient alors, dans la seconde éventualité, une sorte de « prise d’otage ».

 

            Même inégalité de traitement dans les conflits internationaux collectifs. Il est piquant de constater par exemple, pour rester sur le terrain égyptien, que les frégates que la France de François Hollande avait renoncé à livrer à la Russie de Vladimir Poutine en réaction à l’annexion de la Crimée en 2014 et des pressions russes sur l’Ukraine, ont finalement trouvé preneur… en Egypte !

            Au-delà de cette « anecdote » [1], une récapitulation sans prétention statistique permet de mettre au jour quelques oppositions troublantes : en mars 2018, l’Allemagne d’Angela Merkel donna son accord à la construction du gazoduc Nord Stream 2 en coopération avec la Russie ; elle décida ainsi, contrairement aux Etats baltes et à d’autres pays voisins (cf., 1re exploration), que ce projet n’avait rien à voir avec le contentieux qui, en tant que membre de l’UE (et au même titre que les autres membres de l’UE), l’opposait à la Russie au sujet de l’Ukraine. Elle décréta le découplage des deux affaires au lieu de leur mise en marché. On assiste au contraire à un phénomène de titrisation des dettes lorsque les Etats-Unis arrêtent des sanctions économiques contre la Russie ou contre l’Iran. Considérant alors que les enjeux stratégiques sont plus importants que les enjeux économiques, ils n’hésitent pas à porter atteinte aux intérêts économiques de certaines grandes entreprises. Enfin, si les Musulmans asiatiques semblent avoir en commun d’être totalement abandonnés par la « communauté internationale », il reste une petite différence entre les Ouïghours de Chine et les Rohingya de Birmanie. Le sort des premiers n’a pas empêché la signature, le 30 décembre 2020, d’un accord économique sino-européen sur l’ouverture au commerce et aux investissements, ce que regrette la nouvelle équipe de Joe Biden (3).

 

            Alors, pourquoi ce qui se passe dans certains cas ne se produit-il pas dans d’autres ? Y a-t-il une loi qui permette de rendre compte de ces inégalités de prise en charge des conflits, tant individuels que collectifs ? Si oui, une telle loi donnerait la clef de compréhension de la nature des relations qui lient l’économie et la diplomatie : s’il est admis et connu que l’origine des conflits tient souvent à des enjeux économiques, à l’inverse, l’impact des conflits sur les relations économiques entre deux pays est moins clair et moins univoque. Rien n’empêche deux pays en conflit de faire du commerce, si ce n’est le libre choix de leurs représentants. Tel fut un des acquis de notre 1ere exploration.  Cela ne signifie pas pour autant que ce libre choix soit arbitraire. Comme sur un marché, les acteurs prennent soin de comparer les prix, c’est-à-dire les enjeux de leurs choix :  qu’ont-ils à perdre et à gagner en mettant en marché les conflits ?

 

            Comme les marchés économiques, le marché des conflits est un rapport de forces, mais ce rapport est construit par les acteurs à partir de leurs représentations.

            La capacité des acteurs à construire un rapport de forces favorable détermine d’abord leur capacité à mettre en marché leur conflit. De même qu’une entreprise doit montrer patte blanche pour être cotée en Bourse, de même les protagonistes d’un conflit doivent-ils construire un tel rapport de forces s’ils veulent que leur cause soit relayée par d’autres acteurs, notamment des Etats, qui en fassent leur affaire et qui considèrent que ce conflit est le leur. On peut ainsi supposer que l’intérêt de la France à vendre des avions Rafale à l’Egypte de Sissi, alliée dans la lutte anti-terroriste, l’emportait sur la défense des droits humains parce que les défenseurs de cette cause n’ont pas réussi à l’incarner auprès de l’opinion publique et de l’électorat français, comme elle le fut en son temps par Florence Cassez.

            Cette capacité contribue ensuite à la formation des prix sur ce marché. Ainsi, la société civile birmane semblait avoir réussi, dès la dernière décennie du XXe siècle, à mettre en marché le conflit qui l’oppose depuis de longues années à la dictature militaire. En témoignent les termes employés tant par des journalistes : « ...il est clair, désormais, que les généraux n’ont pas l’intention de payer une ouverture économique au prix d’un prompt retour à la démocratie... » (12) (Le Monde en 1995), que par des chercheurs : « La démocratie était le prix à payer pour étendre les relations de la Birmanie au-delà de la Chine, avec les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. ... » (2)  Vingt-six ans séparent ces deux citations ; l’auteur de la seconde revient, à l’occasion du coup d’État du 1er février 2021, sur la longue transition vers la « démocratie » qui avait précédé ce retour en arrière. Les deux auteurs reprennent les mêmes termes, en passant simplement de la négation à l’affirmation : en 1995, les généraux birmans n’étaient pas prêts à signer le marché, ils le sont devenus par la suite, avant de se rétracter brutalement en 2021.

