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Le polar dans un pays de parti unique

Un dîner chez Min

6 octobre 2022

Photo AdobeStock
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            Qing a été assassinée. Sa patronne Min, accusée du meurtre, a été arrêtée et emprisonnée dans un lieu secret.

            Min (Min Lihua de son nom complet) est propriétaire d’une « table privée » dans un quartier résidentiel de Shanghai. Elle cuisine pour des convives de la haute société chinoise. Qing travaillait pour elle et c’est dans sa cuisine qu’elle fut retrouvée morte un matin, le crâne fracassé. La veille encore elle avait cuisiné pour une assemblée de cinq convives. Quelques jours plus tard, l’un d’eux, un antiquaire nommé Huang Zhonghuo, fut tué à son tour. Puis, le lendemain, la policière Wanxia mourut empoisonnée dans l’hôtel où elle était chargée de la surveillance de Min. Nous sommes à Shanghai, République populaire de Chine, début XXIe siècle.

            Si d’aventure Qiu Xialong lisait ces lignes, il reconnaîtrait aussitôt...

 

...l'intrigue...

         d’un de ses nombreux polars.  Qiu Xiaolong est un auteur chinois de polar et, en même temps, pourrait-on dire, un auteur de polars chinois. Il est né à Shanghai en 1953 et vit aux États-Unis.  Un dîner chez Min est est la douzième de ses « enquêtes de l’inspecteur Chen », parue en 2022[1].

Maintenant...


[1]Qiu Xiaolong, Un dîner chez Min, traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon, Liana Levi, Points, 2021

...Les protagonistes

Le premier cercle

            Chen Cao, héros récurrent de la série des enquêtes qui portent son nom, est sans nul doute le personnage principal. Ancien inspecteur principal de la police de Shanghai, il se trouve, au moment des faits, placé en « congé de convalescence ». Il est visiblement en disgrâce car, explique l’auteur, « au cours de ses dernières enquêtes, il avait contrarié un certain nombre d’huiles du Parti en révélant de graves affaires de corruption ; on pouvait donc penser que son enterrement était proche. » (p. 9) « Placardisé », dirait-on ailleurs, il dirige un certain « Bureau de la réforme du système judiciaire », assisté de sa secrétaire Jin. Mais ce bureau s’avère n’être qu’une coquille vide, ce qui a de quoi inquiéter Jin quant à la pérennité de son emploi. 

            C’est de manière officieuse et à la demande de son ami « Vieux Chasseur », qui travaille dans une agence de détective privé dirigée par un certain Zhangzhang, que Chen enquête sur les suites sanguinaires de ce dîner chez Min.

 

            Chen, Jin et leurs amis les plus proches constituent les personnages principaux, mais paradoxalement, ils demeurent à la marge du pouvoir qui règne sur Shanghai dans ce drôle de communisme chinois du début du 3e millénaire. Ils se distinguent en tant que narrateurs de l’histoire : le lecteur en découvre le déroulement à travers la connaissance qu’ils en ont eux-mêmes. Cette connaissance, ainsi limitée, est en outre teintée d’angoisse, parce que ces protagonistes, pour importants qu’ils soient aux yeux du lecteur, ne sont pas ceux qui détiennent le pouvoir. Ils le savent et se sentent le jouet de personnages plus puissants qu’eux, bien que secondaires dans le livre. Ces derniers constituent...

...Le deuxième cercle

            Les personnages de ce deuxième cercle, mystérieux et inquiétants, mal connus du lecteur, se distinguent cependant comme détenteurs de pouvoir, soit qu’ils en possèdent ne serait-ce qu’une parcelle, soit qu’ils jouissent de ses faveurs. Ils semblent « tirer les ficelles » dans l’ombre. Xiong est l’inspecteur de police chargé de l’enquête sur l’assassinat, tandis que Liu Xiaohua est le juge désigné pour instruire l’affaire. Li est le secrétaire du Parti, qui presse Xiong de réussir vite, car « plusieurs personnes haut placées sont préoccupées par l’affaire » (p. 43). « Compte tenu de la notoriété de l’hôtesse (Min), la nouvelle ne tarderait pas à faire le tour de la ville puis du pays, ce qui risquait d’entamer l’énergie positive de toute la société chinoise. » (p. 43-44). On pourrait encore mentionner, bien qu’aucun nom ne soit cité, le gouvernement municipal de Shanghai, qui intervient pour influencer le travail du « Bureau de la réforme du système judiciaire ».

