L'euphémisme

Définition

Ce qu'en disent les spécialistes

« On déguise des idées désagréables, odieuses ou tristes sous des noms qui ne sont point les noms propres de ces idées ».  

 

Exemples courants : tumeur pour cancer, supprimer pour tuer,  chatouiller les côtes pour battre

Illustrations

Moi, ce que j'en dis...

Credit photo Adobe Stock
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Métaphores de l’euphémisme

 

            Arrondir les angles

            Faire passer la pilule

            Combattre à fleurets mouchetés

            Se mettre la tête dans le sable,  comme l’autruche

 

Il n’y a pas de souci !

            Dans la décennie 1980, les écoles de commerce ont proliféré et rencontré un succès croissant. Elles ont appris à leurs élèves à communiquer, et à communiquer dans une situation commerciale, de vendeur à client. Quand on vend quelque chose, il importe de persuader le client qu’on lui offre le meilleur, qu’on est à son service, qu’il ne peut rien lui arriver de fâcheux. On se doit d’être optimiste, positif. L’euphorie est un devoir.

            Dans ces conditions-là et dans cet univers-là, les « problèmes » sont bannis. En tout cas l’idée même que le client puisse rencontrer un « problème » dans sa relation avec le vendeur est exclue, et doit être cachée. Le problème est tabou.

            Pourtant, comment garantir que des difficultés ne se présentent pas ? (malentendu, erreur, panne, retard…)

            On ne les appellera pas « problèmes » mais « soucis ». On concédera à la rigueur qu’une situation…

 

 ...« est problématique »,

            au prix d’un détournement manifeste du sens de ce mot, qui, en tant que substantif, désigne un questionnement dans la démarche scientifique.

            Le problème est lourd, il se pose, comme un hélicoptère, il fait du bruit en se posant. Le souci, lui, est léger, c’est juste une petite contrariété, une petite chatouille, presque une caresse. On en vient à bout d’une chiquenaude.

            « S’il y a un souci, rappelez-moi ! »

            Et comme le langage du commerce a débordé de son domaine pour envahir le quotidien, l’expression a essaimé, s’est répandue partout ;

            « Il n’y a pas de souci, madame, il n’y a pas de souci, monsieur. »

 

Et d’ailleurs, si d’aventure nous n’arrivons pas à vous satisfaire, ce n’est pas parce que c’est

         difficile,

                        non, c’est parce que c’est

                                    « compliqué »

 

Variante

            « Il n’y a aucun sujet »          

                        signifie :

                                    « Je suis d’accord avec vous ».

Étonnant, non ? C’est que nous avons affaire ici à un mélange étonnant plus que détonnant d’ ellipse et d’euphémisme :

            un sujet est un sujet de discussion (ellipse).

            En même temps, l’euphémisation commande de nier toute possibilité de problème ou de conflit, donc de réduire tout problème ou tout conflit à une simple discussion sur un « sujet » quelconque.

 

 

Les collaborateurs

            Terme employé pour désigner les salariés. Pourtant, depuis la seconde guerre mondiale la connotation n’est guère attractive.

 

Capitaliste ou capitalistique ?

            Le capitalisme est ce système économique, fondée sur la propriété privée, donc privative, des moyens de production, sur la concurrence et la recherche du taux de profit maximum.

            Une entreprise capitaliste est, à l’intérieur de ce système, une entreprise privée dans laquelle le travail et le capital sont séparés : ceux qui travaillent ne sont pas ceux qui possèdent les moyens de production.

            « Capitalistique » est un concept économique qui sert à décrire une « combinaison de facteurs de production » : plus une entreprise est mécanisée, robotisée, informatisée, plus elle est capitalistique, quel que soit son statut juridique et la nature de son propriétaire.

            « Capitaliste » est une notion  discrète au sens des statisticiens : une entreprise peut être capitaliste, artisanale, coopérative ou étatique : il n’y a pas 36 solutions.

            « Capitalistique », en revanche, est une notion continue : une combinaison de facteurs est toujours plus capitalistique qu’une autre et moins capitalistique qu’une troisième. Chacune d’elle se situe à cet égard sur une échelle qui va de 0 à + l’infini .