 

            Retraçons les étapes de ce cycle birman qui s’est déroulé entre 1995 et 2021, en précisant le contenu du contrat, la formation de son prix et les modalités de son paiement.

 

            Contenu du contrat.

         Il s’agissait donc d’un échange entre deux valeurs, communément désignés par « ouverture « économique » et « démocratie ».  Que signifiait chacun de ces deux termes ?

            La démocratie était une revendication de la société civile birmane, soumise depuis 1988 au  pouvoir sans partage d’ une armée si puissante, si autonome qu’on en vint à la personnifier sous le nom de Tatmadaw. Cette société civile avait réussi à s’organiser politiquement à travers la Ligue Nationale de la Démocratie (LND), et à s’incarner dans la figure charismatique d’Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix.  Le maintien de leur monopole sur le pouvoir constituait pour les militaires un enjeu important, y compris économique, car c’est à l’abri de cet Etat dans l’État qu’ils pouvaient faire prospérer leurs affaires à titre personnel.

            L’ouverture économique était un enjeu, alternatif, également tentant pour la junte, ce que traduisaient ainsi les chercheurs cités plus haut : « Si les généraux birmans ont fini par accepter de partager le pouvoir, c’était surtout par nécessité face à l’influence économique croissante de la Chine. La démocratie était le prix à payer pour étendre les relations de la Birmanie au-delà de la Chine, avec les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. ... » (2)  Autrement dit, et contrairement à une représentation trop hâtive, la Birmanie des généraux n’était pas (n’est toujours pas) un allié inconditionnel de la Chine. Réciproquement, le soutien chinois à la junte birmane est mesuré, ce que l’ambassadeur chinois à l’Onu exprime élégamment par la formule qui suit : « La politique d’amitié de la Chine envers la Birmanie est pour tout le peuple de la Birmanie... » (10 mars 2021, après l’approbation par le Conseil de sécurité d’une déclaration condamnant la junte militaire) (AFP, 11 mars 2021). Pour eux, le nationalisme passe avant toute alliance. C’est le même nationalisme qui les incite à ne tenir aucun compte des pressions occidentales quand ils pratiquent la fermeture et qui les incite aussi, à d’autres moments, à tenter l’ouverture, comme ils le firent entre 2011 et 2020. En effet, dans ces moments-ci, ils sont soucieux de diversifier leurs relations économiques en les élargissant à l’« Occident ».

 

         Formation du prix

 

Anticipations

            Comme sur n’importe quel marché à terme, les acteurs ne calquent pas leurs comportements seulement sur les prix affichés, mais aussi sur ceux qu’ils anticipent.

            Donc, à la fin du XXe siècle, la société civile birmane avait réussi provisoirement à établir un rapport de forces ouvrant la voie à l’échange, à partir de 1995, entre ouverture économique et démocratisation.

Dans les années 1990, aux Etats-Unis, fut déclenchée une campagne de boycott visant certaines entreprises présentes en Birmanie, campagne dont on pouvait écrire en 1995 qu’elle « commençait à porter ses fruits » (13).  La même année, décrétée « année du tourisme » par le régime birman, des menaces de boycott pesaient sur cette manifestation, tandis que le Congrès des Etats-Unis s’apprêtait à voter un programme renforçant des sanctions contre ce régime.

Ces mouvements n’avaient sans doute pas en eux-mêmes une force matérielle capable à eux seuls d’ébranler la puissance de la Tatmadaw. Mais il ne faudrait pas négliger le levier que constitue l’application par bien des acteurs du principe de précaution, dont il fut fait mention sur d’autres sujets [2], ou, à défaut, militer elles-mêmes pour accélérer l’ouverture démocratique du régime ? La dictature protégeait la réalisation de leurs profits tant qu’elle était la plus forte mais si la démocratisation s’avérait le seul moyen d’échapper à un boycott, alors c’est la démocratie qui devenait une condition favorable au profit. Si la junte militaire devait quitter un jour le pouvoir, ne valait-il pas mieux se préparer à cette perspective et s’assurer par avance la bienveillance de ses successeurs ? (8)

 

Coûts, prix et volonté politique

            Mais en même temps, d’importantes entreprise occidentales (comme les Français Total et Accor), implantées de longue date au Myanmar, y ont imperturbablement poursuivi leurs investissements durant toutes les phases du cycle politique, dont la courbe, sur le graphique, croisait et recroisait la droite horizontale de leurs investissements. Chevron aux Etats-Unis et Total, en France, restent les deux plus gros investisseurs étrangers en Birmanie (après le retrait, suite au coup d’État du 1er février 2021, de l’entreprise australienne Woodside et de Kirin, géant de la brasserie japonais (11). Total, comme sans doute d’autres de ces investisseurs, est en outre soupçonné de financer directement la Tatmadaw par de subtils montages financiers et fiscaux (33). Accor s’est associé avec des partenaires locaux soupçonnés (par la Mission internationale indépendante d’établissement des faits au Myanmar, créée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU) d’avoir indirectement pris part à la répression des Rohingya (32).