 

À la différence des premiers, ces personnages ne sont pas connus de l’intérieur ; leur conscience n’est pas livrée au lecteur, ce qui aboutit à donner une image mystérieuse, et par là-même inquiétante du pouvoir.

Arrière-plan

            Dans la plupart des enquêtes policières contemporaines, l’auteur s’efforce de donner à voir son héros (l’enquêteur) dans sa globalité,dans le souci sans doute de lui donner le plus d’ « épaisseur » possible. Pour ce faire, il le montre en partie dans des situations professionnelles et pour une autre partie dans sa vie privée. En outre, de plus en plus souvent, on le voit en train de mener de front plusieurs enquêtes ou, en tout cas, on fait du lecteur ou du téléspectateur (il s’agit souvent de séries télévisées) le témoin de plusieurs intrigues qui se déroulent en même temps au cours du même épisode. Un dîner chez Min n’échappe pas à cette tendance. L’affaire principale, l’assassinat de la cuisinière Qing, se présente sur un double fond, un double arrière-plan, l’un contemporain, et l’autre historico- littéraire.

         Le premier est l’affaire du juge Jiao et de l’homme d’affaire Pang. Dans un conflit financier qui opposait l’architecte Ren à un homme d’affaires nommé Pang. le juge Jiao rendit un jugement inique, obligeant Pang à verser à Ren une somme indue. L’affaire est rapportée à Chen par sa secrétaire Jin. « Pang, précise Jin, apprit par la suite que le juge était le secrétaire général du tribunal du district, donc intouchable, et aussi le mari de la cousine de Ren - donc lié à la famille de l’accusé. » (p. 54). Ne pouvant obtenir justice, Pang décida de se venger en diffusant des vidéos compromettantes du juge Jiao, prélevées sur les enregistrements de vidéosurveillance d’une maison de prostitution (« un hôtel boîte de nuit géré par le gouvernement du district de Qingpu qui proposait toutes sortes de services louches dans ses chambres louées à l’heure. … dont la majeure partie de la clientèle était constituée de cadres du Parti. ») (p.54). Comme cette affaire montre les failles du système judiciaire, elle concerne le « Bureau de la réforme du système judiciaire », qui est sommé de faire une déclaration à ce sujet.

            Le second arrière-plan de l’affaire Min est un clin d’oeil envoyé par le romancier Qiu Xiaolong à un de ses illustres prédécesseurs et inspirateurs, l’écrivain hollandais Robert van Gulik. Après avoir traduit en 1948 un roman policier chinois mettant en scène un juge de l’époque de la dynastie Tang (VIIe siècle de notre ère) Van Gulik écrivit seize romans policiers fictifs situés dans le même cadre et la même époque, et mettant en scène le même héros, le juge Ti. Si Qiu et lui ont en commun l’écriture de polars, ils se différencient sur quelques aspects marquants : Qiu, bien qu’écrivant aux États-Unis, est chinois et met en scène la Chine contemporaine, tandis que Van Gulik portait le regard d’un Hollandais sur une société qui lui était doublement étrangère, en tant que chinoise d’abord, en tant qu’historiquement révolue ensuite.  Même décalage dans la biographie des auteurs : quand Qiu écrivit sa première enquête, en 2001, Van Gulik était mort depuis 34 ans.

 

Mais c’est moins à Van Gulik qu’au juge Ti lui-même que s’intéresse Qiu. Le juge Ti est un personnage historique, embelli par l’oeuvre de différents écrivains. Et Qiu transmet à son héros Chen l’intérêt qu’il porte lui-même à ce personnage.  Au début du roman, Chen est plongé dans la lecture d’ Assassins et poètes, un des romans de Van Gulik mettant en scène le juge Ti. Et cette toile de fond historico-romanesque, sorte de mise en abyme, sera bien utile à Chen : elle lui servira de paravent derrière lequel ses propres enquêtes, pourront être menées avec la discrétion qu’impose sa condition de « placardisé » dans un régime de parti unique.

