4e exploration

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Analyse littéraire et sémiologique de la communication diplomatique

6 avril 2019

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«  Monsieur le Président, messieurs les conseillers, mesdames et messieurs les jurés, Michel Flavent m’a demandé de ne pas le défendre. … Je ne répondrai donc pas à M. l’Avocat général. …Je ne lui dirai pas qu’on peut défendre la société des hommes sans humilier deux d’entre eux,… Je ne lui dirai pas non plus qu’arrivé récemment de Savoie, il ne semble pas avoir encore pris toute la mesure de notre pays et de son histoire… » (46)

 

 

 

            La diplomatie est un appareil, celui qui, au sein d’un Etat, traite des relations internationales. Ces relations sont des flux dans lesquels la distinction entre actes et paroles n’est pas nette, comme cela a été présenté dans la première exploration. Rédiger un communiqué, fermer une ambassade, déclarer une guerre et bombarder une ville sont autant d’actes diplomatiques !

 

            Cependant, dans le langage courant, « être diplomate » désigne l’art d’atténuer les conflits et de favoriser le dialogue afin de pacifier les relations humaines. Il en découle une définition tacite : sera réputée « diplomatique » toute attitude empreinte de modération, de goût pour la négociation et, dans ce cadre,  de sens de  l’écoute et de la nuance. Le « langage diplomatique » est alors défini comme le langage qui euphémise, qui « arrondit les angles », qui édulcore pour ne pas choquer.

 

            Si le sens commun a construit de la diplomatie cette représentation décalée, et a donné à ce mot cette signification figurée, c’est bien en raison de ce qu’il lui est donné d’entendre de la parole diplomatique, c’est-à-dire de la communication des représentants des Etats à propos de leurs relations avec d’autres Etats. En résumé, la parole diplomatique, du moins telle qu’elle est présentée au peuple, ne lui apparaît pas sincère.

 

            Illustration.

 

 

 

            Quelquefois, la parole diplomatique édulcore le contenu de ses messages, comme dans ce communiqué : « Paris a fait savoir, par la voix de l'ambassadrice de France à Djakarta, Corinne Breuzé, que cette éventualité aurait des “conséquences” sur les relations bilatérales » (24). Il est fait allusion dans cette phrase à l’éventualité de l’exécution de M. Serge Atlaoui, ressortissant français qui fut arrêté en Indonésie, accusé de trafic de drogue et condamné à mort en 2015. Quelles conséquences ?[1] On n’en sait rien. La parole diplomatique se réfugie ici dans le laconisme et utilise l’ellipse pour cultiver le flou.

 

            D’autres fois, elle semble « enfoncer les portes ouvertes », comme dans ces discours convenus, au cours desquels les représentants d’un Etat affirment leur volonté de « parler à tout le monde ». Ce sont les termes employés, entre autres,  par Emmanuel Macron à propos de la crise libanaise provoquée par la démission de Saad Hariri, et dont il sera question ultérieurement dans cet article. « “Je souhaite sensibiliser le voisin saoudien à toutes ses questions”, a expliqué le président français qui veut tenter d’apaiser la crise, voire de se poser en médiateur. Le chef de l’Etat assume sa ligne en politique étrangère : celle de “vouloir parler à tout le monde” » (34). Parler à tout le monde, oui, mais pour dire quoi ? est-on tenté de demander aussitôt. La parole diplomatique est alors prise en flagrant délit de tautologie. La crise politique en Algérie de mars 2019 en  fournit une autre illustration. Les manifestations de mars 2019 contre le prolongement du mandat du président Bouteflika ont conduit ce dernier à annoncer, le 11 mars,  le report de l’élection présidentielle, la convocation d’une conférence nationale et l’adoption d’une nouvelle constitution par référendum. Depuis Djibouti, Emmanuel Macron a appelé le lendemain à une transition « d’une durée raisonnable » (39). Qui peut souhaiter une absence de transition, une transition d’une durée « irraisonnable » ? On retrouve à peu près la même idée dans  « … le souci de la Tunisie de ne pas s’ingérer dans les affaires internes de la Libye et de se tenir à égale distance des différents acteurs libyens…. » (44).  On pourrait puiser beaucoup d’autres exemples, au hasard des communiqués  de n’importe quelle ambassade du monde, de ce que d’aucuns

 

qualifieront de « langue de bois ».
 

 

            Paradoxalement, c’est lorsque la parole diplomatique est la plus sybilline qu’elle peut s’avérer la plus significative. Le général Gaïd Salah a prononcé un discours dans lequel il « a rendu hommage au « patriotisme » et au « civisme inégalé » des Algériens, et s’est engagé « devant Allah, devant le peuple et devant l’histoire, pour que l’Armée nationale populaire demeure le rempart du peuple et de la nation dans toutes les circonstances » (12). Qui est le général Salah ? Le chef d’Etat-major de l’armée algérienne. Nous sommes à nouveau plongés ici dans le contexte de la crise algérienne de mars 2019. Que signifie ce discours ? Apparemment rien que de très banal. Quel chef militaire oserait prendre le contrepied d’une telle déclaration en annonçant publiquement qu’il a bien l’intention de confisquer au peuple l’instrument militaire pour en faire son instrument personnel ? Et pourtant, comme le souligne le chroniqueur, et comme la suite de l’Histoire le montrera, « cette phrase du chef d’état-major peut évidemment être interprétée de différentes manières, y compris comme un signe en direction des manifestants. ».

 

 

 

            La parole diplomatique fait un usage particulièrement abondant et intriguant de la prétérition, qui consiste à dire et à refuser de dire une chose dans la même phrase. En voici un premier exemple, puisé à nouveau dans l’affaire Atlaoui : « Le report de la visite du ministre des affaires étrangères à Djakarta, initialement prévue les 10 et 11 février, justifié par l’intensification de la crise ukrainienne, n’envoie pas à cet égard un signal positif » (24).

 

Pour exercer une pression sur le gouvernement indonésien, on reporte une visite mais on prétend que ce report est motivé par un sujet totalement indépendant de l’affaire : la crise ukrainienne. Comment envoyer un message tout en cachant le contenu du message ? Cette figure fera l’objet d’un approfondissement privilégié dans la suite de cet article.

 

 

 

            On pourrait y ajouter l’euphémisme, qui transforme des bombardements meurtriers en « frappes chirurgicales » ou qu’on reconnaît à des silences qui laissent le récepteur sur sa faim ; dans la citation qui suit, on cherche en vain le mot « condamnation » : « Le 27 juillet, le département d’Etat se disait ainsi “profondément préoccupé” par l’annonce d’appels d’offres pour 323 logements dans des colonies situées à Jérusalem-Est. … » (28)

 

 

 

            En même temps que s’exprime la parole diplomatique, qui nous apparaît si pleine d’onctuosité et de politesse et qui proteste en permanence de ses intentions pacifiques, s’exerce la violence du monde réel. Quand la parole diplomatique n’édulcore pas la violence, elle déguise son indifférence ou son  impuissance en incantation. Elle souhaite, elle condamne, elle proteste, elle invite, elle enjoint les protagonistes des conflits à « se mettre autour d’une table »… mais c’est tout juste si elle prend la peine de cacher la vanité de ces propos. Il y a donc une contradiction qui nous rend cette parole inaudible et qui lui enlève toute crédibilité à nos yeux. Cela sonne faux. Et l’on se prend à se demander pourquoi, puisque les Etats sont violents, leur parole s’échine à se présenter comme douce. Après tout, que craignent leurs représentants pour s’empêche de parler librement ?

 

 

 

            Quelquefois (mais rarement il faut bien l’avouer), c’est le contraire : on se fait plus belliqueux qu’on est. Du moins est-ce ainsi qu’un journaliste palestinien interprète un aspect du conflit entre le Hamas et Israël dans la bande de Gaza, prétendant que les hostilités ne seraient que de façade, que chaque camp ne les lancerait, ou plutôt ne feindrait de les lancer, que pour opérer une diversion face à la contestation intérieure. Je cite : « A Gaza, même les enfants ont compris que les deux roquettes lancées par le Hamas le 14 mars ne sont qu’une risible mise en scène…. Ils (les habitants de Gaza)…ont compris que celui-ci (le Hamas) prend à pleines mains mais ne donne jamais rien en retour au peuple palestinien… Et quand les Gazaouis protestent, le Hamas réprime… Mais il savait que cela n’allait pas suffire… Il ne lui restait donc qu’une seule option : faire diversion,… » (6). Et ce journaliste, visiblement militant opposé au Hamas, va plus loin, en supposant un accord tacite entre les deux « ennemis » : « C’est pourquoi le Hamas, tout en lançant ses roquettes, a veillé à les lancer sur une zone périphérique de Tel-Aviv où elles ne pouvaient provoquer aucun dégât, ni humain ni matériel… Le gouvernement israélien a parfaitement compris les intentions du Hamas, puisqu’il a déclaré que ces tirs étaient intervenus par erreur. Ainsi, chacun joue sa partition bien rôdée dans ce jeu de rôle… ».

 

            On notera les connotations théâtrales : « mise en scène », « partition », « jeu de rôle ».

 

            Cet opposant a-t-il tort ou raison ? Quoi qu’il en soit, son analyse ne constitue jamais que la caricature d’un aspect général de la communication diplomatique, qui sera retenu dans la suite de ce propos : sa parenté avec le caractère conventionnel de l’art dramatique.

 

 

 

            La question que nous allons donc nous poser est la suivante, dans toute son apparente naïveté : « pourquoi la parole diplomatique n’est-elle pas franche, pourquoi n’apparaît-elle pas sincère ? Pourquoi cache-t-elle, sous un discours pacifique,  son impuissance à empêcher la violence ?  En résumé, à quoi sert-elle ? 

 



[1] Il est vrai qu’elles ont été détaillées, mais si peu,  quelques jours plus tard (25)

 

Une première réponse psychologique

 

            La première réponse qui vient à l’esprit est que si la parole était franche, ce serait sans cesse  la guerre. C’est dans le but d’apaiser les tensions, de pacifier les relations que l’on cache ou que l’on atténue ses véritables sentiments, surtout quand ces sentiments ne sont pas flatteurs à l’égard d’autrui. Cette réponse est psychologique. Elle consiste à appliquer aux Etats et aux acteurs institutionnels ce que les psychologues disent des relations interpersonnelles. Dans les relations interpersonnelles, la parole, qui est censée exprimer une pensée, peut aussi servir à la cacher. On ne dit pas toujours ce que l’on pense et, ce faisant, en effet, on évite bien des conflits. Dans les relations entre Etats, l’équivalent de la pensée pourrait être la doctrine diplomatique d’un Etat, sa stratégie, sa vision du monde… Pour autant, cela a-t-il un sens de dire qu’un Etat « dit ce qu’il pense » ou « ne dit pas ce qu’il pense » ?  Cette transposition anthropomorphique est-elle pertinente ?