            Il en résulta que bien longtemps, le coût supporté par la Tatmadaw pour son maintien au pouvoir demeura inférieur au coût que représentait pour elle une renonciation à ce pouvoir.

            Pourtant, il y eut des avancées, des périodes pendant lesquelles ces deux courbes se croisèrent, précédées et suivies d’autres périodes durant lesquelles elles s’éloignaient à nouveau.

            La mise en marché des conflits n’est pas plus naturelle que la mise en marché des actions, des monnaies, du coton et du pétrole. Comme les marchés économiques et financiers, les marchés des conflits doivent être organisés pour fonctionner. Telle est du moins l’hypothèse que l’on peut émettre pour expliquer tant ces avancées que ces reculs. Pour ébranler le pouvoir de l’« implacable junte birmane » (12), il fallait que des volontés politiques prennent le relais des initiatives privées associatives, transformant leurs essais, renversant leurs anticipations des autres acteurs, créant les conditions pour que les entreprises aient intérêt à une démocratisation du régime pour y réaliser leurs affaires.

 

            Cette volonté politique n’a été ni spontanée ni égale, ni constante

            Elle ne fut pas spontanée, mais stimulée par la pression des opinions publiques, à des degrés divers selon les pays, selon le poids dont pèse cette opinion dans chacun d’eux, ceci en fonction du degré de pluralisme politique caractérisant chacun d’eux et de l’intérêt que trouve dans chacun d’eux la population aux affaires internationales. On peut de manière générale s’accorder intuitivement à estimer faible cet intérêt, mais dans certains cas, la population a des raisons précises de faire exception (comme, en Thaïlande, l’afflux des réfugiés birmans fuyant les combats entre leur armée et des ethnies en révolte) (13)

            Cette volonté politique se manifesta d’une manière inégale selon les pays. Les Etats-Unis et l’Union Européenne imposèrent des sanctions à la junte militaire birmane. Pendant plus de 10 ans, durant la première décennie du XXIe siècle, Washington interdit toute importation de produits birmans et toute exportation de services financiers vers la Birmanie. De son côté, l’Union Européenne bannissait l’importation de matières premières jugées stratégiques (bois, métaux minerais, pierres précieuses) en interdisant à ses entreprises d’investir en Birmanie dans ces branches (14).

Les pays voisins, membres de l’ASEAN[3],  freinèrent jusqu’en 1995 leurs investissements en Birmanie, attendant des gestes d’ouverture de la junte pour pouvoir les promouvoir « sans heurter à l’excès les tenants des droits de l’homme » (12). Pour le dire plus simplement, ils retardèrent jusqu’à cette date l’admission en leur sein de la Birmanie. Il ne leur fallut toutefois pas plus de 13 jours pour le faire, après la libération d’Aung San Suu Kyi. Or, l’ASEAN étant une zone de libre-échange, cette admission conditionnait le développement des relations économiques avec la Birmanie, permettant et encourageant le commerce et les flux d’investissements. Qu’ils se soient contentés pour cela d’un signal d’ouverture relativement symbolique dit d’abord à quel point ils étaient pressés de le faire, mais dit aussi quelque chose sur le poids de l’opinion publique, en suggérant en creux qu’ils avaient tout de même besoin de son aval pour pratiquer cette ouverture.

Enfin, cette volonté politique ne fut pas constante. Les deux courbes se sont croisées et recroisées, comme le montre ci-après l’histoire cyclique des « modalités de paiement » de l’ouverture (économique) par l’ouverture (politique).

 

           

           Modalités de paiement : la Tatmadaw s’est acquittée de sa dette de manière échelonnée et incomplète.

            Concernant l’échelonnement, on peut suivre les étapes de ce paiement comme autant d’acomptes : le premier acompte, fort modeste mais hautement symbolique, fut la libération d’Aung San Suu Kyi le 10 juillet 1995, après 6 ans d’emprisonnement ; son assignation à résidence ne sera toutefois levée que le 13 décembre 2010. On peut considérer l’adoption en 2008 d’une nouvelle constitution faisant une place aux civils dans le partage du pouvoir comme un deuxième acompte ; mais les élections qui suivirent en 2010, le 7 novembre, formellement gagnées par la coalition soutenant la junte, n’ont pas convaincu l’opposition démocratique. Il fallait donc de toute urgence verser le  troisième acompte, ce qui fut fait  en 2011, avec une vague de réformes qui surprirent les milieux diplomatiques et finirent par les convaincre qu’il se passait quelque chose de nouveau au Myanmar :  dissolution de la junte militaire le 30 mars et constitution d’un gouvernement associant civils et militaires, libération en octobre de 6 000 prisonniers dont 200 politiques, début de liberté de la presse, autorisation des syndicats et de la grève, suspension d’un projet controversé de barrage financé par la Chine… Il fallut cependant attendre encore 4 ans avant que, à la faveur de son raz de marée aux élections de 2015, la   Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi fût associée au pouvoir aux côté des militaires.

