Un incident diplomatique entre le Maroc et la Tunisie

Préférer le vide de l'écume à la plénitude de l'eau douce
Préférer le vide de l'écume à la plénitude de l'eau douce

       Les 27 et 28 août 2022, avait lieu à Tunis la 8e Conférence internationale de Tokyo pour le développement en Afrique, appelée Ticad 8 et tenue à l’initiative du Japon. Parmi les nombreux invités figurait M. Brahim Ghali, chef du front Polisario[1], en lutte pour l’indépendance du Sahara occidental.  Le président tunisien Kaïs Saïed se déplaça pour l’accueillir à l’aéroport. Furieux de cette invitation et surtout de la forme de cet accueil, le royaume marocain, qui contrôle le Sahara occidental et en revendique la « marocanité », réagit en annulant sa propre participation à la conférence et en rappelant son ambassadeur à Tunis. Pour faire bonne mesure, d’autres voix marocaines appuyèrent le « coup de gueule » officiel de Rabat : des mouvements de consommateurs appelèrent à un boycott des produits tunisiens, tandis que les instances sportives annulaient la participation du Maroc au championnat nord-africain de karaté, que la capitale tunisienne allait accueillir en septembre. En retour, Tunis rappela son propre ambassadeur à Rabat.

 

       Pourquoi revenir aujourd’hui sur cet incident, alors que la guerre fait rage en Europe et ailleurs, que les migrants meurent en Méditerranée et en Manche, que la jeunesse iranienne se révolte et que les dérèglements climatiques aggravent partout la misère ?  Il y a fort à parier que la masse des Tunisiens et des Marocains se soucie comme d’une guigne des mouvements d’humeur de leurs diplomates respectifs, n’imaginant pas un seul instant qu’ils aient des répercussions sur leur difficile vie quotidienne.

       C’est que le paradoxe m’attire davantage que la banale et quotidienne obéissance du réel aux lois de la nature et de la société. Comme le peintre qui préfère le vide de l’écume à la plénitude de l’eau douce, je veux comprendre ce qui fait être l’être qui n’a aucune raison d’être. Je suis persuadé qu’on apprend davantage de la réalité là où elle semble échapper à ses propres lois que là où elle leur obéit docilement.

 

       Ainsi, le Maroc et la Tunisie n’ont en apparence aucune raison de se quereller. 

       D’abord, ils n’ont pas de frontière commune. Le voisinage est pourtant la première cause attendue des conflits : c’est par la frontière que passent les migrants, les armes, les combattants, les drogues, les produits…, autant de motifs matériels de frictions.

       Ensuite, bien que n’ayant pas adopté le même régime politique, ces deux pays ne sont pas vraiment séparés par l’idéologie ; certes, l’un est une république et l’autre une monarchie ; mais, depuis 66 ans que cette différence existe, elle est restée jusque là parfaitement compatible avec de longues périodes de relations cordiales ; rien à voir avec le clivage est/ouest de la guerre froide, qui opposait deux conceptions philosophiques et politiques radicalement opposées ; rien à voir non plus avec celui qui oppose une république algérienne issue d’une révolution s’affichant comme socialiste, brandissant le drapeau de la libération des peuples colonisés, à une monarchie marocaine légitimant l’autorité personnelle au nom de la prétention de son monarque à succéder au prophète Mohammed.

 

       Géopolitiquement parlant, il n’y a pas de contentieux territorial entre ces deux pays éloignés l’un de l’autre : le Maroc, trois fois plus vaste (même sans compter le territoire saharien) et trois fois plus peuplé que la Tunisie, n’a rien à craindre de cette dernière, et inversement : il a déjà suffisamment de mal à faire reconnaître ses droits sur l’ancien Sahara espagnol pour ne pas en convoiter d’autres.