Un double mystère

            Qu’on lise Arthur Conan Doyle, Agatha Christie, Georges Simenon, Robert van Gulik ou d’autres, on trouve les mêmes caractéristiques qui sont celles du roman policier traditionnel, qu’on pourrait dire « occidental ». L’histoire débute sur une énigme, que des enquêteurs se chargent d’éclaircir, et qu’ils réussissent enfin (c’est-à-dire à la fin) à éclaircir. Ce mystère concerne l’identité d’un criminel. Sans mystère, pas de polar. Un dîner chez Min ne déroge pas à cette règle : le mystère y est présent, il hante l’histoire, du début à la fin. Mais l’originalité de ce roman est celle-ci : il n’y a pas un mystère, mais deux.

            Le premier, comme dans la tradition du polar « occidental », concerne l’identité du criminel. Mais, habituellement, l’épaisseur du mystère est à son maximum au commencement de l’histoire, puis il s’éclaircit petit à petit jusqu’à résolution complète au dénouement. C’est tout le contraire dans le roman de Qiu : dès le début nous est livrée une vérité officielle sur l’identité du criminel (de la criminelle en l’occurrence) : c’est Min qui a assassiné sa cuisinière, car celle-ci, qui détenait des secrets de fabrication culinaires, menaçait de la quitter pour aller travailler chez la concurrence. Ce n’est qu’en raison des doutes émis par les protagonistes du premier cercle que le mystère naît, puis se développe : cette vérité officielle est-elle bien toute la vérité ? C’est pourquoi ils décident de mener leur enquête officieuse, parallèlement à l’enquête officielle.

            D’où le second mystère : que nous cache-t-on ? Si la vérité officielle n’est pas la vérité des faits, pourquoi cache-t-on celle-ci ? Qui est « on » ?

 

            Cette accumulation de mystères résulte de ce que la société dans laquelle se déroule l’intrigue est une société où règne l’opacité. Dans une société de transparence, où s’exerce le pluralisme des médias, où la parole est libre (pour le meilleur et pour le pire), la parole officielle n’est pas toujours crédible, mais elle s’oppose à une vérité officieuse, qui est connue de tous (Cf. « Accident officiel, vengeance officieuse »). La parole officielle est récitée comme un mantra, mais parfois elle ne convainc personne. En revanche, lorsque l’opacité règne, la vérité officieuse reste cachée tant qu’elle n’a pas triomphé en tant que vérité des faits. Elle est celle que portent secrètement en eux, comme un espoir, ceux qui doutent de la vérité officielle. Ainsi, dans Un dîner chez Min, l’enquête officieuse vise à révéler une vérité officieuse qui se confondra avec la Vérité, tandis que la vérité officielle relève du mensonge.

La peur

            Le degré de transparence de l’information n’est pas le seul trait de société qui imprime sa marque sur la littérature policière. Il faut y ajouter la question de l’équilibre des pouvoirs. La tradition occidentale du polar, (Conan Doyle, Simenon, etc.) exprimait l’idéal d’une société démocratique bourgeoise, dont la culture distinguait nettement entre les citoyens honnêtes et les délinquants : dans cette représentation sociale, les citoyens honnêtes ont peur des voleurs, qui  ont peur des  « gendarmes » (policiers civils et militaires) , qui ont peur de leur hiérarchie. Il serait exagéré d’ajouter que l’administration de la police craint le pouvoir judiciaire, mais les policiers, incontestablement, redoutent ses décisions (les jugeant souvent trop « laxistes »). Police et justice dépendent du pouvoir exécutif, lequel doit composer avec le pouvoir législatif. Il en est ainsi parce cette tradition littéraire est née dans une société qui a cultivé le principe de séparation des pouvoirs : sans Montesquieu, pas de Simenon, ou plutôt, sans Montesquieu, Agatha Christie, Arthur Conan Doyle et Georges Simenon n’eussent pas raconté les mêmes histoires. Par conséquent, s’il m’arrive encore, au cours de ces lignes d’user du mot « occidental » pour qualifier cette tradition, sachez que ce terme se bornera ici à l’évocation Montesquieu et de son héritage philosophique.