            Echelonné, ce paiement était en outre incomplet, si l’on veut bien considérer que la constitution de 2008 a pris soin de conserver au bénéfice de l’armée une part essentielle du pouvoir (1). Cela donne raison rétrospectivement à ceux qui, dès 1995, bien loin de voir dans la libération d’Aung San Suu Kyi le signe d’un affaiblissement du pouvoir de la junte militaire, y lisaient au contraire le signe de son renforcement : c’est parce que l’armée birmane (face aux révoltes de diverses minorités ethniques) contrôlait mieux que jamais le territoire birman qu’elle pouvait se permettre ce geste. Cela relativise donc l’effort que constituait pour la Tatmadaw son consentement à partager en 2015 le pouvoir avec les civils, en amoindrit le coût en même temps que le rendement de la mobilisation internationale qui l’avait obtenu. Une bulle se dégonfle...  

            Le coup d’État du 1er février 2021 clôt un cycle quasi parfait, tant  ses dernières étapes semblent la copie conforme mais inversée  des premières : aux élections de 2010, « gagnées » par la junte mais contestées par l’opposition, correspondent en miroir celles de novembre 2020, gagnées par l’opposition mais contestées par l’Armée ; les premières ouvrirent la voie, l’année suivante, aux premières mesures de démocratisation formelle ; les secondes, au contraire, servirent à justifier, en début d’année suivante, la reprise en main militaire et l’arrestation d’Aung San Suu Kyi.

 

            Comme dans un cycle économique, la subjectivité des acteurs et leur capacité à se tromper n’est pas étrangère à l’explication de ces soubresauts. La comparaison des enjeux définit un champ des possibles à l’intérieur duquel les acteurs individuels peuvent prendre des décisions différentes en fonction de leur personnalité et de leur appréciation des rapports de forces…. au risque de se tromper.  Ainsi par exemple, les généraux birmans pensaient avoir verrouillé la situation en vendant en 2011 une démocratie au rabais. Mais ils se sont doublement trompés dans leurs prévisions à court et à long terme : à court terme, ils ont mal anticipé les résultats des élections de l’automne 2020 ; à long terme, ils  avaient oublié de réaliser une véritable et correcte  étude d’impact du programme économique de la « conseillère d’État » Aung San  Suu Kyi avant de l’associer aux affaires ; ils n’avaient pas prévu qu’elle contrecarrerait leurs intérêts privés : « …, avec les politiques libérales du gouvernement de Mme Suu Kyi, les conglomérats de l’armée « ont subi de plein fouet l’ouverture à la concurrence. Ils n’avaient plus de clients captifs comme auparavant », explique un banquier (38). D’où le coup d’État du 1er février 2021, que certains (1) considèrent comme parfaitement irrationnel (« stupide »).  En effet, en termes de pouvoir, son rendement marginal est très faible, uniquement formel, puisque l’Armée avait déjà le pouvoir réel. Mais son coût diplomatique est élevé : les généraux y perdent le peu de crédibilité qu’ils avaient pu acquérir auprès de l’opinion mondiale et des acteurs étrangers ; on peut montrer aussi qu’il va à l’encontre d’un nationalisme auquel les militaires sont pourtant attachés, puisqu’il met fin, de fait, à un processus de diversification des relations internationales que les progrès démocratiques avaient précédemment laissés espérer (2).  N’eût-il pas mieux valu, du point de vue des militaires, faire la part du feu, savoir renoncer, à l’issue des élections de novembre 2020, à une petite part de pouvoir formel tout en continuant à exercer en coulisses le pouvoir réel ?

 



[1] Qui n’en est pas une, au regard de la gravité du sujet, mais qui pourrait être citée comme un exemple d’humour involontaire du président français de l’époque, lequel n’en manquait pas.

[2] Ce fut le cas d’Unocal, qui se retira d’un projet de gazoduc… mais pas de son partenaire français Total

[3] Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, comprenant aujourd’hui (juillet 2021) dix pays membres : Bruneï, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande, le Vietnam, la Birmanie, le Vietnam, le Laos et le Cambodge. 

Pas plus de rationalité que dans les marchés financiers

Amplification

            La « stupidité » est une hypothèse envisageable, mais on peut en émettre d’autres, et en particulier celle-ci : irrationnel, le comportement de la Tatmadaw le fut à la manière dont sont irrationnels les marchés spéculatifs, quand les courbes folles des prix, à la hausse ou à la baisse, conduisent à des niveaux qui semblent sans commune mesure avec la valeur réelle des actifs représentés. Mais à l’intérieur de ce système fou, chaque acteur a sa rationalité, dictée par la peur de perdre lorsque les bulles éclatent : il s’agit alors de revendre au plus tôt, au risque d’aggraver par sa propre action le mouvement de baisse qui la motive. Anticiper, ce n’est pas seulement prévoir de manière passive, en observateur ; c’est aussi agir dans le présent comme si le futur était déjà conforme aux prévisions. C’est parce que les spéculateurs s’engagent, sur des marchés à terme (qui sont des pousse-au-crime), à revendre des actifs qu’ils ne possèdent pas encore ou à en acheter avec de l’argent qu’ils n’ont pas encore encaissé, que la moindre erreur d’anticipation peut être cruciale pour eux.