 

            Elle appelle deux objections :

 

            D’abord, le caractère policé du langage diplomatique n’empêche pas les tensions et ne les empêche pas de dégénérer en guerres. Impuissante à réduire la violence, la parole diplomatique réussit à la couvrir, c’est-à-dire à la cacher. Elle est à la violence ce que le symbole est au signifié qu’il représente. « … tout en évoquant une réalité, le symbole la masque puisqu’il en prend la place,… » (48).   

 

            Ensuite, les acteurs individuels de la diplomatie représentent des personnes institutionnelles qui les dépassent : ils n’ont pas de raison de s’identifier aux entités qu’ils représentent au point de réagir émotivement aux messages diplomatiques et de traduire ces émotions en décisions. Leur fonction, qui les situe dans une position médiane entre les Etats qu’ils représentent, ceux qui leur envoient des messages et les individus qui transmettent ces messages,  crée une distance semblable à celle qui s’établit entre l’acteur et son rôle, ou celle que le dramaturge Bertolt Brecht préconisait d’établir entre le spectateur et le personnage.

 

            D’ailleurs, en admettant que cette distance n’existe pas et  qu’il faille craindre les réactions émotives des acteurs individuels de la diplomatie, on ne voit pas en quoi le langage pourrait pallier ce problème et économiser les passions dangereuses.  En effet, les acteurs individuels ne sont pas dupes. Ils connaissent  les conventions  du langage diplomatique et savent traduire les messages qu’ils reçoivent. Beaucoup de choses sont secrètes dans les relations internationales, sauf précisément la pensée qui  préside aux paroles. Quand un dirigeant veut garder un secret, il ne le dévoile ni au premier ni au second degré, ni dans une langue ni dans l’autre, ni au sens propre, ni au sens figuré. A l’inverse, lorsqu’un message est délivré au sens figuré, tous les acteurs savent en déchiffrer le sens propre. Le sens propre est un secret de Polichinelle. On n’a aucune raison de penser que la traduction d’une pensée traumatisante en atténue le traumatisme.

 

            Alors, qu’a-t-on décidément à gagner à cacher des significations qui sont de toute façon connues de tous ?

 

 

 

            Il faut donc insister et d’autant plus persister à poser la question de départ : « pourquoi la parole diplomatique n’est-elle pas franche ? ».

 

Une deuxième réponse, qui n'en est pas une

 

            A cette question, une deuxième réponse consisterait à faire remarquer que franche elle l’est de plus en plus, la parole diplomatique. Ou plutôt qu’elle semble l’être. Les messages ne sont pas toujours policés. On peut citer comme exemples la série de noms d’oiseaux échangés entre Kim Jong-Un et  Donald Trump[1], fin 2017 (avant le spectaculaire rapprochement opéré, début 2018, entre leurs deux pays), les outrances verbales d’un Mattéo Salvini[2] ou d’un Viktor Orban[3]. Au-delà des mots, ce sont les codes qui sont de plus en plus souvent bousculés, comme lorsqu’un membre du gouvernement italien se déplace sur le sol français pour soutenir un mouvement de révolte contre le gouvernement de la France[4]. Un tabou est alors violé, celui de l’interdit de l’ingérence.

 

            Cependant, il ne faut pas confondre franchise et invective. Les ingérences, les attaques ad hominem et les autres formes de transgression des codes ne rendent pas la parole diplomatique plus claire que les fautes d’orthographe ne clarifient le langage quotidien ; ces pratiques ne renseignent pas davantage que le langage policé sur le « sens véritable » des messages délivrés à travers eux. Même les insultes ne sont pas à prendre pour argent comptant. On peut très souvent considérer au contraire que, bien loin d’exprimer des passions qui seraient spontanées parce que leur forme d’expression est primaire, elles résultent d’un calcul, sont proférées avec des arrière-pensées, remplissent des fonctions, et que leurs locuteurs poursuivent des buts inavoués en les proférant.

 

            Enfin, la violation des codes ne signifie pas la mort de ces codes. Il existe un rituel diplomatique qui permet en quelque sorte de digérer ces transgressions en leur opposant des réponses convenues, qui permettent en quelque sorte au système diplomatique de se purifier de ses péchés. Lorsqu’une transgression est si choquante qu’elle en apparaît inacceptable, la victime effectue en réparation un acte diplomatique relativement liquide, à la limite du symbolique : par exemple le rappel d’un ambassadeur. (Telle fut la réaction du gouvernement français à l’ingérence italienne de janvier 2019). Cela permet de retrouver les formes convenues du langage diplomatique et de venger l’affront à peu de frais.

 

            Il faut ajouter pour finir que non seulement la parole est violente, mais que très souvent la violence est une parole. En tout cas, elle est interprétée comme telle par les analystes. Un bombardement, un empoisonnement, sont des « signaux » destinés à envoyer des « messages ». « Faire, c’est dire ». Pour autant, les messages sont-ils plus clairs quand ils font plus mal ? La suite montrera que rien n’est moins sûr.

 

 

 

            La question reste donc posée : pourquoi la parole diplomatique n’est-elle pas franche, apparaît-elle non sincère ? Les acteurs disent-ils ce qu’ils pensent ? Pensent-ils ce qu’ils disent ? Cache-t-elle, cette parole, sous un discours pacifique,  son impuissance à empêcher la violence ?  En résumé, à quoi sert-elle ? 

 

 

 

            Ma proposition est la suivante : la parole diplomatique n’est pas impuissante par essence. D’ailleurs, la parole diplomatique n’existe pas en soi, mais seulement dans le contexte de la diplomatie tout court. Celle-ci est un  continuum de flux, qui vont des mots aux actes sans coupure radicale entre les deux. Elle constitue un contexte à la parole pure, qui lui donne son sens et rend compte de son efficacité.  Lorsque la diplomatie est impuissante, la parole diplomatique est là pour déguiser cette impuissance ; elle s’adresse alors essentiellement à l’opinion publique lorsqu’elle existe ; en revanche, lorsque la diplomatie ne l’est pas (impuissante), la parole diplomatique est indispensable, soit que les mots accompagnent les actes, soit qu’ils les déclenchent (dire, c’est faire[5]), soit qu’ils les constituent (faire, c’est dire).

 



[1] « Vieux psychopathe » et « gâteux mentalement dérangé » contre « homme-fusée » (29)

[2] « Matteo Salvini a accusé le président français de gouverner « contre son peuple » et enfoncé le clou en allant jusqu’à souhaiter son départ : “Plus vite il rentre chez lui, mieux ça vaut !”, a-t-il lancé. » (38)

Ou encore :

« Sur les réseaux sociaux, celui qui est aussi le chef de fil de La Ligue (extrême droite) a déclaré qu’il espérait que le peuple français se libère bientôt d’un “très mauvais président”. “L’occasion est celle du 26 mai [les élections européennes], quand finalement le peuple français pourra reprendre en main son avenir et son destin, son orgueil mal représentés par un personnage comme [Emmanuel] Macron“, a affirmé M. Salvini dans une vidéo mise en ligne sur sa page Facebook. » (39)

[3] Qui s’illustra par des attaques personnelles contre le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker entre autres personnes (40)

[4] Le 6 février 2019, Luigi Di Maio, vice-président du Conseil italien, chef de file du Mouvement 5 étoiles », rencontra à Montargis, un groupe de « gilets jaunes », dont l’un, Christophe Chalençon s’était illustré en décembre 2018 en réclamant la démission du chef du gouvernement français.

[5] Pour reprendre le titre du  fameux ouvrage de J.L. Austin (45)

 

Première proposition : la littérature au secours

 

            Pour le montrer, je n’hésiterai pas à emprunter aux concepts de l’analyse littéraire.

 

            D’abord, nous avons déjà constaté que,  comme le texte littéraire, la parole diplomatique fait un usage abondant des figures de style et de procédés rhétoriques : ellipse, laconisme,  euphémisme, tautologie et prétérition, pour une première récapitulation.

 

            Précisons ensuite la définition de l’objet : nous parlons ici de la parole diplomatique ou plus exactement, de ce qui en est rendu public (par la communication officielle des diplomates ou par le commentaire des observateurs). Autrement dit, et bien qu’une grande part des messages diplomatiques soit confidentielle, la question posée ici est bien celle de la manière dont cette parole est reçue publiquement. Ainsi définie, la parole diplomatique partage avec les textes littéraires une propriété essentielle : elle est susceptible d’être entendue  par des publics différents, chacun d’eux l’interprétant à sa manière.

 

            Au-delà du texte écrit, une autre propriété de la parole diplomatique la rapproche de l’art dramatique : son caractère conventionnel. Les locuteurs, qui sont en même temps des acteurs diplomatiques, le sont dans tous les sens du terme : ils jouent un rôle.             

 

            Enfin, comme le texte littéraire ou dramatique, qui ne prend son sens que dans la rencontre avec un lecteur ou un spectateur, et dont le talent de l’auteur se mesure au degré de liberté d’interprétation qu’il leur laisse, le sens de la parole diplomatique est lui aussi construit en partie par son ou ses destinataires.

 

            Mais comme les textes littéraires, la parole diplomatique, ouverte aux projecteurs des médias, des observateurs, des commentateurs et des analystes, fait l’objet d’un métalangage : il peut être difficile pour son public le plus large de distinguer la parole diplomatique de son commentaire. Et comme tout message, le message diplomatique vaut autant par la perception du destinataire que par l’intention de son locuteur. C’est la raison pour laquelle je resterai prudent tant vis-à-vis de mes propres interprétations que de certaines analyses, au demeurant parfaitement cohérentes et souvent séduisantes, mais qui prêtent aux acteurs des intentions qu’il est difficile de prouver tant qu’ils ne les ont pas confirmées eux-mêmes.

 

L'alibi symbolique, une parenthèse

 

            Lorsque la parole diplomatique est impuissante, la rhétorique est envahissante : elle imprègne tant le langage diplomatique lui-même que son métalangage, son commentaire.     Pour ce qui est de ce dernier, on relèvera non sans amusement qu’un  indice récurrent de constat d’impuissance est l’usage du concept de « symbole ».  Si un acte demeure sans effet, on peut toujours le racheter en le déclarant « symbolique », c’est-à-dire en lui attribuant une fonction de communication.

