Une interview exclusive de Jean-Paul Sartre

- 42 ans déjà que vous avez disparu de la circulation, Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce qui vous a soudain décidé à sortir du néant ?

Jean-Paul Sartre. Un concept.

- Un concept ?

Jean-Paul Sartre. Un néologisme. La guerre détruit des vies, et produit des mots. « Cobelligérance » est de ceux-là. Il ne vous aura pas échappé à quelle fréquence ce mot revient aujourd’hui dans les colonnes des journaux, comme nous disions autrefois… Peut-être faut-il d’abord en rappeler le contexte. 

- Il s’agit, bien sûr, du conflit ukrainien…

Jean-Paul Sartre.  ...ou plutôt, appelons un chat un chat, de l’agression de l’Ukraine par l’impérialisme russe post stalinien et post-soviétique.

- À la bonne heure ! Ravi de constater que vous ne renvoyez pas dos à dos Biden et Poutine, comme deux impérialismes également malfaisants !

Jean-Paul Sartre. J’ai toujours pensé que refuser de choisir, c’est choisir le pire et je préfère avoir les mains sales que pas de mains du tout. En l’occurrence, aujourd’hui, ne pas choisir, ce serait préférer l’agresseur à l’agressé.

- Donc les Etats-Unis et l’Union Européenne ont choisi d’aider l’Ukraine en imposant des sanctions économiques à la Russie, mais aussi, de plus en plus, en lui livrant des armes. Ils refusent toutefois de devenir, d’apparaître comme des « cobelligérants », bref d’entrer directement en guerre contre les Russes. Ont-ils tort, ont-ils raison, qu’en pensez-vous ?

Jean-Paul Sartre. Permettez-moi de m’arrêter plus longuement sur le mot « cobelligérance ». Sa définition n’est pas si claire que cela.

- Une question de mot ? C’est tout ce que vous inspire la guerre et la perspective d’un conflit mondial ?

Jean-Paul Sartre. Ne faites pas semblant d’ignorer l’importance qu’ils ont dans ma vie. ...les mots.  Ils ont tout de même donné le titre de mon autobiographie. 

- Soit. Revenons donc à « cobelligérance ».

Jean-Paul Sartre. Les définitions sont toujours très claires, quand elles s’appliquent dans la zone éclairée des objets qu’elles désignent. Elles le sont beaucoup moins quand elles concernent leurs limites. La livraison d’armes représente précisément une zone grise entre la neutralité et la participation directe à une guerre. « La France est en guerre », titrait un tract pacifiste imprimé dans la décennie 1970 : il évoquait les exportations françaises d’armements vers des pays qui les utilisaient dans des guerres dites « locales » (Iran-Irak par exemple). Je me demande même si je n’ai pas signé une ou deux pétitions sur la question.

         Le langage est en principe une affaire de conventions, c’est-à-dire qu’il suppose l’accord d’un ensemble de locuteurs sur des normes totalement arbitraires mais qu’on accepte car elles ne comportent aucun enjeu. Il est arbitraire qu’en français, un objet composé d’une planche reposant sur quatre pattes et destiné à supporter des objets s’appelle « table » plutôt que « potiron » par exemple. Mais tout le monde l’accepte, parce que personne n’y perd et que personne ne gagnerait à ce que cela s’appelle « potiron ».

         Il est cependant un peu plus compliqué de définir la cobelligérance que la table. La définition de ce mot n’est pas totalement arbitraire car elle n’est pas dénuée d’enjeux. Vladimir Poutine et Joe Biden risquent de ne pas en adopter la même, car ils n’ont pas les mêmes intérêts dans l’affaire. Dès lors que la définition d’un mot est bourrée d’enjeux comme une caisse peut l’être d’explosifs, il devient difficile de concilier la liberté de chacun d’interpréter les mots et la nécessité collective de s’entendre sur leur signification pour que la communication soit possible.

- Et chacun connaît votre attachement à la première.

Jean-Paul Sartre. De fait. Mais vous savez, je n’ai pas inventé la liberté, elle s’impose à tous.

- Curieux paradoxe.