            Tout comme Marc Antoine, empereur de l’Orient romain en -30 avant notre ère distribuait à ses enfants des morceaux d’empire qu’il n’avait pas encore conquis (40), les généraux birmans n’auraient-ils pas de même pris des engagements misant sur leur victoire électorale et qu’une acceptation de leur défaite électorale rendait impossible ou très difficile à honorer ?

 

            Comme sur les marchés économiques (mais tout particulièrement financiers), la spéculation amplifie les tendances des prix quand elle n’aboutit pas au gonflement de bulles spectaculaires. Elle amplifie les effets réels de la parole diplomatique, en déforme les significations, transformant de menues différences matérielles en véritables contrastes symboliques. Comme le phénomène physique de la stroboscopie inverse à nos yeux abusés le sens dans lequel tourne une roue à rayons, la spéculation transforme les variables continues en variables discrètes, faisant apparaître de brusques discontinuités dans une réalité qui ne l’est pas. Par exemple, la participation à une coalition (pensons à celles que les Etats-Unis ont formées en Irak en 1991 puis en 2003, ainsi qu’en Afghanistan après le 11 septembre 200) se traduit pour les Etats qui l’acceptent par des contributions matérielles de diverses natures, à commencer par l’envoi de troupes au sol pour les membres les plus engagés. D’autres peuvent choisir une participation militaire d’appoint, éventuellement aérienne, se borner à livrer des armes ou des fonds. Fort logiquement, en revanche, ceux qui refusent leur participation (la France en 2003 pour ce qui est de l’aventure irakienne de G.W. Bush) refusent en même temps toute contribution, qui est donc nulle par définition. On pourrait ajouter que leur parole hostile compte de manière négative. Mais la différence de retentissement entre la parole des participants et celle des « objecteurs » est sans commune mesure avec la différence de leurs engagements : l’apport matériel du pays qui contribue le moins ne diffère que de manière marginale de la contribution - nulle par définition - du pays qui refuse d’y entrer. Mais sur le plan des représentations, de la manière dont elles sont perçues, c’est le grand écart. Pour qui fait une offre, la refuser sera toujours perçu comme un échec, voire un affront. Il en est ainsi sur le plan des représentations, quelle que soit l’importance de l’acteur qui exprime ce refus, et alors même que son acceptation n’aurait rien changé à l’issue des opérations.

            Autre exemple : le 15 mai 2021, en pleine tourmente des affrontements entre le Hamas et Israël, j’entends que Joe Biden, le nouveau président des Etats-Unis, s’est contenté du « service minimum » et de  « quelques phrases convenues » pour appeler les parties à l’apaisement et à la retenue, mais qu’en réalité, il ne s’intéresse plus guère à ce conflit du Proche Orient, parce que, outre qu’ « au cours de sa longue carrière politique il a vu toutes les administrations précédentes échouer », il a « les yeux rivés vers l’Asie, la Chine avec ses 1,4 milliards d’habitants, une force militaire et scientifique : c’est là les grandes lignes du monde de demain, et pas le Proche Orient avec quelques millions d’Israéliens et de Palestiniens » [1]

            Soit. En même temps, Joe Biden reste lié par un protocole d’aide financière et militaire à Israël qui, à ce jour (6 juillet 2021) et jusqu’à plus ample informé, n’a pas été infléchi par ce changement d’état d’âme (38 milliards de dollars étalés sur 10 ans, entré en vigueur en 2019) (7). Outre que, sur ce point, l’engagement de la Maison Blanche transcende la personne de son occupant, l’alliance entre Israël et les Etats-Unis ne souffre guère des vicissitudes politiques. On se plaît même à souligner que paradoxalement, les présidents les plus gros pourvoyeurs d’armes sont précisément ceux qui ont entretenu les plus mauvaises relations avec les dirigeants israéliens du moment (Nixon et Obama) (7). Cet exemple met en lumière l’existence d’un double décalage entre la réalité des relations (matérialisée dans cet exemple précis par l’aide militaire) et les paroles diplomatique (« quelques phrases convenues »)  et médiatique (« il a les yeux rivés vers l’Asie... »). Alors, certes, la lecture des seules relations avec Israël n’épuise pas la compréhension de la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient, mais il y a fort à parier que même si Joe Biden revient sur la stratégie de son prédécesseur d’alliance avec les monarchies sunnites, cet infléchissement ne se traduira que très lentement dans les flux financiers, matériels et militaires. 