 

            Ainsi, au printemps 2015, après avoir évoqué l’annulation de visites officielles en Indonésie pour protester contre la menace d’exécution qui pesait alors  sur le condamné français Serge Atlaoui, le président de la République commentait  :  « Ce n’est pas rien, mais il s’agit d’un registre diplomatique symbolique » (27). Le président est un acteur de la diplomatie, mais dans cette citation, il se trouve bel et bien dans le rôle du commentateur, puisqu’il désigne lui-même comme symbolique un aspect de son action.

 

            « Une mesure évidemment très symbolique. » (36). C’est ainsi que fut qualifiée la décision européenne de rappeler l’ambassadeur de l’Union à Moscou après la tentative d’empoisonnement sur le sol britannique, le 4 mars 2018, de l’ex-espion russe Sergueï Skripal[1]. « “L’exercice était délicat : il fallait envoyer le message le plus net possible sans créer notre désunion”, résumait un diplomate. ».

 

            L’usage s’applique aussi à la politique intérieure. Le vote d’une assemblée sera sans effet et on le sait d’avance ? Déclarons-le « symbolique ». Dans le cadre du bras-de-fer entre le président Donald Trump et le Congrès des Etats-Unis à propos du financement du projet de mur à la  frontière mexicaine, le Sénat s’opposa le 14 mars 2019 à la volonté présidentielle d’utiliser la procédure d’ « urgence nationale » (42), ce qui suscita (entre autres et pour ce qui nous intéresse ici) le commentaire suivant  : « Le choix des sénateurs est évidemment symbolique car le président américain peut contrecarrer leur vote avec son droit de véto et il a bien l’intention de le faire. Il a tweeté hier ces quatre lettres : V.E.T.O. » (11). Et de fait, Donald Trump officialisa son veto dès le lendemain (43).

 

            A propos de ces exemples, il conviendrait, si fonction de communication il y a, de la prendre au mot et de se demander à qui s’adresse les messages et quel en est le contenu. Qu’a-t-on voulu faire passer, et à qui ? Il y a fort à parier qu’on resterait sur sa faim.

 

            Après cette courte parenthèse sur la rhétorique des commentateurs, revenons à celle des acteurs.  Il ne s’agit plus de montrer la manière dont une figure (comme le symbole, dans les lignes qui précèdent) peut être évoquée par les premiers, mais plutôt celle dont elle est utilisée par les seconds.

 

            On peut alors remarquer que ces procédés ne sont pas choisis au hasard, mais qu’ils ont pour point commun l’effet recherché : le flou. Au-delà de l’illustration, il reste à montrer comment cette rhétorique remplit les fonctions supposées.  

 

            Ainsi le flou peut être parfois volontaire. D’abord, moins on en dit, moins on s’engage. Le flou minimise la prise de risque pour le locuteur, ce qui, soit dit en passant,  peut trouver à s’illustrer dans toute sorte de communication, au-delà de la diplomatie proprement dite.  Par exemple, quand un procureur s’engage à étudier la demande de transfèrement d’un prisonnier « avec bienveillance », soit il joue volontairement avec ses nerfs, soit il refuse de s’engager par crainte d’être démenti par la suite. Ce n’est pas un hasard si le prisonnier en question qualifie son langage de « diplomatique » :  « Jeff Sessions (le procureur des Etats-Unis) a alors accepté, me dit-elle (la magistrate de liaison, Marie-Laurence Navarri) que je refasse une demande de transfèrement. Et il s’est engagé à l’étudier avec bienveillance. Ce qui, en langage diplomatique, signifie que cette fois-ci, ils vont y répondre positivement. Miracle !... » (47)

 

            Ensuite, la culture du flou permet à l’auteur d’un message de se décharger sur le destinataire de la responsabilité de son interprétation. C’est une tactique habile, toujours spéculative, qu’elle  mise sur l’auto-censure ou sur le principe de précaution. Ainsi,  lorsqu’on «  menace Djakarta de conséquences diplomatiques importantes »  sans plus de précisions, on espère sans doute que Djakarta interprétera cette menace au pire de ses potentialités. Cette tactique dépasse largement le cadre de la diplomatie, mais concerne plus largement tout exercice de l’autorité. A moins qu’il ne s’agisse, dans ce dernier cas, de masquer à l’opinion publique et aux proches l’impuissance du discours diplomatique.

 

 

 

            Il faut ajouter enfin, compte tenu de la pluralité des publics du discours diplomatique, que le flou permet à chacun d’eux de donner d’un message l’interprétation qui lui convient, sans engager la responsabilité du locuteur. Comme le dit Kader Abderrahim (10) à propos de la déclaration (déjà citée) du président Macron sur l’Algérie : « L’avantage du langage diplomatique c’est que chacun peut y trouver et y entendre ce qu’il a envie d’entendre. Donc c’est parfait, c’est réussi. Ceci étant, c’est très compliqué pour la France. Parler c’est être accusé d’ingérence. Se taire, au mieux c’est être accusé de complaisance, voire de complicité. Je crois qu’on parle quand on a quelque chose à dire. Et malheureusement, il faut bien le dire et le reconnaître aujourd’hui, ça fait bien longtemps que la France n’a plus de projet politique à l’égard du Maghreb singulièrement, …, du monde arabe d’une manière générale… ».

 

           

 

            La connotation est un autre aspect typique de la parole diplomatique. S’adressant à des publics différents, elle comporte un sens premier ou propre, destiné au « grand public », et un sens dérivé, réservé aux « initiés ». Il faut « lire entre les lignes ». Par exemple, quand, en janvier 2015, Alexis Tsipras, tout nouveau chef du gouvernement grec, émet une protestation au sein du Conseil européen pour ne pas avoir été informé de la mise à l’ordre du jour des sanctions contre la Russie, il est aussitôt soupçonné de complicité avec Moscou, au nom d’une supposée solidarité culturelle entre  orthodoxes[2]. Si cela était avéré, cela voudrait dire que derrière le sens propre de son message il fallait lire un sens figuré. Il envoyait un double message, l’un adressé aux dirigeants de l’Union Européenne, l’autre aux Russes, comme une copie qui ne serait qu’apparemment conforme à l’original.

 



[1] Il sera à nouveau question de cette affaire dans la suite de cet article. Cf. « Faire c’est dire »

 

Seconde proposition : une valse en trois temps

 

            Mais la parole diplomatique n’est pas toujours impuissante : c’est la seconde partie de ma proposition, et je voudrais la montrer en trois temps.

 

            Ce n’est pas parce qu’elle peine à atteindre les buts qu’elle annonce qu’elle ne remplit pas ses fonctions implicites. L’efficacité de la parole diplomatique n’est pas là où l’on attend de prime abord. Si le message apparent semble creux, le message « entre les lignes » peut atteindre ses destinataires et influencer leurs comportements. De même que les représentations, même « fausses », ont le pouvoir de modifier la réalité et acquièrent par là-même une part de vérité, de même la parole diplomatique, même creuse, induit des actions, qui modifient la réalité, et ce d’une manière qui peut être sans commune mesure avec le degré d’importance apparente de son contenu premier. En prétendant parler, on agit. Et ceux qui croient entendre subissent. En diplomatie, dire, ce n’est pas que dire, c’est aussi faire, et  ce sera l’objet du  premier temps de ma valse-illustration.

 

            Fort logiquement, si la parole ne dit rien, il revient à l’action de transmettre les véritables messages. Paradoxalement, les messages diplomatiques ont davantage de contenus, de force et de crédibilité lorsqu’ils résultent de l’action que lorsqu’ils sont parlés. Faire, c’est dire, ce qui sera l’objet du  deuxième temps de ma valse-illustration.

 

            Enfin, synthèse, lorsque la parole se veut performative, faire et dire ne font qu’un et la parole diplomatique semble magique, ce qu’il s’agira de démonter dans un troisième temps de la valse,  comme on évente un tour de prestidigitation.

 

Dire, c'est faire. Quand la souris accouche d'une montagne

 

            L’illustration de ce premier aspect est puisée dans le contexte moyen-oriental, sur fond de conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et de rivalité entre le Qatar et l’Arabie saoudite. Le 24 mai 2017, l’agence de presse Qatar Agency diffuse le message suivant, attribué à l’émir du Qatar : « L’hostilité des Arabes envers l’Iran est injustifiée » (2). Ce message est décrit dans les médias comme la « goutte d’eau qui fait déborder le vase » et qui conduisit l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe à prendre un certain nombre de mesures aboutissant à placer  le Qatar dans une véritable quarantaine (cf. 2e exploration, Mariages et divorces internationaux). Cependant, l’émir du Qatar nie avoir fait une telle déclaration, prétendant que son agence a été piratée.

 

            Dans le doute, nous sommes obligés de prendre en compte au moins deux hypothèses : soit c’est le Qatar qui a raison, soit c’est le royaume saoudien.

 

            Examinons la première hypothèse : le Qatar a été victime d’un piratage. Dans ce cas, qui en est l’auteur et dans quel but a-t-il agi ?

 

            Une première réponse semble évidente : l’auteur de ce piratage représente le royaume saoudien ou défend ses intérêts.  Cela fait trop longtemps que le Qatar mène une politique complaisante à l’égard de l’ennemi iranien. Aux yeux des Saoudiens, il mérite des sanctions, voire une mise hors d’état de nuire. Cependant, avant de déclencher l’artillerie lourde, il faut pouvoir démontrer que cette action est justifiée, qu’il ne s’agit que de répondre à une menace réelle et que cette réponse n’est pas disproportionnée.

 

            Deux questions viennent alors à l’esprit : A qui cette démonstration est-elle destinée ? Surtout, que montre-t-elle de nouveau ? Les deux questions sont liées, car le degré d’information préalable des récepteurs d’un message varie selon les récepteurs. S’il est vrai que les Qataris mènent une diplomatie complaisante à l’égard de l’Iran chiite (mais aussi des Frères musulmans sunnites), les acteurs de la diplomatie en sont tous  informés par différents canaux, dont  les services secrets. Autrement dit, ce vrai-faux message n’apprend rien de plus à personne, sauf à considérer que la publication de la phrase : « L’hostilité des Arabes envers l’Iran est injustifiée » contiendrait une information nouvelle sur la supposée complicité irano-qatari (« les liens coupables de Doha avec Téhéran » (2)), supérieure à  l’ensemble des faits qui pourraient en  être considérés par Riyad comme des indices avérés, et surtout  qu’elle serait en soi plus hostile que le financement de groupes liés à Al-Qaïda en Syrie (3), l’hébergement de réfugiés sympathisants des Frères Musulmans[1] ou des représentants du Hamas, tous considérés par Riyad comme des ennemis, le soutien apporté en 2011 à ces mêmes Frères Musulmans dans le cadre des « printemps arabes », etc. Tout se passe comme si la courbe du coût marginal de la diplomatie qatarie était décroissante. L’ordre dans lequel une action hostile se situe semble plus important que son degré d’hostilité ou de liquidité. Cette simple phrase, diffusée sur une agence de presse, aurait plus d’importance, parce que ce serait l’ultime exemple en date, que toutes les autres actions qataries jugées hostiles  par Riyad et qui l’ont précédée. C’est le syndrome de la « goutte d’eau ». On voit bien que cela n’a rien de rationnel.