            Dans une société qui ne connaît pas la séparation des pouvoirs, la peur ne suit pas comme un courant électrique un chemin tout tracé qui va du citoyen honnête au juge en passant par le policier, etc. Elle est partout.

 

            Dans Un dîner chez Min, la peur est généralisée, horizontale (Cf., « À propos d’un roman de Mario Vargas Llosa »). Chen, le personnage principal, le plus à même d’attirer la sympathie et le désir d’identification du lecteur, n’est pas une figure de super-héros. Il est marqué par la peur, se sent le jouet de forces obscures. Il se sait « placardisé », mis sur la touche par un pouvoir auquel il a certainement déplu. Il se sent, ou se sait, surveillé. Voilà ce qu’il répond à son ami « Vieux Chasseur », quand celui-ci vient le prier d’enquêter sur cette affaire officiellement résolue qu’est l’assassinat de la cuisinière de Min : « Vieux Chasseur, vous savez très bien ce que signifie un congé de convalescence. Je suis sûrement surveillé. … Quand vous m’avez appelé, vous m’avez parlé du coin des mariages sans évoquer votre affaire. Vous saviez que mes appels étaient certainement sur écoute, n’est-ce pas ? » (p. 33) Les deux hommes sont donc obligés de ruser. Quand ils se rencontreront dans le cadre de leur enquête officieuse, ce sera clandestinement : « Cela dit, je ne vois pas quel mal il y aurait à ce que nous prenions le thé ensemble de temps en temps. »

            Chen n’a cependant rien d’un lâche, d’ailleurs il tiendra son engagement et osera mener à bien jusqu’au bout son enquête parallèle. Davantage que la peur, c’est la méfiance qui l’habite. En effet, Chen se sait espionné, depuis que Ling, une ex-petite amie vivant à Londres, lui téléphona pour lui demander : « … Est-ce que tu as été en contact avec un certain Yao, professeur de droit à Shanghai ? » ajoutant aussitôt : « L’appel était sur écoute. ». Le narrateur commente : « Chen prit une profonde inspiration. …  Impossible de savoir si la conversation avait été enregistrée à cause de Yao ou à cause de Chen. ».  (p.73).

            Chen va donc tenter de détourner l’attention de ceux qui le surveillent. Il se rend chez Yao en se déclarant à la recherche de matériaux en vue d’écrire un article sur le juge Ti, dans le cadre de ses recherches sur la réforme judiciaire. « Comme ceux qui le surveillaient savaient qu’il était en contact avec le professeur, il venait délibérément le voir, certain que leur entretien serait rapporté. … Parler au professeur Yao de son projet sur le juge Ti détournerait l’attention de ceux qui l’épiaient dans l’ombre. » (p. 94)

            L’auteur utilise la belle métaphore de la « route de montagne » pour désigner ce genre de diversion : un vieux texte sur l’art de la guerre intitulé Les Trente-Six Stratagèmes raconte que, sous la dynastie Han, le général Xin, encerclé, réussit à faire sortir ses troupes de Hanzhong  en détournant l’attention sur une fausse piste , construisant ostensiblement « une route de montagne » pendant que ses soldats empruntaient un sentier secret.  « Ce matin-là Chen empruntait donc une route de montagne en rendant visite au professeur Yao. » (p. 94). Et Yao l’introduit auprès du Professeur Zhong Longhua, de l’institut de littérature, qui l’encourage à écrire une enquête du juge Ti et à en faire une adaptation cinématographique[1].  Voilà qui permet à Chen d’affiner la présentation de sa « route de montagne », …

            ...et d’en élargir l’usage.

            En effet, Chen se méfie de tout le monde, y compris de ses proches. Principalement dirigée vers les personnages appartenant au deuxième cercle, sa méfiance finit par atteindre aussi, le premier cercle, comme un incendie de forêt qui gagne les abords des habitations.