            Ces deux ordres de réalité, les flux verbaux (la parole diplomatique et la parole médiatique) et les flux matériels auxquels ils se réfèrent, obéissent à des rythmes différents. La seconde catégorie évolue lentement et de manière continue, tandis que la première, semblable au flux monétaire qui peut se contracter ou se gonfler momentanément en-deçà ou au-delà de la quantité de richesses réelles, est sujette aux discontinuités des variables dites « discrètes » par les statisticiens.

 

 



[1] Loïc de la Mornais, envoyé spécial, journal de France 2, 15 mai 2021

Schizophrénie

            Sur les marchés économiques (mais plus particulièrement financiers), la spéculation incite les acteurs qui s’y adonnent à anticiper le prix des actifs et, pour ce faire, à calquer leur comportement davantage sur la représentation que les autres acteurs se font du prix que sur la leur propre. C’est ainsi qu’ils peuvent très facilement se décider à payer les actions d’une entreprise à un prix qui dépasse ce qu’ils connaissent de sa valeur, s’ils savent que l’ensemble des autres spéculateurs la surestiment, ou même s’ils savent que l’ensemble des autres acteurs s’imaginent chacun d’eux que tous les autres la surestiment. Il est donc parfaitement possible que le prix d’une action monte à un niveau qui s’écarte de sa valeur alors même que tous les acteurs sont conscients de cette valeur. La spéculation conduit à la formation de bulles, qui gonflent avant d’éclater ; lorsqu’elles éclatent, on constate que le niveau maximal de prix atteint ne correspondait à aucune valeur réelle.

             Des marchés économiques aux marchés des conflits, on retrouve cette sorte de   schizophrénie qui pousse les acteurs à adopter des comportements qui sont en contradiction avec ce qu’ils savent du prix des choses. En diplomatie, nous avons bien compris que chaque acteur connaît les arrière-pensées de tous les autres (cf. 5e exploration). Or, il (ré)-agit comme s’il ne les connaissait pas.

            Par exemple, dans le contexte de la « diplomatie sanitaire » que la pandémie de covid-19 a suscitée, chaque acteur représentant des pays « bénéficiaires » d’une aide sanitaire est capable d’en analyser les motivations, d’en relativiser le degré de désintéressement : bref, il n’est pas dupe.  Mais il semble incapable de ne pas y répondre comme si cette aide était véritablement désintéressée.

Parmi les Etats qui se sont illustrés dans cette « diplomatie sanitaire », on peut citer de grandes puissances comme la Russie, la Chine, mais aussi Cuba, Israël… Cuba, en formant des médecins étrangers et en envoyant les siens dans des pays pauvres, ne fait que poursuivre une pratique ancienne en tirant parti d’un avantage comparatif, celui d’une compétence médicale reconnue. L’Etat chinois, avec l’appui d’initiatives privées - individus "philanthropes" comme M. Jack Ma (PDG d'Alibaba) et entreprises comme Huawei -, avec l’aide logistique de l’Ethiopie, a multiplié en Afrique les dons en nature de matériel médical (masques, kit de test diagnostique du covid-19, combinaisons de protection…) (18) La mise en scène de cette générosité à travers l’organisation de véritables et officielles « cérémonies du don » dans les locaux des ambassades indique que la Chine adressait de la sorte un message connoté aux peuples du continent (« Voyez notre générosité »).  Pourtant, si l’aide du gouvernement chinois n’est pas désintéressée, ce n’est pas des peuples, mais des gouvernements qu’il en attend la récompense. On dira que les seconds sont l’incarnation des premiers, mais s’adresser aux opinions publiques dans des régimes qui ne lui doivent que très peu leur existence relève de l’investissement à très long terme.

            Le cas d’Israël est un peu particulier. Ce fut une idée du Premier ministre Benyamin Nétanyahou de puiser dans les stocks excédentaires de vaccins pour « acheter la bonne volonté de pays amis » (30), selon ses propres termes. Le Premier ministre soufflait ainsi aux observateurs que l’analyse de la « diplomatie sanitaire » en termes de marché était pertinente. Mais il semblerait que le paiement de la facture ait été anticipé : sur les 19 pays ainsi récompensés, au moins 6 (le Honduras, le Guatemala, la Hongrie, l’Ouganda et la République tchèque) avaient  reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël, ou signalé leur volonté d’y maintenir ou d’y déménager leur ambassade [1].  Le hasard faisant bien les choses, le Honduras et le Guatemala, qui font partie de cette petite liste, figurèrent parmi les premiers pays à recevoir les doses promises. (Toutefois, le projet fut gelé par le procureur général d’Israël le jeudi 25 février) (31)

On peut interpréter les stratégies de ces pays donateurs comme un simple exercice du soft power ou - à condition d ’assimiler par anthropomorphisme les Etats aux individus ou aux groupes sociaux informels - à travers le prisme de l’anthropologie du don et du contre-don (Marcel Mauss). Mais, on l’a vu, les termes soufflés par le Premier ministre israélien nous encouragent à analyser la « diplomatie sanitaire » en termes de marché. Cela suppose de considérer que les gouvernements qui s’y adonnent en attendent une augmentation de leur influence en retour, en clair et pour le dire familièrement, un « renvoi d’ascenseur ». Sous quelle forme ?