 

            Sauf si l’on s’adresse à un cercle plus large de récepteurs, par exemple une opinion publique. Mais dans ce cas, laquelle ? Simplement saoudienne, un peu plus largement arabe, internationale ? Compte tenu de la nature monarchique du régime saoudien, la pérennité du pouvoir de  ses dirigeants n’est pas tributaire de l’opinion d’un électorat.  De plus, il ne semble pas que ce régime se trouve dans un état de fragilité telle qu’il puisse craindre un renversement. Cependant, si la nature du régime ne semble menacée ni à court ni à moyen terme, il est vrai que  les individus qui occupent le pouvoir ne sont jamais sûrs de ne pas être remplacés du jour au lendemain par une « révolution de palais », dans le cadre d’une lutte de clans. Or, le prince héritier Mohammed Ben Salman venait justement, au moment des faits, de consolider  son pouvoir en éliminant ses principaux rivaux (32). Des peuples arabes de la région (Machrek et Maghreb), il a davantage à craindre un effet de contagion révolutionnaire qu’une hostilité en soi, qui n’aurait  aucun moyen de se concrétiser. Pour discrets qu’ils soient, les signes de rapprochement des pays du Golfe avec Israël montrent que les émirs savent passer outre l’opinion publique arabe lorsqu’ils l’estiment stratégiquement nécessaire (5). Et discrets, les signes en question ne le sont pas toujours, surtout depuis l’arrivée au pouvoir en Arabie Saoudite de la génération de Mohammed Ben Salman : « En revanche, les puissances du Golfe se sont lentement rapprochées d’Israël, depuis la découverte, en 2002, de l’existence d’un programme nucléaire iranien avancé. Ce mouvement tectonique, longtemps lent et souterrain, s’est accéléré avec l’arrivée au pouvoir dans le Golfe d’une nouvelle génération pas embarrassée par les tabous de ses aînés. Mohammed Ben Salman, l’homme fort du royaume saoudien, et Mohammed Ben Zayed, celui des Emirats, ne s’encombrent pas de la « cause sacrée » palestinienne. C’est l’Iran qui les obsède, …» (33)

 

            En admettant que les peuples de la région soutiennent globalement l’émir du Qatar, il y a peu de chances qu’un simple message attribué à ce dernier suffise à leur faire changer de point de vue. Il en est de même dans le cas contraire. Par conséquent, on ne voit pas très bien où serait l’efficacité en terme d’influence de la manœuvre saoudienne, si manœuvre il y avait. Reste l’opinion publique internationale. A travers elle, il s’agirait d’atteindre les dirigeants des démocraties occidentales, dont le pouvoir est censé en dépendre, et qui ont une capacité d’action diplomatique dans la région. Mais on peut douter très fortement de l’intérêt que porte cette opinion publique aux questions internationales.

 

            La conclusion est que l’Arabie saoudite n’avait pas objectivement besoin de diffuser ce vrai-faux message pour conduire l’action qu’elle a conduite ensuite à l’encontre du Qatar. Le message n’a rien appris à personne. Il n’avait pas de contenu.

 

 

 

            Mais si piratage il y eut,  il existe une autre réponse plausible à la question de l’identité du pirate : « Il est possible », n’a-t-on pas manqué de souligner, « que le piratage ait été orchestré par Téhéran » (2). Le mobile ? « montrer la désunion du Golfe ». S’il fallait retenir cette hypothèse, on aurait donc affaire à un message d’une curieuse espèce, car doublement connoté : non seulement un contenu dérivé se cacherait derrière le signifiant apparent, ce qui est la définition générale de la connotation,  mais par-dessus le marché, un auteur véritable se serait dissimulé sous un pseudonyme. En apparence, l’émir du Qatar aurait dit : « l’hostilité envers l’Iran est injustifiée ». Dans la réalité, c’est  l’Iran qui aurait signifié (une fois déclenchées  les conséquences en chaîne du message apparent) : « Voyez comme les pays du Golfe sont désunis ».

 

 

 

            Examinons maintenant la seconde hypothèse : il n’y a pas eu piratage, c’est bien l’émir du Qatar qui est l’auteur du communiqué favorable à l’Iran. Pourquoi a-t-il fait cela, et pourquoi la réaction saoudienne à ce message ?

 

            Pourquoi a-t-il fait cela ? La question se pose d’autant plus, l’affaire est d’autant plus mystérieuse que l’émir, en prétendant au piratage,  a nié avoir fait cette déclaration. On a donc en apparence affaire à un comportement totalement irrationnel, consistant à proférer un message puis à nier l’avoir fait. En rhétorique, cela s’appelle de la prétérition. Mais la rhétorique défie la logique qui veut que, si l’on envoie un message, on espère qu’il sera entendu comme tel. En logique formelle, le démenti est censé anéantir le message. Mais en rhétorique il n’en est rien. La négation par la prétérition de l’existence d’un message n’équivaut pas à la négation de son contenu et ne nuit pas à la crédibilité de son contenu. La négation anéantit (symboliquement) l’auteur du message mais  le message est conservé, et repris au vol par tout locuteur qui veut bien y ajouter foi. L’émir aurait en quelque sorte voulu faire passer une idée, mais sans en prendre la responsabilité.

 

            Il faut se demander en l’occurrence quel intérêt l’émir du Qatar avait à ce que ce message soit diffusé tout en étant nié.

 

            Si l’on pense que le récepteur visé était saoudien, alors on est obligé de conclure à l’ « erreur humaine » : la réception du message a provoqué un ensemble de réactions saoudiennes, contre-productives du point de vue qatari, et que les dirigeants du Qatar n’avaient pas intégrées dans leurs calculs. Ils auraient « mal évalué » (3) la détermination du nouveau prince héritier saoudien.  Imaginons que l’émir du Qatar, tel un dresseur de cirque, ait simplement voulu provoquer le lion saoudien, afin de vérifier jusqu’où il pouvait aller, tester la faisabilité de sa politique, en quelque sorte lancer un « ballon d’essai »,  et qu’il soit allé tout  juste un peu trop loin dans cette direction. Imaginons qu’il ait d’abord assumé ce message, puis que, effrayé par l’ampleur inattendue de la réaction saoudienne, il n’ait démenti que dans un second temps en avoir été l’auteur.

 

            Mais on peut aussi penser que le récepteur visé était iranien. Dans ce cas, la forme rhétorique de la prétérition se justifie par la distinction entre deux destinataires. Au premier, l’iranien, j’affirme, ou plutôt je réaffirme à mots couverts, d’une manière amortie, en utilisant une formule proche de la litote,  que je suis leur ami, tandis que la négation de l’existence du message est réservée à l’interlocuteur saoudien. Cependant, cette éventualité pourrait susciter une objection de fond qui devient récurrente : en réalité, en envoyant ce signal aux Iraniens, les Qataris ne leur apprenaient rien de nouveau, puisque la coopération entre les deux pays était déjà ancrée dans le réel depuis longtemps (avec l’exploitation en commun d’un gisement gazier notamment), à moins qu’il faille pousser l’anthropomorphisme jusqu’à imaginer que deux pays, comme deux amoureux, ont besoin de se redire sans cesse qu’ils s’aiment !

 



[1]«  .. en 2014… plusieurs membres de l’Association pour la réforme et l’orientation sociale, Al-Islah [la branche locale de la confrérie (des Frères Musulmans)] avaient trouvé refuge à Doha… » (4)

 

 

En conclusion sur cette affaire

 

            Quelles que soient les hypothèses, le message incriminé n’apprenait rien à personne. On est frappé par le caractère sinon anodin, du moins très abstrait de son contenu, et par la disproportion qui existait entre ce contenu et les réactions qu’il a suscitées. On pourrait renverser les termes d’une célèbre métaphore : ici, la souris a accouché d’une montagne !

 

            Tout se passe comme si les acteurs du conflit l’avaient été au sens théâtral du terme, en jouant la comédie, en feignant tous d’attacher de l’importance à un message sans contenu, à une non-information : les uns, la partie saoudienne,  ont fait semblant d’être outrés par la diffusion de ce  message, alors que les raisons de leur colère - si c’est le terme qui convient -  existaient préalablement à ce fait ; les autres, la partie qatarie, en démentant être l’auteur du message, ont eux-mêmes feint de croire qu’il avait un contenu (on ne prend pas la peine de nier ce qui n’existe pas) et ont par là-même indirectement donné raison aux premiers.

 

            Quand on dit une chose à laquelle on ne croit pas, en faisant semblant d’y croire et d’espérer la faire croire tout en sachant qu’on ne trompe personne, c’est-à-dire qu’on feint de feindre, cela s’appelle du théâtre.

 

            Et pourtant, ce message sans contenu était un objet consistant, qui existait indépendamment de son contexte : certes, il n’aurait jamais déclenché les réactions qu’il a déclenchées en l’absence de ce contexte de tension existant entre les monarchies du Golfe ; c’est donc ce contexte qui lui donnait son sens. Mais en même temps, constatons qu’il a fallu attendre la diffusion de ce message pour que l’Arabie saoudite et les EAU déclenchent la mise en quarantaine du Qatar. Même si toutes les raisons de le faire existaient auparavant, il faut remarquer qu’entre ces raisons et cette réaction, entre l’affirmation progressive des ambitions et provocations qataries et la réaction de la partie saoudienne, il existe une différence de temporalité : la cause a été lente et progressive, la réaction a été rapide et brutale. Si elle a pu l’être, c’est précisément parce qu’elle a pu être présentée comme la réponse à un fait ponctuel - la diffusion de ce vrai-faux message -  donc obéissant au même ordre de temporalité.

 

            Il est difficile, selon la formule consacrée, de refaire l’Histoire après-coup. Personne ne sait ce qui se serait passé si le vrai-faux message n’avait pas été diffusé. Mais on peut au moins s’engager sur ce qui ne se serait pas passé : vraisemblablement la mise au pas du Qatar ne se serait pas produite à ce moment-là, avec cette rapidité, avec cette brutalité et avec cette publicité. Elle aurait peut-être eu lieu plus tard, plus progressivement, plus sournoisement.