            Ainsi Chen se méfie de Jin, sa propre secrétaire, une jeune femme érudite qu’on a placée auprès de lui pour faire vivre le « Bureau de la réforme du système judiciaire ». Or, Jin profère des paroles qui semblent incongrues dans la position qu’elle occupe. Elle critique le Parti. La déclaration que doit publier le Bureau sur le scandale du juge Jiao est l’occasion d’une discussion entre Chen et Jin sur le fonctionnement du système judiciaire chinois. Chen défend prudemment une thèse qu’on pourrait appeler thèse de la « brebis galeuse » : le juge Jiao se comporte mal mais il n’est pas représentatif. Jin au contraire met le doigt sur l’aspect systémique des carences judiciaires, en particulier insiste-t-elle sur le manque de formation des magistrats, mais aussi sur leur soumission au Parti.

            Jin : « … Certains de nos juges ne sont même pas qualifiés… »

            Chen : « La situation s’améliore, heureusement. Les nouveaux juges sont obligés d’avoir un diplôme. »

            Jin : « Les jeunes, oui, mais ils doivent aussi jurer allégeance au Parti… Les examens de droit sont truffés de questions politiques… »

            Chen :  … Il y a d’autres juges comme Jiao, c’est sûr, mais comme dit toujours Le Quotidien du Peuple, ils sont rares et ils sont loin de représenter la Chine d’aujourd’hui. La loi s’applique à tout le monde. »

            Jin : « La loi, comme le reste, est soumise au bon vouloir du Parti. » (p. 56)

            Voilà des paroles bien trop libres pour ne pas éveiller la méfiance de Chen.

« Chen leva vivement les yeux vers elle. Ces remarques étaient inattendues de la part de la secrétaire d’un cadre du Parti. L’avait-on chargée de le sonder ? Elle était peut-être simplement trop jeune, trop naïve pour ce poste, mais dans le doute, il préférait rester sur ses gardes. »

            La suite de la conversation semble anodine puisque Jin s’enquiert des lectures de son patron, lequel s’intéresse aux enquêtes du juge Ti. Au moins, en discutant d’événements vieux de 13 siècles, ne risquait-on pas de déplaire. Détrompons-nous. Cette suite donna à Chen de nouvelles raisons de se méfier. L’évocation du juge Ti, qui était un personnage historique avant d’être un héros romanesque, débouche sur la question de la séparation des pouvoirs. Jin, très érudite, fait remarquer que l’appellation « juge Ti » est un abus de langage.  Il n’était pas que juge. « C’était un mélange entre un m:aire, un magistrat et un Premier ministre. Rien à voir avec ce qu’on entend par le terme aujourd’hui. » (p. 58). Et quand Chen renchérit un peu plus tard : « On le surnommait juge à cause de l’absence de séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif sous la dynastie Tang. ... », fuse alors dans la bouche de Jin la « question qui tue » :

            « Enfin, la séparation des pouvoirs existe-t-elle vraiment aujourd’hui ?

            -Bonne question. », répond Chen. « À nouveau dérouté par le ton sarcastique de sa secrétaire, Chen mesurait ses propos. » (p. 59)

            Il les mesure tellement qu’il s’abandonne à la prétérition : « Je ne dis pas que le juge Liu est corrompu, précise-t-il à Jin dans la suite de la même conversation …, mais il a peut-être été vexé de rester si longtemps sur la liste d’attente de Min. » (p. 63). Rappelons que Liu est le juge chargé de l’affaire Min et qui, en tant que tel, a décidé de l’arrestation de la restauratrice et de sa détention dans un lieu secret. Et si Chen révèle son intérêt pour le juge Ti, c’est pour aussitôt nier toute ressemblance avec les deux autres juges qui faisaient alors l’actualité de Shanghai : Liu et Jiao. « … J’ai été surpris quand vous avez évoqué le scandale du juge Jiao parce que j’étais justement en train de lire une enquête du juge Ti et que, plus tôt dans la journée, on m’a parlé de l’affaire Min. C’est une drôle de coïncidence. Mais enfin, l’affaire Min n’a rien à voir avec les activités de notre bureau. » (p. 63).

            Malgré ces précautions oratoires, Chen reste inquiet : « Chen se demanda s’il n’en avait pas trop dit, même s’il y avait peu de chances pour qu’elle envoie un rapport à ses supérieurs là-dessus. » (p.64)

            La nuit ne dissipe pas ses craintes, puisque le lendemain, il les exprime de manière plus explicite encore : « Il n’était pas impossible que les autorités l’aient chargée de l’espionner. », se dit-il à propos de Jin. Il décide alors d’appliquer à elle aussi la stratégie du général Xin :  «  … Son projet d’écriture lui servirait de route de montagne avec elle ». (p. 116).