L’aide sanitaire est du domaine des faits accomplis. A première vue, elle n’est pas conditionnée. Elle n’entre pas dans la catégorie des moyens de pression qui se conjuguent au futur ; il ne s’agit ni de promesses ni de menaces. Alors en quoi cette aide oblige-t-elle ceux qui la reçoivent à donner quelque chose en échange ?  Dans le domaine des relations interpersonnelles, on comprend qu’un cadeau oblige celui qui le reçoit (« je suis votre obligé »). Mais cela ne devrait normalement pas s’appliquer, sous peine d’anthropomorphisme, aux relations interétatiques

            Autrement dit, les Etats qui s’adonnent à cette « diplomatie sanitaire » réalisent des investissements dont le rendement est théoriquement nul, car la pure et simple rationalité diplomatique – qui serait le pendant de la rationalité économique telle que définie par les économistes néo-classiques - devrait dicter à tous les « bénéficiaires » de l’aide de ne rien accorder en échange, puisque rien ne les y oblige. Si ce rendement est théoriquement nul, la valeur (ou prix d’équilibre en langage néo-classique) de ces actes est également théoriquement nulle. Or, à l’évidence, leur prix de marché ne l’est pas, puisque ces Etats attachent de l’importance à cette pratique et espèrent bien en tirer des dividendes diplomatiques. S’il en est ainsi, c’est que l’ensemble des acteurs, que ce soit les Etats dispensateurs ou les Etats récepteurs de l’aide médicale, agissent comme si cette aide avait un prix, comme s’ils étaient obligés de la rembourser. 

            Dans l’exemple israélien, on assiste en outre à une sorte de démultiplication de la virtualité : la contrepartie de l’ « aide sanitaire » est  soit passée et déjà acquise, soit future donc improbable et surtout impossible à garantir.  Dans les deux cas le bénéfice attendu est nul du point de vue de la rationalité économique néo-classique. Mais en outre, la forme du moyen de paiement escompté est virtuelle, puisque ce ne sont des actes ni militaires ni économiques qu’Israël peut attendre de ses obligés mais un titre de reconnaissance, qui, avouons-le, n’engage pas à grand-chose pour un Etat qui habite l’Amérique centrale ou latine. 

 



[1] Cf., supra, « La parole est la monnaie de la diplomatie » : « La reconnaissance ».

Dégonflement des bulles

         Alors qu’il se sait entouré de concurrents, chaque entrepreneur capitaliste agit comme s’il était seul au monde : il est persuadé qu’il emportera la totalité du marché. Comme chacun de ses concurrents pense de même, il en résulte la surproduction. Le prix s’effondre pour tous.

            De même (et même si les plus habiles arrivent à tirer leur épingle du jeu), c’est pour tous les spéculateurs que le prix s’effondre quand une bulle se dégonfle. Or, le spéculateur lui-aussi, comme n’importe quel joueur, joue pour lui seul contre les autres en espérant, comme tous les autres, emporter la totalité d’un magot dans un jeu à somme nulle.

C’est le grand apport de la théorie des jeux que d’avoir montré que la coopération est plus « rentable » pour tous que la concurrence généralisée. Elle permet de comprendre des situations aussi disparates que celles des poilus de 14-18, autant lorsqu’ils obéissaient aux ordres que lorsqu’ils commençaient à coopérer par-dessus les frontières et les tranchées[1], des chauffeurs de taxi de Milan et de Tunis (cf. Voyage à Tunis en taxi collectif….) ou encore, de l’incapacité de la gauche française, en ce printemps 2021, à proposer une candidature unique aux présidentielles de 2022, alors même que chacun de ses membres la souhaite, mais parce que chacun de  ses leaders pense qu’il doit être ce candida.

 

            Sur le marché des conflits, l’équivalent sémantique de la bulle est l’escalade (avec tout au plus une différence de rythme : tandis que la bulle se gonfle lentement, l’escalade procède par à-coups). Aucun des protagonistes d’un conflit n’a intérêt à l’escalade car celle-ci en augmente considérablement le coût pour chacun d’eux. Mais comment reprocher à chacun d’eux, surtout aux plus faibles qui ont à faire valoir leurs droits bafoués, de mettre de leur côté toutes les chances pour y parvenir ?