 

            Bien sûr, on peut toujours miser sur le cynisme : pourquoi une puissance régionale qui a les moyens d’écraser un adversaire devrait-il s’en priver, ou  prendre des gants, ou se justifier pour le faire ? Mais si sa puissance lui laisse beaucoup de liberté, elle a au moins une contrainte, celle de choisir entre le silence et la communication. Si elle choisit de communiquer, il lui faut bien justifier son action par la parole diplomatique ; la seule nécessité de la logique lui impose de justifier une action ponctuelle par une cause elle-même ponctuelle, faute de quoi elle s’expose à devoir répondre à la question : pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Pourquoi pas plus tard ? Elle peut refuser de répondre, mais cela revient au second choix : celui du silence.

 

            Si elle choisit le silence, elle s’expose à ce que ses actes soient interprétés comme autant de messages. C’est une autre stratégie, dont il va être maintenant question, dans un renversement de problématique, qui nous fait passer de « dire c’est faire » à « faire c’est dire ».

 

Quand faire, c'est dire

 

            « Imaginez que vous soyez diplomates …Plus précisément diplomates américains. Vous êtes en poste à Moscou……Quand vous faites des courses, oh comme c’est étrange, vous retrouvez la même personne que celle qui vous suivait  hier dans la file d’attente du cinéma, ou la semaine d’avant dans le métro… Rien de bien grave, pas plus que de voir des inconnus se présenter à vos soirées mondaines sans avoir été expressément invités… Vous rentrez chez vous, et là, on a bougé vos meubles de place… La télé est allumée… Ou alors, on a laissé des trucs sur votre moquette… Ou pire encore, on tue votre chien ! Ça, c’est ce qui serait arrivé à l’attaché de défense américain sous le premier mandat de Barak Obama… » (9)

 

            Ce harcèlement, raconté au Washington Post par un responsable du département d’Etat  des Etats-Unis, et repris par France Inter en 2016, a lieu dans le contexte d’un regain de tension est-ouest consécutif au conflit russo-ukrainien de 2014. Au premier abord, il illustre parfaitement le « choix du silence » dont il était question plus haut : une grande puissance, plutôt que de parler, préfère agir dans l’ombre. Pourtant, elle est bien obligée de parler lorsque les représentants de la partie adverse (les Etats-Unis) lui demandent des comptes. Et que dit-elle alors ? « Le responsable russe souligne que les diplomates russes aux Etats-Unis font eux aussi face à “certains problèmes aux Etats-Unis”. …, “la Russie n’a jamais agi délibérément pour porter atteinte aux diplomates américains, …” ».

 

            Les actes en question sont graves, mais moins violents que ceux qui sont posés en même temps sur le territoire ukrainien, dans le Donbass et qui, soit dit en passant, ont lieu dans le même silence. Alors, à quoi sert ce harcèlement ? Le chroniqueur laisse entendre qu’il remplit une fonction de communication : « Voilà, on ne reconnaît pas, on ne nie pas non plus… Au moins chacun est prévenu. ». Ce serait un message d’intimidation : « Attention, voyez de quoi nous sommes capables ». La réponse officielle russe à la plainte du département d’Etat de Etats-Unis ne renonce au silence qu’au prix du laconisme (réponse très générale à une question très  particulière) qui, malgré les dires du chroniqueur, frôle tout de même la prétérition, car même si les faits incriminés ne sont pas niés, ils ne sont pas pour autant reconnus, tandis qu’est niée de manière générale  l’hostilité qui justifierait les faits en question (« la Russie n’a jamais agi délibérément pour porter atteinte aux diplomates américains, … »).

 

            Autrement dit, nous abordons maintenant une catégorie de message dans lesquels le signifiant est un acte , mais qui peut parfois, de manière plus complexe, être une combinaison d’un acte et d’une parole, cette dernière pouvant être la négation du premier, dans une prétérition d’une nouvel sorte, qu’on pourrait appeler  prétérition en acte.

 

Quand on dit que faire, c'est dire

 

            Certes, il faut se méfier des interprétations trop rapides, qui ont tendance, presque par automatisme, à faire de tout acte un message. N’oublions pas que si la parole diplomatique est un langage, il existe un métalangage, qui est celui de tous ses commentateurs (analystes ou journalistes).

 

            Souvent plausibles, ces interprétations sont  rarement prouvées. Le théâtre de la guerre civile syrienne de la décennie 2010 me permettra d’en fournir deux exemples. Dans cette guerre, la France de François Hollande campait sur une position diplomatique compliquée, opposée à la fois au régime de Bachar el-Assad, avec lequel elle avait quasiment rompu toute relation diplomatique en 2012[1], et aux jihadistes de Daech[2]. Daech avait commencé à semer la terreur en France, avec l’attentat de janvier contre Charlie Hebdo lorsque, le 27 septembre 2015, furent annoncée les premières frappes françaises contre l’Etat islamique en Syrie, dans le cadre d’une coalition à base essentiellement états-unienne, et alors que les Etats Unis avaient déjà effectué près de 2 500 bombardements (7). Des commentateurs, soutenus par des spécialistes, doutaient très fortement de l’efficacité des frappes françaises. « Quelle que soit la qualité de nos chasseurs bombardiers, Rafale et Mirages 2000 », dit Simon Tivolle (7), «  les jihadistes savent depuis des semaines qu’ils vont être pris pour cible, ils se mettent au milieu de la population et il est très difficile de les atteindre. Rappelons quand même que l’armée de l’air américaine a effectué à elle  toute seule (j’ai vérifié les chiffres ce matin)  près de  2 500 bombardements rien qu’en Syrie ». Il n’est pas démenti par le général Vincent Desporte[3], qui avance alors une interprétation sémiologique : « Il ne   s’agit pas de parvenir à un résultat tactique très différent de ce qui a été  mais de bien indiquer que d’une part, la France prenait toute sa part dans  la destruction de Daech en Syrie, mais en conservant son autonomie, puisqu’ il y a ce problème du soutien ou non à M. Assad. »(7). Autrement dit, la France ne bombardait pas pour bombarder, elle ne bombardait pas pour vaincre Daech (puisque ses frappes semblaient inefficaces et insignifiantes par rapport à celles des Etats-Unis) ; elle bombardait pour « indiquer », donc pour envoyer un message, dont le destinataire n’est pas précisé par le général, mais dont le contenu serait : « Je veux garder la possibilité de m’opposer à la fois à Daech et au régime syrien de Bachar el-Assad, à la différence de certains autres membres de la coalition ». Cela suppose que l’opposition française à Daech pouvait faire l’objet d’un doute suffisant pour qu’il soit nécessaire de la rappeler de la sorte, en montrant les dents. Quel acteur pouvait éprouver un tel doute, qui avait-on besoin de rassurer sur ce point ? Voilà qui pose la question du destinataire du message. 

 

            Une autre hypothèse permettait d’expliquer l’action militaire de la France en Syrie en faisant l’économie de la sémiologie : le gouvernement français remplissait simplement un rôle qu’il n’aurait pas pu ne pas remplir, quelques mois après les attentats contre Charlie Hebdo. C’est l’éventuelle abstention française qui n’eût pas manqué d’être interprétée, notamment par son opinion publique, sinon comme un message, du moins comme un indice de lâcheté ou de renoncement.

 

            Toujours en Syrie, un an et demi plus tard, le 4 avril 2017, la ville de Khan Cheikhoun eut à subir l’horreur  d’un bombardement chimique au gaz sarin. Dire à ce propos que Bachar el-Assad voulait envoyer aux révoltés syriens un « message d’effroi » (1) relève à mon sens de la facilité. Provoquer la peur chez l’ennemi me semble inhérent à la guerre et viser davantage, en atteignant le moral des combattants, à briser leur résistance et à leur faire renoncer au combat qu’à leur parler, ne serait-ce que par signes. Il est vrai que passer des bombardements classiques aux attaques chimiques relève d’un pas de géant dans l’escalade de l’horreur, pas franchi alors en Syrie pour la deuxième fois au moins[4]. Si tel est le sens de l’expression « message d’effroi », elle relève de la tautologie. Mais  prendre au mot le terme de message revient à confondre expression et communication. Provoquer un sentiment, quel qu’il soit, n’équivaut pas à envoyer un message, à moins d’en préciser le contenu, qui pourrait être : « Attention, moi, Bachar el-Assad, je suis prêt à tout. Je ne reculerai devant rien pour garder le pouvoir ». Honnêtement, quoi de neuf dans cette information ?

 

            L’intentionnalité communicatrice est plus plausible lorsque les actes censés tenir lieu de signifiants ont un caractère plus ponctuel.

 

            En mai 2016, au Pakistan, des militaires des Etats-Unis tuèrent le mollah Mansour, chef des talibans. Pour Anthony Bellanger, chroniqueur géopolitique (8), cet acte est un message, qu’il qualifier précisément d’ « avertissement ». Il en rappelle le contexte : le Pakistan est censé être un allié des Etats-Unis dans la lutte que ce pays mène contre les talibans depuis le 11 septembre 2001, ce qui se traduit matériellement par une coopération entre les armées et services secrets respectifs des deux pays, qui a coûté au budget des Etats-Unis 33 milliards de dollars en 15 ans. Il rappelle aussi que les Etats-Unis soutenaient depuis un an un processus de paix conduit par le président afghan et incluant les forces des talibans. Il cite le vice-président Joe Biden : « Les talibans ne sont pas per se, (c'est à dire “en soi”) nos ennemis », en ajoutant : « C'est énorme quand on y pense, 15 ans après les attentats du 11 septembre. ». Mais voilà, ce processus a échoué : « les talibans ne sont jamais vraiment entrés dans les négociations, les Pakistanais non plus et les combats ont repris de plus belle depuis janvier : jamais ils n'avaient été si meurtriers depuis 2001 pour l'armée et la police afghane. ». Dans ce contexte, la mort du mollah Mansour est donc pour le chroniqueur « un avertissement pour les talibans, bien sûr, mais surtout pour les Pakistanais qui continuent de jouer un double-jeu particulièrement agaçant. D'un côté, ils vont en délégation geindre à Washington pour obtenir des armes et de l'argent. De l'autre, ils font tout ce qu'ils peuvent pour saboter les négociations de paix. En éliminant Mansour, l'homme des Pakistanais chez les talibans, les Américains envoient donc le message suivant : fini les jeux d'échec compliqués, retour au calcul binaire. Ils envoient aussi un autre message, presque aussi clair : America is back... L'Amérique est de retour sur le terrain. En fait, les Pakistanais ont pris pour argent comptant l'annonce du retrait américain d'ici fin 2016. Ils ont voulu pousser leur avantage… ». 