 

            Si Chen s’interroge sur Jin, Jin s’interroge à son tour sur Chen. Si Chen vit dans la méfiance, Jin vit dans l’inquiétude.

 

            Jin s’inquiète d’abord pour elle-même, son emploi, sa famille…

« … Le bruit courait… » (l’absence de transparence crée l’incertitude et favorise les rumeurs) « ....que le bureau était un organisme temporaire créé uniquement dans le but de mettre l’ancien inspecteur de police à l’ombre, une façade visant à prouver la stabilité sociale et politique du pays.  … Et il y avait d’autres détails suspects. Un organe officiel comme celui-là aurait dû employer plusieurs personnes, or il n’y avait qu’elle et Chen, qui était absent. Même le chauffeur affecté au directeur ne s’était jamais présenté. » (p. 88)

Elle craint donc pour son emploi. « Ce serait une catastrophe, surtout pour ses parents, si elle venait à perdre son travail. » (p. 89).

 

            Ensuite elle s’inquiète pour Chen, à l’égard de qui elle éprouve une sympathie qui ira en s’affinant et en s’affirmant tout au long du livre. C’est donc en méconnaissance totale de ce sentiment que Chen, à l’inverse, se méfie d’elle. Tandis que lui soupçonne en elle un agent du pouvoir, elle voit en lui une victime de ce pouvoir. Ce malentendu provient du défaut de transparence de la société chinoise décrite par Xiu :  chacun des deux personnages, ne sachant qui est l’autre, n’osant l’interroger franchement parce qu’il sait que l’autre n’oserait pas répondre franchement, vit dans l’inquiétude.

            Jin sent que Chen n’est pas en odeur de sainteté auprès des représentants du pouvoir. Quand Ma Yuan, secrétaire général du gouvernement municipal, l’interroge sur Chen, elle reste sur ses gardes et répond prudemment à ses questions. Ma est venue la féliciter : il loue la qualité de la déclaration que Jin a rédigé au sujet du scandale du juge Jiao. Mais il en profite aussitôt pour l’interroger sur son « patron ».

            Ma : « … Vous avez parlé avec le directeur Chen avant de rédiger ce texte ?

            Jin : « Oui. J’ai essayé plusieurs fois de le joindre sans succès et comme la requête était urgente, je suis allée directement chez lui... »

            Narrateur : « Elle fournissait de grands efforts pour répondre correctement. »

            Ma : « Que vous a-t-il dit d’autre ? ... »

            Jin : « Nous n’avons parlé que de la déclaration. Ah si, il lisait une enquête du juge Ti…

            Ma : « Une enquête du juge Ti… Pourquoi ça ?

... »

            Narrateur : « Jin senti la peur l’envahir. Peut-être en avait-elle trop dit. ... ».

            Puis, une fois le visiteur parti : « … Malgré les compliments qu’elle avait reçus sur son travail, elle se sentait coupable. Elle aurait pu dire que, n’ayant pas réussi à joindre Chen par téléphone, elle avait communiqué avec lui par mail. Maintenant, elle allait devoir surveiller son patron excentrique pour le compte du gouvernement. » (p. 91).

 

            Jin est une jeune femme très intelligente, chez qui l’érudition brillante n’exclut pas l’intuition, et favorise au contraire un regard acéré sur son entourage. On peut donc supposer qu’elle a conscience de la méfiance qu’éprouve Chen à son égard.  Elle pense que Chen s’intéresse à l’affaire Min, a des idées sur la question mais n’ose pas s’en ouvrir à elle. Elle sait qu’il n’a pas le droit d’enquêter sur l’affaire ; elle imagine alors que Chen souhaite, sans oser le lui demander ouvertement, qu’elle mène sa propre enquête à sa place. « Elle se rappela alors ce qu’il lui avait appris sur l’affaire Min : le juge était peut-être mêlé à un conflit d’intérêts. Chen avait évoqué le fait divers sur un ton désinvolte, mais elle le soupçonnait d’avoir une idée derrière la tête.  ... Lui avait-il donné discrètement des pistes à suivre ? » (p. 92)  … Elle décida donc d’enquêter sur Min à sa façon. ... » (p. 93) Cette décision conduira Jin à se mettre en danger, comme le montrera le dénouement dramatique de l’histoire.