        Les peuples tunisien et marocain ne semblent pas traversés d’une quelconque animosité l’un envers l’autre. Si les flux économiques qui les lient demeurent marginaux [2], c’est certainement davantage en raison des obstacles géographiques (éloignement), historiques (héritage colonial) et politiques (incapacité des États maghrébins à construire une union douanière), que d’une volonté populaire.   Il semble au contraire que les élites économiques de ces deux pays souhaitent développer ces relations ; par exemple, de plus en plus d’entrepreneurs tunisiens chercheraient à s’installer au Maroc[3]. Non seulement l’économie n’est pas un enjeu conflictuel, mais il vaudrait mieux dire qu’elle est ici instrumentalisée par la diplomatie, comme en témoigne l’appel au boycott des produits tunisiens. Il ne s’agit pas d’idéaliser des sentiments populaires, dont on ne connaît de toute façon pas grand-chose, et d’imaginer des amitiés collectives qui n’existent pas vraiment.  Mais si tension il y avait, il faudrait se demander si elle ne serait pas davantage attisée par les discours conflictuels de gouvernants qui cherchent à prendre leurs peuples à témoin, que fabriquée par ces peuples eux-mêmes.

       Enfin, il n’est même pas possible de relever dans l’histoire récente des relations tuniso-marocaines des considérations personnelles déguisées en raisons d’État, comme ce fut le cas, par exemple, lorsque, suite au dépôt de plainte d’une ONG pour « complicité de torture », la justice française poursuivit en 2014 un haut responsable des services secrets marocains, suscitant la colère de Rabat[4].

 

       Ces deux pays ne sont pas les seuls ni les premiers à mettre en scène ce type de querelle verbale dénuée de véritables enjeux, que l’on appelle « incident diplomatique ». Quand MM. Salvini et Macron se sont échangés des mots durs en 2019 (cf., 6e exploration – 2), je me prenais déjà à écrire que la France et l’Italie n’avaient aucune raison de se quereller. Et pourtant, leur frontière commune faisait naître des enjeux matériels, notamment sur le thème de la migration. Et pourtant, il existait, sur le terrain libyen, une certaine rivalité économique entre eux. Et pourtant, et surtout, il n’était pas bien difficile de reconnaître, derrière le paravent d’une brouille entre États, la réalité d’un clivage entre des partis qui véhiculent des idéologies opposées (libérale et pro-européenne d’un côté, populiste et nationaliste de l’autre).

       Rien de tout cela entre le Maroc et la Tunisie.

 

       Alors, pourquoi ? Voici mon hypothèse : Un « incident diplomatique » est un enchaînement de gestes diplomatiques formant un tout. L’ensemble est inexplicable, mais chacun des éléments qui le composent possède sa rationalité.

       L’enchaînement dont il est question ici est composé de trois gestes diplomatiques, qui se succèdent, donc chacun réagit au précédent, s’explique par lui et provoque le suivant. Le premier est dû au président tunisien ; il provoque une réaction marocaine, laquelle suscite en retour une réponse tunisienne.

       Au sens propre, un geste est un « mouvement volontaire ou instinctif d’une partie du corps, notamment des bras et des mains, pour faire ou exprimer quelque chose » (Larousse, 2005). Il peut être « volontaire », ce qui en fait un « acte » mais il peut aussi être « instinctif » (donc sans but sinon sans cause, comme, par exemple, le fait de trembler ou d’éternuer) ; dans le premier cas, il peut viser l’action (« faire quelque chose ») ou la communication (« exprimer quelque chose »). Par exemple, le geste de pédaler vise à gravir une côte, celui de remuer les lèvres relève de la communication et le clin d’oeil, de l’expression.

       Le geste diplomatique comporte bien ces aspects ; à la différence de l’« acte », il n’est pas obligatoirement orienté vers un but ; si jamais il vise quelque chose, ce n’est pas à changer la réalité, mais seulement à communiquer sur cette réalité. Et si jamais il ne vise rien du tout, cela ne veut pas dire qu’il n’obéit à aucune nécessité.

       Enfin, la rationalité de ces gestes-là n’est pas livrée au grand jour. Tout comme la structure sociale conceptualisée par Claude Lévi-Strauss, elle demeure implicite, sinon inconsciente. Pour la découvrir, il serait vain d’interroger leurs auteurs, qui se contentent de justifications convenues. Les observateurs sont donc conduits à échafauder des récits hypothétiques. 