 



[1] Rappel de l’ambassadeur de France en Syrie en 2011,  expulsion de l’ambassadeur de Syrie en France en 2012, le 29 mai.

[2] Acronyme arabe signifiant : « Etat islamique en Irak et au Levant »

[3] Ancien  directeur de l’école de guerre, professeur à Science Po

[4]  Après le précédent de septembre 2013.

 

Deux prétéritions en acte

 

            Le 4 mars 2018, l’ancien espion russe Sergueï Skripal et sa fille Youlia mouraient victimes d’une tentative d’empoisonnement, à Salisbury, dans le sud de l’Angleterre. Les soupçons de l’implication du gouvernement russe dans cette affaire étaient si sérieux qu’ils conduisirent l’Union européenne et les Etats-Unis à adopter un certain nombre de mesures de rétorsion dont la plus spectaculaire fut l’expulsion, le 26 mars, de quelque 150 diplomates russes.

 

            Si l’on en croit les analyses de quelques grands connaisseurs des services secrets ou de la politique russe, la responsabilité de Moscou ne peut faire de doute et surtout, l’acte constitue un message. Moscou veut par cet acte dire quelque chose aux « occidentaux »[1]. Que veut-il donc leur dire et pourquoi utilise-t-il cette manière de parler ?  

 

            En résumé, le contenu du message serait : « Attention, nous sommes puissants. » En quelque sorte, nous aurions affaire à un synonyme, en plus brutal, du harcèlement des diplomates états-uniens à Moscou, évoqué au début de cette section. Pascal Boniface de l’IRIS[2], s’exprimait ainsi oralement, dans un débat télévisé (14) : «  …Le message qui est envoyé (est-ce que ça a été loupé, ou réellement) mais en tous les cas ça veut dire que : on ne se préoccupe pas beaucoup du côté de Moscou de ce que l’on peut penser à Londres et que c’est un mépris, c’est une façon vraiment de mépriser, balayer la Grande Bretagne en disant : …Vous comptez tellement peu …qu’on peut venir assassiner chez vous quelqu’un qui est censé y être protégé. … La Grande Bretagne est ouverte aux intrusions russes et qu’il n’y a pas de protection spéciale quand on est dans ce pays. … ». Pour comprendre que Vladimir Poutine puisse éprouver le besoin à ce moment-là d’envoyer un tel message, il faut rappeler le contexte de toute cette affaire. Contexte international : l’annexion de la Crimée et le conflit avec l’Ukraine ont ranimé les tensions entre la Russie et l’occident depuis quelques années. Contexte intérieur russe : Vladimir Poutine se représente aux élections qui doivent avoir lieu le dimanche 18 mars 2018. C’est ce qui fait dire à certains observateurs que le message est autant sinon davantage adressé à l’électorat russe qu’aux interlocuteurs occidentaux. C’est, exprimé dans le même débat, l’avis de Jean Guisnel : «…Explication complémentaire :  Poutine a sa réélection dimanche. … On voit que depuis quelques semaines la manière dont il agit c’est de dire “Je suis puissant, je suis fort, je défends le peuple russe, je châtie les traitres… ” », tandis que Pascal Boniface précise : « Oui, l‘élection, elle est gagnée d’avance, mais ce qui n’est pas gagné c’est le taux de participation…. ».

 

            Pour que ce message fût reçu, il fallait que les potentiels destinataires n’eussent aucun doute sur l’identité du locuteur, donc en l’occurrence sur celle de l’auteur du crime. Le message devait être signé pour être entendu, ce qu’expriment tour à tour Jean Guisnel et Alain Bauer : « C’est signé », dit Jean Guisnel. « C’est un assassinat qui ne vise absolument pas à dissimuler ses commanditaires. Vous le tuez de manière que tout le monde comprenne dans la seconde qui a fait ça…Ce poison n’est plus produit officiellement par la Russie depuis 1980. C’est une signature… », tandis qu’ Alain Bauer précise de manière pittoresque : « Ils auraient pu liquider la question en lui tirant dessus, en l’assassinant, en en faisant des confettis, depuis très longtemps. Ils ont choisi un moment précis et particulier pour le faire, avec une signature, une visibilité, une lisibilité considérables. C’est un message…Quelque chose nous a échappé dans ce qui a justifié soudainement cette opération avec une telle visibilité et une telle précipitation, car ils ne sont pas morts !  … Il y a une explication potentielle : le gouvernement britannique vient de demander à tous les résidents russes notamment les pro dur régime de justifier l’origine de leurs fonds et de leurs finances   et de lancer une chasse fiscale aux Russes. ».

 

            Mais voilà qu’en même temps qu’il signe, le pouvoir russe nie et retourne l’accusation contre Londres : « Moscou a tourné en ridicule les accusations de Londres et a laissé entendre que le site de Porton Down, un laboratoire à la pointe de la recherche sur les armes chimiques situé à quelques kilomètres de Salisbury, pourrait être l’origine de cette attaque. » (36). L’ambassadeur russe au Royaume-Uni s’offre même le luxe d’écrire au policier qui a été contaminé en portant secours à Skripal et à sa fille : « Je voudrais vous exprimer ma sincère gratitude pour le courage dont vous avez fait preuve quand vous avez réagi à l’assaut contre les deux citoyens russes. (…) Soyez assuré que la Russie n’est en rien responsable de ce regrettable événement et qu’elle est prête à coopérer avec les autorités britanniques. » (37)

 

            Une prétérition qui se justifie sans doute par la pluralité des niveaux de lecture et donc des publics recherchés. Quand on dit A en niant avoir dit A, c’est peut-être que l’on veut faire passer A à un public donné X et qu’on veut faire passer non-A à un autre public Y. Reste à définir les publics ainsi distingués. La première idée qui vient à l’esprit est que les acteurs diplomatiques occidentaux sont destinataires du message et que le destinataire de sa négation est l’opinion publique, russe avant tout (comme avancé par Jean Guisnel), mais aussi occidentale.

 

            Pourquoi pas ? L’explication est séduisante, mais elle laisse la place au doute sur quelques détails : on sait la solidité du pouvoir de Vladimir Poutine, sa capacité à gagner avec des scores massifs des élections dénuées de tout suspense. Est-il donc à ce point dépendant de l’électorat qu’il ne puisse lui annoncer la couleur avec le cynisme qui le caractérise ? En gros : « Oui, j’ai empoisonné Skripal et c’est pour le bien de la Russie ». Quant à l’opinion occidentale, il est vrai qu’elle exerce une influence sur des dirigeants moins massivement élus que Poutine, et que celui-ci peut s’en servir pour obtenir de ces dirigeants des positions qui lui soient plus favorables. Mais, compte tenu du peu d’intérêt porté par les électeurs occidentaux à la politique étrangère, (s’ajoutant à leur tendance générale à l’abstention), la probabilité pour que le message soit reçu par l’un d’eux, qu’il modifie son vote en conséquence, que le résultat de l’élection en soit modifié et que, enfin, la politique étrangère des élus s’en trouve infléchie semble au bout du compte extrêmement faible. Vu l’ampleur des déperditions en cours de circuit, l’influence du message poutinien sur l’électorat  occidental ne peut qu’être marginale, et Poutine le sait.

 

 

 

            Autre exemple de « prétérition en acte »: le 25 novembre 2015, un avion russe est abattu par l’armée turque. Voici comment l’expert militaire Pierre Servent rendit compte à la fois du contexte et de la signification de l’événement (13) : « Jusqu’à l’attentat de Charm-el-Cheïch, la Russie frappait prioritairement et massivement la rébellion à Bachar el-Assad et marginalement Daech. (c’était vraiment cosmétique). Aujourd’hui, la Russie continue à frapper fortement les groupes de rébellion, y compris les milices turkmènes de Syrie financées par la Turquie, et c’est pour ça aussi que l’avion russe a été abattu hier, et quand Erdogan dit : “On ne savait pas que c’était un avion russe, si on avait su on n’aurait pas tiré”, il le savait très bien, et ils l’ont fait aussi pour dire aux Russes : “Arrêtez de frapper nos copains turkmènes qui sont en Syrie, parce que ce sont nos alliés, non pas contre Daech, non pas contre Bachar, mais contre les Kurdes.  Et donc que font les Russes aujourd’hui ? Ils continuent à frapper les rebelles mais ils ont intensifié très sensiblement leurs frappes sur Daech, pour faire des mesures de représailles…. »

 

            Dans le même débat, le journaliste et écrivain Alexandre Adler présente une autre interprétation. Il suggère que par le même acte, les Turcs s’adressaient en fait à  l’OTAN en ces termes : « …“Vous dites que nous sommes dans l’Otan, que votre devoir est de nous défendre, montrez-nous”… Erdogan fait le chantage en disant : “Je peux rester dans l’Alliance Atlantique, mais vous devez évidemment nous laisser tranquilles”… »

 

            Dans l’une et l’autre de ces  interprétations, ce qu’il faut retenir est que les Turcs auraient  posé un acte qui se veut un  message adressé soit à Moscou, soit à Washington, peu importe. A la différence du Poutine réagissant à l’attentat contre Skripal, Erdogan ne nie pas être l’auteur de l’acte ; il nie cependant son intentionnalité, en démentant avoir eu connaissance de l’identité de la cible. Cela revient au même : si l’acte n’est pas intentionnel, comment le message que l’acte est censé véhiculer peut-il l’être ? Comment envoyer un message tout en niant l’avoir envoyé ?

 

            Ici aussi, une réponse peut être donnée par la pluralité des publics visés : les interlocuteurs supposés du message ne sont pas dupes, et ce n’est pas à eux que s’adresse Erdogan lorsqu’il nie avoir eu connaissance de l’identité de la cible. Mais alors, à qui ?

 

            Tout porte à croire qu’en fait, nous sommes ici en plein dans un jeu de rôles : si Erdogan reconnaissait avoir eu connaissance de l’identité russe de la cible, -  ce que la cible en question sait déjà, car c’est la condition pour qu’il reçoive 5 sur 5 le message qui lui est adressé - il forcerait cette cible - le pouvoir russe - à réagir comme une cible, en jouant le rôle de l’agressé. Si solidement qu’il soit installé, ce pouvoir a bâti sa force auprès de l’opinion russe sur l’image de sa puissance. La fidélité à cette image lui interdirait de ne pas réagir brutalement à une agression. Or, s’il a bien reçu le message turc, il n’a cependant aucun intérêt à prendre l’acte autrement que comme un message. De même, Erdogan n’a aucun intérêt à se créer un ennemi russe. La reconnaissance par les turcs de l’identité de la cible russe mettrait Moscou dans l’embarras, et la reconnaissance par les Russes de cette reconnaissance mettrait Ankara dans l’embarras. Si Erdogan feint de ne pas connaître l’identité de la cible, Poutine, de son côté, feint de croire qu’il n’était pas destinataire du message (tout en empochant l’enveloppe avec empressement et en lisant attentivement le pli).