Jean-Paul Sartre. Sujet éculé. Revenons plutôt à nos moutons.  Nous sommes donc dans la zone grise où se situent les occidentaux dans le conflit russo-ukrainien en 2022 : refusant d’entrer en guerre, mais soucieux d’aider l’Ukraine en lui livrant des armes. Je maintiens que dans cette zone grise, il n’existe aucun critère, ni empirique ni juridique, qui permette de décider qu’un État impliqué dans l’aide militaire à un belligérant en est devenu cobelligérant, bref, qu’il est entré en guerre.

- La nature des armes, peut-être ? Il paraît qu’on peut distinguer des armes « offensives » et des armes « défensives ».

Jean-Paul Sartre. Ah oui, sauf que « ... Les armes sont faites, généralement, pour tuer en face, il n’y a pas une frontière vraiment absolue entre armes défensives et armes offensives... ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est un éminent spécialiste comme la bourgeoisie sait en produire tous les jours. Il répondait ainsi à une voix off qui égrenait les « ...nouvelles annonces américaines sur les livraisons d’armes : des équipements offensifs, d’une valeur totale de 800 millions de dollars : 18 canons, 40 000 obus, 200 véhicules blindés, 11 hélicoptères et des kilos d’explosifs » et poursuivait : « En Europe, la question divise : faut-il livrer des armes offensives à Kiev, au risque d’apparaître comme cobelligérant de la guerre ? Seule la République tchèque a pour l’instant franchi le pas, en envoyant il y a quelques jours, des dizaines de chars d’assaut. »[1].

- Pascal Boniface ? Vous êtes un assidu de France 5 ?

Jean-Paul Sartre. Je zappe de temps en temps.

- Vous dites « zapper » ?

Jean-Paul Sartre.  On ne peut prétendre à se mettre aux côtés du peuple si l’on n’adopte pas le langage du peuple.

- Et la « lourdeur » ?

Jean-Paul Sartre.  Quelle lourdeur ?

- La lourdeur des armes. Tout de même, entre livrer des canifs et livrer des missiles, vous ne voyez pas de différence ? Est-ce qu’il ne faudrait pas chercher de ce côté-là le critère qui fait passer de l’aide à la belligérance ? Puisque vous avez cité Pascal Boniface, écoutez-le jusqu’au bout :  « ...Mais là on voit quand même qu’il y a du matériel beaucoup plus lourd, notamment des hélicoptères, qui sont envoyés... ».

Jean-Paul Sartre. Donc, si l’on vous suit, les hélicoptères seraient des armes « lourdes », par opposition aux premiers types de matériel qui ont été livrés à l’Ukraine : carburants, équipements de protection, munitions, armes antichars et antiaériennes. On pourrait ajouter chars, lance-roquettes, canons…[2] La lourdeur d’une arme serait en somme sa capacité de destruction, l’équivalent de ce que les économistes bourgeois appellent la « capacité de production » d’une usine.

         Ce deuxième critère, quantitatif, présente l’inconvénient de ne pouvoir se suffire à lui-même : il faut bien décider d’un seuil à partir duquel une arme cesse d’être « légère » pour devenir « lourde ». Nécessairement arbitraire comme toute détermination de seuil, celle-ci n’aurait aucune chance de mettre d’accord tous les locuteurs et, surtout, tous les protagonistes des conflits en général et de celui-ci en particulier.

- Donc ni la nature des armes livrées par un pays, ni leur « lourdeur » ne suffisent pour le rendre cobelligérant aux yeux de tous. Et leur label ?

Jean-Paul Sartre. Leur label ?

- Oui, si les Russes découvrent la mention made in USA sur des équipements dont ils s’emparent sur le champ de bataille, n’est-ce pas une preuve qu’ils peuvent brandir ? C’est ce qu’exprimait encore Pascal Boniface, poursuivant son propos à propos des armes états-uniennes livrées à l’Ukraine :  

« ...surtout qu’en plus, ça ce sont des armes qui sont prélevées sur des stocks de l’armée américaine, c’est pas des armes qui sortent d’usines, etc., comme on vend du matériel à un pays, là c’est quand même des stocks de l’armée américaine qui sont amenés directement en Ukraine, donc là on peut dire qu’un palier a été franchi dans l’engagement américain, ... »

Jean-Paul Sartre. On voit bien qu’on est ici dans le formalisme le plus pur, illustrant de manière éclatante l’aspect éminemment théâtral de la scène diplomatique…

- N’êtes-vous pas justement un grand amateur de théâtre ?