            Pour savoir dans quelle direction orienter son enquête, elle en vient à interpréter la moindre de leurs conversations. Lorsque Chen l’appelle pour la consulter sur un détail historique pouvant lui servir à rédiger son article sur le juge Ti, il glisse par association d’idées de l’époque du juge Ti à l’époque contemporaine, comparant l’affaire décrite dans Assassins et poètes à l’affaire Min. Le matin même, il avait rencontré un des convives présents le soir du crime, l’antiquaire Huang Zhongluo. Il raconte à Jin : « … Au cours de notre déjeuner, Huang m’a parlé d’un autre client nommé Rong qui aurait prévu d’embaucher Qing. Apparemment, Min avait refusé ses avances. C’est une drôle de coïncidence qui n’est pas sans rappeler l’histoire de Xuanji qui avait aussi éconduit toute une horde de prétendants. » (p. 136). Xuanji était une poétesse au destin tragique vivant sous la dynastie Tang et qui inspira l’auteeur d’ Assassins et poètes.

            La conversation terminée, Jin réfléchit. « Elle se rappela alors la drôle de coïncidence que Chen avait mentionnée en comparant Rong, le prétendant de Min, aux amants éconduits de Xuanji. …  Les yeux fixés sur le plafond jauni par le temps, elle se demanda si Chen n’avait pas voulu par là lui indiquer dans quelle direction chercher. » (p. 138)

            On voit donc que si Chen et Jin s’interrogent et s’inquiètent chacun l’un pour l’autre, ils ont en commun de redouter ensemble d’autres personnages plus inquiétants encore : ceux du deuxième cercle qui représentent le pouvoir. Mais contre toute attente, la réciproque n’est pas fausse : ces représentants sont eux-mêmes parfois animés par de la méfiance à l’égard de l’échelon inférieur. Ainsi, Kong Jie, secrétaire du Parti, rédacteur en chef du quotidien Wenhui, que Chen informe de son projet d’écrire un article sur le juge Ti, l’encourage plutôt à rédiger une fiction sur le sujet, en lui promettant de la publier. Mais Chen profite à nouveau de l’occasion pour aborder l’affaire Min et, pourrait-on dire, ses dessous. Il voudrait savoir pourquoi Min a été placée entre les mains de la Sécurité intérieure et pourquoi la restauratrice a été mise au secret. Qu’y a-t-il de si important à cacher ? Kong lui apprend alors à demi-mot que « la table privée de Min est en ligne de mire depuis longtemps », mais « a toujours été décrétée intouchable. A cause des hommes qui la protègent. … Et des liens spéciaux qu’elle entretient avec eux.  … Des clients privilégiés. Ceux à qui elle n’ouvrait pas uniquement sa salle à manger.  … Ce ne sont peut-être que des ragots. ... » (p. 131-132)

Narrateur : « Chen savait qu’il ne servait à rien de pousser le cadre du Parti à la confidence. … De toute évidence, Kong ne tenait pas à s’étendre sur le sujet. Ignorant ce que Chen avait appris, il ne voulait pas courir le risque de partager ce qu’il savait avec lui. » (p. 131-132)

 

            La collaboration implicite de l’inspecteur Chen et de la secrétaire Jin aboutira à la fin du roman, au bout de six jours qui le découpent en chapitres et qui en scandent le déroulement, à révéler l’identité du véritable assassin des trois victimes. Toutefois, il restera une part de mystère quant aux mobiles de certains de ces crimes et quant aux motivations qui conduisirent les autorités à accuser injustement la restauratrice. Mais il n’est pas question pour moi d’en dire plus. Rien ne peut remplacer la lecture de ce dîner chez Min. 

 



[1] Clin d’oeil de Qiu à sa propre vocation littéraire et à l’influence qu’a pu exercer sur lui l’oeuvre de Van Gulik?