 

            Donc, pour conclure, lorsqu’Erdogan nie avoir eu connaissance de l’identité de la cible, on peut supposer qu’il s’adresse à tous les Russes soucieux de l’image de puissance de leur pays, ainsi qu’à tous les Turcs soucieux de ne pas présenter de leur pays l’image d’un agresseur. On pourrait objecter qu’aucun de ces deux dirigeants n’a besoin du soutien public tant ils tiennent solidement les rênes du pouvoir. Mais on peut leur faire crédit de gérer ce pouvoir en « bon père de famille », considérant que le soutien public n’est jamais acquis à long terme, qu’il faut toujours l’entretenir et que c’est pendant la bonne saison qu’il faut cultiver de quoi maintenir le stock à niveau.

 



[1] En l’absence d’une définition consensuelle, le terme « occidental » qualifiera ici les pays de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) et de l’Union Européenne.

[2] Institut de Recherche Internationale et Stratégique

 

La magie de la parole performative

 

            Le 15 novembre 2017, le président français Emmanuel Macron invitait le premier ministre libanais Saad Hariri à Paris. Une invitation est  un  message performatif, c’est-à-dire une parole qui est  un acte, engageant le récepteur à répondre et  le locuteur à recevoir l’invité en cas de réponse positive. Mais celle-ci a quelque chose de triplement inhabituel : elle s’adresse à un premier ministre démissionnaire, qui a présenté sa démission depuis l’étranger, en l’occurrence l’Arabie Saoudite, et cette démission n’a pas été acceptée par le président de la République libanaise. Précisons enfin qu’aux dires de certains, ce premier ministre serait retenu prisonnier dans ce pays. De quoi démentir tout ce qui a pu être soupiré en introduction de cet article sur le caractère conventionnel, voire tristement convenu et bêtement rituel de la parole diplomatique. Cette fois, tous les codes semblent bel et bien cassés ! Pourtant, à y regarder de plus près, cette atmosphère rocambolesque n’empêche nullement l’essentiel des règles de la grammaire diplomatique d’être  respectées.

 

 

 

            Analysons la communication des principaux protagonistes.

 

 

 

Les acteurs

 

            Saad Hariri, dans son message de démission lu le 4 novembre depuis l’Arabie saoudite, accuse l’Iran d’ingérence dans les affaires de son pays, d’y semer « la discorde » et d’y entretenir « un Etat dans l’Etat », par l’entremise du Hezbollah[1]. Il annonce sa démission.

 

            Les Iraniens  récusent les accusations d’ingérence par Hezbollah interposé : « L’Iran a réagi à cette mise en cause par son ministère des affaires étrangères. Son porte-parole, Bahram Ghassemi, a parlé “d’accusations sans fondement contre l’Iran”… » (30). En revanche, dans le camp iranien, on accuse l’Arabie Saoudite de retenir Hariri de force dans le royaume, accusation reprise par Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah (31). « Dans son édition de mardi, le quotidien pro-Hezbollah Al-Akhbar a même retracé ce qu’il croit être le scénario de la démission forcée : transfert de Saad Hariri, dès son arrivée à Riyad, à l’hôtel Ritz-Carlton, le palace où sont confinées les victimes de la purge ; installation dans une villa, à l’écart du bâtiment principal, et confiscation de ses téléphones ; interrogatoire comme « témoin » dans une affaire de corruption en lien avec Saudi Oger ; puis enregistrement du texte de la démission qu’on lui fournit tout prêt ; et enfin, pressions de « MBS » pour qu’il ne se dédise pas. » (35)

 

            Le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman[2] n’est personnellement guère loquace, mais les autorités saoudiennes nient que Saad Hariri soit retenu en otage. « L'Arabie saoudite, qui a demandé jeudi à ses ressortissants d'éviter de se rendre au Liban et a invité ceux qui s'y trouvent à partir, a démenti que Hariri soit assigné à résidence mais le responsable libanais n'a publié lui-même aucun communiqué. » (16). Les médias saoudiens prétendent qu’il prolonge son séjour en Arabie saoudite parce que sa sécurité serait menacée au Liban, où ils affirment qu’une tentative d’assassinat aurait eu lieu contre lui juste avant son départ. . « Selon la chaîne de télévision saoudienne Al Arabiya al Hadath, qui cite des sources anonymes, une tentative de meurtre contre Saad Hariri a été déjouée il y a deux jours alors qu'il se trouvait encore à Beyrouth » (15). « "S'il souhaite partir, cela dépend de lui, c'est à lui de décider, d'évaluer la situation sécuritaire", affirmera plus tard  le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel Al Joubeir. (18)

 

            Les Libanais ne sont pas dupes de cette version. Leurs services secrets affirment n’avoir déjoué aucune tentative d’attentat. « Selon les médias saoudiens, celui-ci aurait fait l’objet, il quelques jours, d’une tentative d’assassinat, qui aurait été déjouée. L’affirmation est traitée avec circonspection par les services libanais de sécurité, qui disent tout ignorer de ce supposé complot. » (32). De plus, ils doutent de la liberté de mouvement de leur premier ministre. « Le Liban considère que Saad Hariri, qui a annoncé samedi de Ryad sa démission du poste de Premier ministre, est virtuellement en état d'arrestation en Arabie saoudite, a-t-on appris jeudi de deux sources gouvernementales autorisées à Beyrouth. Selon une troisième source, proche de Saad Hariri, les Saoudiens ont ordonné au dirigeant libanais de présenter sa démission et l'ont placé en résidence surveillée » (16).

 

 

 

            La parole de Saad Hariri - ce 4 novembre 2017 - a doublement de quoi être mise en doute. Non seulement on peut le soupçonner de double langage au même titre que tous les autres acteurs diplomatiques, mais de plus, comme on soupçonne les Saoudiens de le retenir de force, on  en conclut que son message est dicté, que ses déclarations ne sont pas crédibles parce que lui-même n’y adhère pas, et que sa démission n’est qu’une destitution déguisée. A la différence des autres paroles, on ne fait donc pas semblant de lui ajouter foi. La parole de Saad Hariri constitue une exception de ce point de vue.

 

            Le premier ministre libanais est-il, oui ou non, retenu contre son gré à Riyad ? Personne ne peut avoir de certitude sur la question en ce début novembre 2017. Si Le Monde préfère prudemment qualifier de « rumeur » (31) ces soupçons que l’entourage de Hariri dément (31) par ailleurs, ses analyses confortent la thèse de la « prise d’otage » : « Le contexte très inhabituel de l’annonce, faite depuis l’extérieur du Liban, et le traditionnel poids de l’Arabie saoudite dans le Courant du futur, le mouvement de M. Hariri, suggèrent que ce dernier, en poste depuis décembre 2016, s’est fait dicter sa décision par ses hôtes. » (32), peut-on lire dans ses colonnes. D’ailleurs, « …la charge (de Hariri contre le Hezbollah) paraît un peu trop soudaine pour être crédible. Lorsqu’il a formé sa coalition, le chef du Courant du futur[3] savait pertinemment que le mouvement chiite y jouerait un rôle central. » (32)

 

            Même si MBS s’exprime peu sur l’affaire, il sait que les principaux protagonistes (l’ennemi iranien, le Hezbollah pro-iranien, les autres acteurs politiques libanais) ne croient pas à la liberté de mouvement et de parole de Saad Hariri, et qu’ils pensent que c’est lui (MBS) qui, comme un ventriloque,  parle par sa bouche.

 

            On pourrait penser que MBS utilise cette situation pour faire connaître ses positions : il sait au moins qu’elles seront entendues comme telles. Mais pourquoi faire venir à Riyad à grands frais (c’est-à-dire en prenant des risques politiques élevés) un porte-parole pour une parole qu’il pourrait porter lui-même (ce qu’il ne se prive pas de faire par ailleurs) ? En réalité, MBS n’a nul besoin d’un interprète ni d’un perroquet. Alors, s’il a vraiment monté une opération qu’il faudrait bien qualifier de kidnapping, la question est : pourquoi ?

 

 

 

            Une première réponse fait appel à des considérations internes au royaume saoudien et à la famille régnante. MBS a entrepris, sous couvert de lutte contre la corruption, une campagne de répression contre un certain nombre d’acteurs économiques ; Saad Hariri, qui a la nationalité saoudienne et possède des intérêts dans le royaume, était d’une certaine manière visé par cette campagne (17). 

 

            On ne saurait pour autant oublier les considérations de politique extérieure, l’obsession saoudienne de l’expansionnisme iranien et sa crainte de l’encerclement. Aux yeux de Riyad,  tout  accroissement de l’influence du Hezbollah au Liban constitue une menace existentielle.  Or, le Hezbollah est partie prenante du gouvernement dirigé alors par Saad Hariri, (qui rassemble, il est vrai, tout l’échiquier politique libanais (30)). Ce gouvernement est jugé par les Saoudiens trop complaisant à l’égard du Hezbollah et donc  de l’Iran. (« …trop faible, trop timoré, mais aussi trop conciliant face à un Hezbollah, dont, pourtant, tout son entourage et, au-delà, la communauté sunnite dans son ensemble, sont convaincus qu’il a participé directement à l’assassinat de son père. » (20)).  La visite à Beyrouth effectuée le 3 novembre par l’Iranien Ali Akbar Velayati, proche conseiller de l’ayatollah Ali Khamenei semble avoir été « la goutte d’eau qui fait déborder le vase » (20). C’est d’ailleurs dès le lendemain que le premier ministre libanais a été littéralement  « convoqué » à Riyad pour y lire sa lettre de démission. Riyad était donc décidé à provoquer la chute du gouvernement libanais. « “Avec la démission de Hariri, l’Arabie saoudite entend créer une crise au Liban pour rappeler qu’elle est toujours là. C’est en quelque sorte le retour de son droit de veto sur ce pays”, explique Lokman Slim, un commentateur libanais et responsable d’associations pour la promotion de la société civile. » (20) 

 

            Mais cet acte-là, MBS ne pouvait le poser à la place de Hariri. Cette phrase performative-là : « Je démissionne », il ne pouvait la prononcer à sa place. Il l’aurait donc forcé à le faire après l’avoir convoqué à Riyad.

 



[1] « Parti de Dieu », né au Liban, d’obédience chiite.