Jean-Paul Sartre. Certes, mais pas vraiment celui-ci. Qu’ils décident, ou non, d’adopter ce critère de définition pour inspirer leurs décisions, les acteurs savent bien que cela ne change rien à la réalité : sur le terrain, les armes qui sont prélevées sur un stock font autant de dégâts que celles qui sortent de l’usine (sauf si elles sont complètement rouillées peut-être). On me rétorquera que ce prélèvement représente un sacrifice financier pour l’État exportateur au moment où il s’avisera de reconstituer son stock, sacrifice qui pourrait être interprété par l’adversaire comme un engagement plus volontariste. Mais la simple autorisation d’exporter représente en soi un engagement tout aussi significatif. Je vais vous faire une confidence : Poutine n’a rien à faire de ces subtilités.

- Les juristes seraient-ils capables de mettre tout le monde d’accord ?

Jean-Paul Sartre. Oublions un instant qu’il manque au « droit international » la force nécessaire à son application et tentons de le prendre à la lettre. Juridiquement, la définition de la cobelligérance est à lire en creux dans celle de la neutralité, son contraire. On cesse d’être neutre quand on devient cobelligérant.

         Loin de représenter la voix d’une sagesse éternelle, le droit a considérablement évolué sur cette question, dans le sens d’une conception de plus en plus lâche de la neutralité, et donc de plus en plus étroite de la belligérance.

         Tandis qu’au XVIIe siècle, il suffisait qu’un État privilégiât une des parties à un conflit dans ses échanges commerciaux pour s’exposer à des représailles considérées comme légitimes, il n’en est plus de même aujourd’hui. Un principe de légitime défense fut introduit dès 1928 dans le pacte Briand-Kellog.[3] En l’intégrant en 1945 dans leur charte, qui est la source la plus consensuelle du droit international, les Nations unies admirent qu’un pays vînt au secours d’un autre victime d’agression sans être considéré comme belligérant, sans cesser d’être « neutre »[4]

       Aujourd’hui, en vertu de cette charte, ni la fourniture d’armes, ni même la formation ou l’entraînement de troupes ne suffisent à faire sortir un pays de sa neutralité. En revanche, il cesse de l’être s’il coordonne ces forces, même à distance, ou planifie des opérations de combat.[5]

- Si je puis me permettre, la distinction est plus subtile qu’elle n’en a l’air : un élu démocrate de l’État de Washington à la Chambre des représentants, présidant la commission des services armés, expliqua le 4 mars 2022 que les États-Unis partageaient leurs renseignements avec les Ukrainiens mais ne faisaient pas de « ciblage en temps réel » des forces russes.[6]

Jean-Paul Sartre.  Elle est tellement subtile que rien n’assure en l’occurrence qu’elle soit partagée par la partie russe.

- Que voulez-vous dire ?

Jean-Paul Sartre.  Que, quels que soient les critères de définition de la cobelligérance, c’est Poutine qui décide qui est neutre et qui ne l’est pas.

- Je vous reconnais bien là. Je crois déceler quelques traces encore fraîches de vote existentialisme.

Jean-Paul Sartre. Que voulez-vous, on ne se refait pas. Mais vous savez : j’ai fait, semble-t-il, quelques émules, et ça fait toujours plaisir. À la question : « Joe Biden n’a-t-il donc plus peur de devenir cobelligérant ? », votre Pascal Boniface lui-même répondait : « A partir d’un certain moment, en fait, ce sont les Russes qui vont décider, si les pays sont, ou non, cobelligérants ». J’ai lu (ou plutôt je me suis fait lire, ma vue étant ce qu’elle est) d’autres analyses qui vont exactement dans le même sens : « Il n’y a pas de définition juridique du cobelligérant. La Russie nous considère probablement déjà comme cobelligérant, nous et la France aussi d’ailleurs. Mais ni nous ni vous ne nous considérons comme cobelligérants »[7]. Ou encore : « De nombreux experts estiment toutefois que les définitions juridiques de la neutralité et de la cobelligérance sont insignifiantes. Si Vladimir Poutine renonce à attaquer les convois de livraison d’armes de l’Otan, ce ne sera pas grâce à la force de persuasion de la jurisprudence internationale. De même, il serait naïf de croire que le président russe fera preuve de retenue parce que les Occidentaux ne livrent que des missiles portatifs à l’Ukraine – qui tuent quand même ses soldats. »[8] « Si le Kremlin décide d’y voir une provocation et d’attaquer l’Otan, il le fera, que nous ayons fourni des chars à l’Ukraine ou non », ajoute une spécialiste [9]. Tous des penseurs bourgeois, mais peu importe.