            Revenons en Birmanie : l’Inde s’abstient de condamner le coup d’État du 1er février 2021, pour ne pas risquer de perdre le soutien de la Tatmadaw dans sa lutte contre les mouvements insurrectionnels du nord-est, dont les bases sont en Birmanie (6). Mais elle se refuse pareillement à expulser les policiers birmans réfugiés en Inde, pour ne pas ternir son image auprès des champions de la démocratie. Autrement dit, les responsables politiques de ce pays considèrent qu’une déclaration condamnant le coup d’Etat serait plus dangereuse que ne l’est l’acte consistant à protéger des opposants birmans en fuite, que la première pourrait, davantage que le second, « fâcher » les généraux birmans. Ils considèrent donc que pour ces généraux, les paroles ont plus d’importance que les actes. Pourtant, les chefs de la junte répètent eux-mêmes qu’ils ne craignent pas les sanctions et sont insensibles aux condamnations verbales des pays occidentaux.  Ou bien la Tatmadaw trouve un intérêt à aider le gouvernement indien à réprimer ses opposants et – CQFD - elle n’aurait aucun intérêt à cesser de le faire au prétexte d’une déclaration qui « fâche » ; ou bien ce soutien a toujours été pour elle un fardeau et on ne voit pas pourquoi elle aurait besoin d’un tel prétexte pour y renoncer. Chaque partie joue la comédie, l’une en faisant semblant de croire qu’elle va fâcher l’autre, l’autre en lui laissant croire cela. Mais dit-on d’un spéculateur qu’il joue la comédie ? Or, le spéculateur, lui aussi, agit en fonction de l’autre, d’un autre qu’il ne connaît pas, en l’imitant mais sans adhérer à ce qu’il croit être sa croyance.  Et ce faisant, il contribue à gonfler une bulle. Il faut que la bulle éclate pour que l’on redécouvre la vraie valeur des actifs financiers ou autres (blé, pétrole, etc.)

            De même, l’éclatement des bulles sur le marché des conflits permet de prendre conscience après coup de ce que le coût de ces conflits dépassait la valeur des enjeux. On peut montrer qu’en Birmanie, la situation résultant du coup d’État du 1er février 2021 ne correspond en réalité aux intérêts d’aucun acteur (à l’exception de quelques personnes galonnées se nourrissant sur la bête), ni bien sûr à ceux de la société civile birmane en butte à la répression, et plus largement de tous les acteurs qui se préoccupent de droits humains de par le monde, mais pas davantage à ceux de la Chine, que l’on présente volontiers comme un « allié » de la junte (5). La Chine refuse de condamner clairement le coup d’État militaire en Birmanie : tout en prônant le retour à une transition démocratique, son ambassadeur a rejeté l’idée de sanctions contre la junte lors de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU [2]. Explication d’une spécialiste[3] : c’est parce que la Chine a d’énormes intérêts dans ce pays. La logique commande d’en déduire qu’en lâchant les généraux, la Chine s’exposerait au risque d’une rupture des contrats qui formalisent ces intérêts. Mais des parties chinoise ou birmane, laquelle a le plus besoin de l’autre ? S’il était avéré que la Birmanie est davantage dépendante de la Chine que l’inverse, non seulement la Chine ne courrait pas le risque, en condamnant le coup d’État, que ses projets d’investissement locaux soient contrecarrés, mais en plus elle pourrait au contraire imposer, avec les Occidentaux, le retour de la démocratie, tout en maintenant sa présence économique au service de ses propres intérêts. D’autre part, d’autres spécialistes déjà évoqués (2) ont expliqué les progrès démocratiques concédés par les généraux birmans entre 1995 et 2011 par le besoin qu’avait le pays de s’ouvrir et de ne plus dépendre exclusivement de la Chine. Pour obtenir cette ouverture vers l’Occident, il fallait faire ces concessions. On sait qu’en réalité, les occidentaux n’ont jamais vraiment renoncé à leurs investissements. Récapitulons : la même défense des intérêts économiques retient tant les Chinois que les occidentaux de lâcher définitivement la junte birmane. Si les Chinois et les Occidentaux se concertaient pour traduire ensemble dans les faits cette convergence objective d’intérêt, peut-être pourraient-ils ensemble imposer la démocratie en Birmanie, en échange de leur soutien économique. En effet, les généraux birmans ne pourraient plus faire jouer la concurrence en remplaçant un investisseur par un autre. Chinois et Occidentaux remporteraient ensemble le jackpot : chaque camp pourrait continuer à cultiver en interne une image favorable auprès de son opinion publique sans rien avoir lâché sur le plan de ses intérêts économiques.

             Tous les acteurs toucheraient ainsi, selon un vocabulaire issu de la théorie des jeux, la « récompense de la coopération ». Mais, de peur de se contenter du « salaire de la dupe » ou dans l’espoir de gagner le jackpot seul au détriment de tous les autres (« tentation de l’égoïste »), chacun préfère faire cavalier seul et doit finalement se contenter du lot de consolation que constitue le « punition de l’égoïste » (39).

 



[1] Comme l’illustre le film « Joyeux Noël » de Christian Carion (2005)

[2] AFP, 1er avril 2021

[3]Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse au centre Asie de l’IFRI , Arte, 28 mn, 8 mars 2021