[2] Le diminutif MBS sera utilisé dans la suite de cet article

[3] Le mouvement politique de  Saad Hariri

 

L'impasse

 

            Mais voilà que Michel Aoun, le président de la république libanaise, refuse cette démission. Il le fait au nom de la constitution, c’est-à-dire pour une raison formelle : pour entrer dans les faits, une démission doit se conformer à sa définition ; chaque acteur doit remplir son rôle : le premier ministre la présente en personne, sur le sol national, au président de la République, qui décide, ou non, de l’accepter. Une démission ne peut se faire à distance, et surtout pas de l’étranger[1]. Mais en réalité, derrière  ce message explicite se cache un message connoté, qui consiste à affirmer l’indépendance du Liban. Un pays étranger ne saurait dicter la démission du premier ministre. Tous les autres protagonistes savent cela, et lui sait que les autres le savent. Bien sûr, il ne suffit pas d’affirmer l’indépendance pour que l’indépendance soit. L’indépendance formelle est à distinguer de l’indépendance réelle, au Liban encore plus qu’ailleurs, et ce  même si, depuis la « révolution du cèdre » et le « départ inespéré en 2005 des troupes syriennes » (20), (qui ont suivi l’assassinat de Rafic Hariri, le propre père de Saad), l’indépendance réelle a progressé dans ce pays.

 

 

 

            Donc, MBS sait que, pour ces raisons, Aoun ne peut accepter la démission de Hariri. Alors, pourrait-on demander, s’il le sait, ne pouvait-il pas le prévoir ? Pourquoi a-t-il engagé une opération vouée à l’échec ? N’était-il pas plus simple d’assumer l’enlèvement, le coup de force, en annonçant, tel un vulgaire preneur d’otage : « Hariri restera en Arabie Saoudite jusqu’à la dénonciation de l’accord passé avec le Hezbollah » ? Le rapport des forces ne le permettait-il pas ? Certes, si MBS n’a guère à craindre sur le plan intérieur, on peut penser  qu’il aurait des raisons de redouter des sanctions internationales, le royaume dépendant des livraisons d’armes étrangères.  Mais si les représentants des pays fournisseurs étaient prêts à priver MBS de livraisons pour le « punir » d’une présumée prise d’otage[2], pourquoi devraient-ils attendre que la prise d’otage soit avouée, alors qu’ils sont déjà convaincus de sa réalité ? Inversement, le royaume ne manque pas de moyens matériels de pression sur les Libanais : premièrement,  les 13 à 14 milliards de dollars saoudiens déposés dans les banques libanaises et deuxièmement, les quelque 400 000 ressortissants libanais travaillant dans les pays du Golfe (20).

 

 

 

            Seulement voilà, MBS n’est pas un vulgaire preneur d’otage. En tout cas, il ne saurait se présenter au monde sous ce visage. Dans le théâtre politique, chacun doit jouer son rôle.

 

 

 

            MBS sait aussi que la présence  plus ou moins forcée de Hariri à Ryad ne peut durer éternellement. « Tôt ou tard, Mohammed ben Salmane aurait dû relâcher le premier ministre démissionnaire » (20). Il a donc tout intérêt, puisque l’objectif de sa démission est atteint, de  laisser Hariri rentrer tranquillement à Beyrouth, et de se blanchir ainsi en prouvant par les faits que les soupçons de prise d’otage étaient infondés. Mais cette solution présente tout de même deux inconvénients. Le premier est celui d’un retour triomphal au Liban : une opinion publique libanaise au nationalisme exacerbé, persuadée que Hariri était prisonnier, pourrait interpréter son retour comme une libération, comme une victoire nationale et comme l’échec d’une tentative d’ingérence saoudienne. Un probable « accueil triomphal d’abord des sunnites mais sans doute aussi des Libanais appartenant à d’autres communautés, trop contents d’exprimer leur colère contre le Royaume saoudien – l’Arabie saoudite était déjà avant cette crise largement détestée dans le pays…» (20). En second lieu, en laissant Hariri rejoindre son pays, il dément en quelque sorte la raison pour laquelle il le retenait : ou bien Hariri risque sa vie au Liban et, en le laissant rentrer, on cesse de le protéger alors qu’on prétendait l’accueillir dans ce but ; ou bien il ne craint rien et l’on avoue avoir menti.

 

            Bref, MBS sait, en ce début novembre 2017, qu’il est dans une impasse.

 



[1] Emmanuel Macron précisera le 17 novembre, en marge du sommet social européen de Göteborg, que la démission de Hariri n’était « pas reconnue dans son pays puisqu’il ne s’y est pas rendu » (21)

[2] Alors même que la guerre qu’il mène au Yémen avec des armes importées suffit à peine à infléchir ces livraisons

 

Le prestidigitateur

 

            C’est alors qu’intervient l’invitation française. Hariri ne rentre pas directement à Beyrouth, il passe par Paris, puis par quelques autres capitales (Le Caire et Chypre notamment).

 

            Chaque acteur semble y trouver son compte : du point de vue de l’Arabie saoudite, le risque de l’accueil triomphal à Beyrouth est amoindri par le délai, susceptible de laisser les esprits se refroidir ; et de fait, entre le départ de Hariri de Riyad pour Paris (le 17 novembre) et son retour à Beyrouth le 21 novembre, il se sera écoulé 4 jours. De plus, Riyad se décharge implicitement sur Paris de la responsabilité qu’il prétend avoir prise concernant la sécurité du premier ministre libanais : c’est à Beyrouth qu’il est censé être menacé, pas à Paris, et c’est pour Paris que MBS le laisse partir, pas pour Beyrouth. Voilà pourquoi  « Paris a donc constitué un sas idéal » (20), qui permet à  MBS de sortir de l’impasse et, selon les commentateurs, de « ne pas perdre la face » (19), voire de « sauver la face » (20).

 

            Enfin cela est acceptable par le président libanais, car en se rendant à Paris, le premier ministre libanais est dans son rôle : il accepte l’invitation officielle d’un chef d’Etat étranger (qui préside une puissance qui compte, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU), lequel précise par ailleurs que Hariri est accueilli « en tant que premier ministre » (21), ignorant délibérément une démission que les deux présidents (libanais et français) sont donc d’accord pour considérer comme nulle et non avenue.

 

            Acceptable ne veut pas dire profitable pour tout le monde. Ce dénouement ne signifie pas que tous les acteurs ont de quoi être satisfaits. On peut même se demander qui a de quoi l’être : MBS n’a pas atteint son objectif. En effet, après avoir suspendu sa démission le 22 novembre 2017, au lendemain de son retour à Beyrouth, Saad Hariri l’a officiellement retirée dès le mardi 5 décembre. Pour autant, Hariri n’a pas de quoi pavoiser car, si l’on en croit les observateurs avertis (20), l’affaire aurait révélé ses faiblesses. D’ailleurs, aux élections législatives qui ont suivi le 6 mai 2018, son parti a reculé au profit du Hezbollah notamment, même si ce recul n’est pas suffisant, pour que Hariri quitte le pouvoir[1]. Compte tenu du système électoral, c’est encore lui l’homme indispensable pour former un gouvernement (23). Quant au Hezbollah, il est le grand vainqueur des élections[2], mais les ingérences iraniennes, ouvertement dénoncées à l’occasion par Emmanuel Macron,  ont été mises en lumière.

 

            Il reste que l’affaire a été dénouée par une sorte de tour de passe-passe diplomatique. L’opération laisse penser que la parole diplomatique peut avoir une sorte de pouvoir magique, qui lui serait donné par le respect des formes et par la force symbolique que ce respect représente. Ce fameux qualificatif revient à plusieurs reprises dans la presse : « En faisant venir Saad Hariri à Paris et en s'imposant comme médiateur, Emmanuel Macron a remporté une victoire symbolique » (19). « La diplomatie française a remporté cette semaine "une victoire symbolique", abonde Stéphane Malsagne, historien spécialiste du Liban et enseignant à Sciences Po Paris » (19). Cela ne doit cependant pas cacher que, parallèlement à ses manifestations les plus spectaculaires et les plus officielles, la parole diplomatique s’exerçait en coulisses, permettant aux principaux protagonistes de s’accorder sur le détail des conditions de sortie de crise (22). Toutefois, il n’est pas interdit de penser que le spectacle qui se jouait alors sur le devant de la scène a fonctionné comme un catalyseur de ces discussions : sans lui, sans cette démission surprise, sans cette  invitation surprise, auraient-elles eu lieu, auraient-elles abouti aux mêmes résultats ?  La surprise peut être bonne conseillère en diplomatie.

 



[1] Il obtient 21 sièges, contre 33 lors du scrutin de 2009.

[2] Avec 67 sièges

 

Conclusion générale

 

            La particularité de la parole diplomatique est indubitablement son faible contenu informatif. Lorsque de véritables révélations surprennent le public et bousculent les acteurs, on les doit bien davantage à l’action des services secrets ou des lanceurs d’alertes – les Edward Snowden, les Julian Assange -  qu’à la communication officielle. La parole en elle-même n’a pas de pouvoir : aucun message ne peut forcer un acteur à produire des actes qui ne correspondraient pas à ses intérêts ou qui ne trouveraient pas leur cohérence dans un contexte préalable. Cependant, lorsque ces deux conditions sont remplies, la parole diplomatique peut jouer le rôle de catalyseur et déclencher des actes, pour le meilleur et pour le pire.

 

            La communication diplomatique est donc paradoxalement un objet en soi, doté d’une certaine efficacité malgré le vide informatif dont il est fait. On ne peut comprendre ce paradoxe que si l’on accepte l’idée que les acteurs diplomatiques sont des acteurs au sens théâtral et que le principal rôle qu’ils jouent consiste à feindre d’apprendre de la parole des  autres acteurs  et de feindre de croire que les autres acteurs apprennent de leur propre parole.

 

            C’est sans doute cela qui produit sur le sens commun cette impression  d’insincérité de la parole diplomatique. Cette impression cessera d’apparaître mystérieuse si l’on se souvient que la parole diplomatique, comme toute parole publique, s’adresse en même temps à une pluralité de catégories de destinataires et qu’elle doit contenir, dans un même message, les différents codes destinés à ces différents publics. Il faut savoir « lire entre les lignes ».

 

            Enfin, ce qui est vrai de la parole diplomatique pourrait s’appliquer à toute parole en représentation. Il y a fort à parier que cela vaut par exemple  pour les relations qui s’établissent entre les organisations de la société civile, entre celles-ci et les collectivités publiques entre ces dernières, les précédentes et les citoyens. Si les enjeux internationaux semblent  trop lointains, tout un chacun peut  ainsi donner à cette réflexion un sens plus proche de ses préoccupations.

 

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