- Et avec vos mots à vous ?

Jean-Paul Sartre. Osons l’analogie : « l’Homme existentialiste » que je décrivais déjà en 1945 je crois (quelquefois ma mémoire me joue des tours) donne le sens qu’il veut aux obstacles qui l’entourent en choisissant de les contourner, de les dépasser, de les surmonter ou de les subir. Poutine, de même, à chaque fois qu’il décide de reporter sa décision d’attaquer des avions occidentaux, (voire de déclencher le feu nucléaire), à chaque fois qu’il décide en fait de ne pas décider de le faire, manifeste sa liberté d’interpréter comme il l’entend les actes occidentaux. Il userait de la même liberté si un jour, par malheur, il choisissait une interprétation différente de l’aide matérielle occidentale à l’Ukraine.

         Précisons : il est libre d’attribuer le prix qu’il veut aux conséquences de ces actes. Car en réalité, bien sûr qu’il ne fait pas exactement ce qu’il veut, et c’est ici que l’analyse réaliste des relations internationales retrouve ses droits. Hobbes, en déclarant que « l’homme est un loup pour l’homme », le conforte dans sa perception paranoïaque des intentions occidentales en même temps qu’il lui tend le miroir de sa propre agressivité. Machiavel lui rappelle que les hommes agissent selon leurs intérêts, tous les hommes, donc lui-même, mais aussi ses adversaires. Mais ce qu’ils lui disent surtout, c’est que ses actes et ses non-actes ont des conséquences, dictées par le rapport des forces en présence.

         Et ce que Hobbes et Machiavel disent à Poutine, ils le disent à ses adversaires aussi. Dans un conflit, les parties ne choisissent pas les conséquences de leurs actes, mais ils choisissent le prix qu’ils attribuent à ces conséquences.

         En déclenchant la guerre, Poutine accepta le sacrifice d’un nombre important de vies humaines, ukrainiennes et russes, ce qui fut, dès le 24 février 2022, une indication sur le prix que sa liberté accordait à ladite vie humaine.  Mais par la suite, au fur et à mesure que la résistance ukrainienne s’affirmait, que les destructions se multipliaient, ce prix ne cessa de baisser, de manière inversement proportionnelle au coût de la guerre. Entre cette évaluation et sa propre définition de la « cobelligérance », le lien saute aux yeux. Le jour où il déciderait de donner aux livraisons occidentales d’armes le sens d’une entrée en guerre des occidentaux, où il choisirait de les qualifier de « cobelligérants », où il en tirerait les conséquences en les attaquant directement, il accélérerait encore cette « déflation ».

 



[1] Pascal Boniface, France 5, C dans l’air : « Ukraine : Biden sort l’artillerie lourde »,14 avril 2022 

[2] Elise Vincent : « De plus en plus de pays occidentaux assument de fournir des armes lourdes à Kiev, ... », in : « L’envoi de chars, lance-roquettes et canons à l’Ukraine, nouveau tournant dans la guerre », lemonde.fr, 28 avril 2022

 

[3]Traité signé à Paris par 63 pays, « condamnant le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux

[4] « Le défi d’intervenir sans entrer en guerre », The Economist, Londres, publié le 7 avril 2022, Courrier International,   n° 1643, 28 avril 2022

[5]Elise Vincent et Piotr Smolar : « Guerre en Ukraine : l’équilibrisme des Occidentaux, ni neutres ni cobelligérants », lemonde.fr,  publié le 10 mars 2022, mis à jour le 24 avril

[6]Art. Cit., note n° 5

[7] James Heappey, sous-secrétaire d’État britannique aux forces armées, dans un entretien accordé au Monde : « Le Royaume-Uni est décidé à fournir aux Ukrainiens ce dont ils ont besoin », propos recueillis par Sylvie Kauffmann, 15 avril 2022

[8] « Le défi d’intervenir sans entrer en guerre », The Economist, Londres, publié le 7 avril 2022, Courrier international

n° 1643, 28 avril 2022

[9] Claudia Major, du think tank allemand SWP, spécialisé dans les relations internationales et la sécurité, citée par The Economist, art. Cit, note n° 8

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