            « Capitaliste » est victime de sa connotation marxiste. Qualifier une entreprise de capitalistique permet d’atténuer cette connotation et d’éviter de paraître prendre une  position politique.

            Tout cela fonctionne dans l’inconscient collectif. Cela signifie que, le langage faisant l’objet d’un consensus très large, même les dénonciateurs les plus virulents du capitalisme peuvent subir comme une sorte de tabagisme passif les effets de cette euphémisation en adoptant eux-mêmes le vocabulaire euphémisant. Dans un article dénonçant la politique fiscale des Pays-Bas comme favorisant le blanchiment de l’argent des organisations criminelles[1], Roberto Saviano, qu’on ne peut soupçonner d’avoir froid aux yeux dans son combat contre les mafias de la péninsule italienne, n’hésite pas davantage à nommer le système économique auquel il élargit cette dénonciation : « S’ils [les organisations criminelles] peuvent agir ainsi, c’est parce que leur argent sale passe par les mêmes plaques tournantes dérégulées que l’argent du capitalisme. ». Pourtant, quelques lignes plus haut, les entreprises de ce système ont ajouté un « ...iques » à leur « capitalisme » : « Les Pays-Bas ne se contentent pas d’accorder des avantages fiscaux aux grandes sociétés capitalistiques… »,

 

Les frappes

            Je ne parle pas ici des voyous (« petites frappes ») mais des… bombardements.

Il faut savoir que les armées de l’air ne bombardent plus de nos jours : elles se contentent de « frapper ». Dans les bulletins d’informations, les bombardements ne sont que des frappes ». On distingue les frappes tout court des frappes « chirurgicales ».

            Etrange connotation, qui  assimile le vocabulaire de la guerre à celui de l’hôpital. Lors de la première guerre du Golfe (1991), les frappes chirurgicales ont ainsi éradiqué quelque 100 000 personnes civiles irakiennes.

 

 

Dans le langage de la Bourse : une valeur est « très disputée » ou « discutée »

 

 

« Je vous laisse »

            « Je vous laisse vous installer, je vous laisse vous asseoir, je vous laisse enlever votre chemise (chez le médecin), je vous laisse composer votre code (à la caisse d’un magasin), je vous laisse remplir ce papier, je vous laisse apposer vos initiales sur chaque page (chez le notaire)… » etc.

            Ce type d’euphémisme est en réalité un ordre déguisé. C’est davantage qu’un euphémisme : c’est la transformation d’une idée en son contraire : on transforme un ordre réel en permission formelle (« je vous laisse ») ; sous la plage, les pavés ; sous la permissivité, l’autorité.

 

Pouvoir ou responsabilité ?

 

« Quand nous sommes arrivés aux responsabilités... »

 

 

Aujourd’hui le pouvoir ferait-il peur ? Pourtant, le pouvoir est un fait, un phénomène social observable non seulement dans les relations politiques, entre les gouvernants et les citoyens, mais aussi dans les relations sociales au sein des entreprises, sans oublier les relations interpersonnelles.

Mais l’obsession de se présenter comme démocrates auprès de leurs électeurs conduit les femmes et hommes politiques à préférer dire qu’ils sont arrivés « aux responsabilités ».

 

 

Citations

 

« Ma sœur était servante chez un fermier, près de Birsk, elle a eu un enfant de lui, il est bancroche, il a quatre ans et ne marche pas encore. Le fermier s’est amusé, et la fille est perdue. ... »1

  

 « Le Roi s’est allé coucher avec la Reine, et lui a donné, pendant la nuit, sept preuves de tendresse... »[1]

 



[1] Extrait d’une lettre du duc de Bourbon à Stanislas Leszczynski, écrite le 6 septembre 1725, lendemain du mariage de Louis XV avec Marie Leszczynska ; d’après Gilles Perrault, Le secret du Roi, La passion polonaise, Fayard, 1992, p. 38

 

 

1 Maxime Gorki, Une confession, Phoebus, 2005, Libretto, 2018, p. 229.

 



[1] Roberto Saviano : « Votre pays est devenu un paradis pour criminels ! », Corriere della Sera, Milan, 2 août 2021, repris par Courrier International, n° 1607, du 19 au 25 août 2021.