 

Le geste de Kaïs Saïed

 

       Nous allons donc construire avec eux - osons le jeu de mots -, la geste des gestes.

       Commençons par le geste chronologiquement premier, celui de Kaïs Saïed, président de la République tunisienne. Ce 26 août 2022, il se déplace à l’aéroport de Tunis-Carthage pour accueillir Brahim Ghali, chef du front Polisario, qu’il a invité à la 8e Ticad. À quel but obéit le président ?

       Ce geste s’inscrit dans le contexte d’une influence croissante de l’Algérie sur la politique étrangère tunisienne, dénoncée notamment - mais pas uniquement - par des voix marocaines. « La Tunisie a clairement perdu sa souveraineté en matière de politique étrangère, déplore Nizar Derdabi, ancien officier supérieur de la gendarmerie royale et expert en question de sécurité. Il est clair que le régime algérien lui dicte désormais sa volonté, en tout cas sur le dossier du Sahara. »[5]. D’autres vont plus loin : « Dans les médias marocains, on est allé jusqu’à qualifier la Tunisie de régime sous protectorat de l’Algérie. …, le politologue marocain Mustapha Sehimi a avancé cette hypothèse. »[6] Dans ce contexte, le gouvernement algérien aurait-il été jusqu’à dicter son geste au président tunisien ?  Ou, s’il ne l’a pas expressément fait, celui-ci l’aurait-il lui-même proposé à celui-là, ou, enfin, celui-ci aurait-il pu décider seul de l’accomplir pour plaire à celui-là et lui en réserver en quelque sorte la bonne surprise ?

       Si l’on admet cette hypothèse, la question du but se déplace ; elle est désormais posée aux Algériens : si vraiment ils ont « téléguidé » ce geste, qu’en attendaient-ils ?  

       Pour répondre à la question, constatons d’abord que l’Algérie sait monnayer matériellement son influence croissante auprès de la Tunisie (dont l’approvisionnement électrique dépend à 99 % du gaz algérien). Fin 2021, elle débloqua un prêt de 300 millions de dollars à une Tunisie « au bord de la banqueroute financière », après que celle-ci eut « fini par accéder à certaines requêtes de l’Algérie » (Bobin, art. cit., septembre 2022). Le 15 juillet 2022, la frontière entre les deux pays fut rouverte après deux années de fermeture due à la covid-19 tandis que les pompiers tunisiens recevaient l’aide des Algériens pour éteindre les incendies de cet été-là.[7] On ne met pas en œuvre des moyens aussi consistants pour le plaisir ou pour la forme. La rationalité commande d’adapter le coût des moyens à la valeur des résultats escomptés. L’Algérie devait donc attendre de son investissement une rentabilité, mais de quel ordre ? Non impliquée militairement sur le front saharien, la Tunisie ne pouvait rétribuer l’Algérie que de manière symbolique. C’est ce qu’elle fit par exemple en s’abstenant, en octobre 2021, lors du vote au Conseil de sécurité des Nations unies d’une résolution relative au Sahara occidental jugée trop favorable au Maroc par les Algériens (Bobin, art. cit., septembre 2022). Il est donc vraisemblable de penser que le geste de Kaïs Saïed du 26 août 2022 faisait partie de la panoplie de ces rétributions, comme cela est d’ailleurs parfois suggéré : « La qualité de l’accueil du chef du Polisario réservé à Tunis le 26 août marquerait-elle ainsi une réciprocité tunisienne à la subite sollicitude algérienne ? Il n’est pas impossible que M. Saïed ait cherché à être agréable aux yeux d’Alger, spécule un ancien diplomate tunisien. » (Bobin, art. cit., septembre 2022) Ou encore : « L’Algérie a probablement demandé à Saïed, qui était très isolé, non seulement de recevoir Brahim Ghali, mais de le recevoir de cette manière-là. »[8]

       Mais, encore une fois, que pouvaient attendre les Algériens de ce geste ?  On ne voit pas en quoi la présence à Tunis de son chef pouvait changer quoi que ce soit au rapport des forces entre le Polisario et le royaume marocain.

       Je pose l’hypothèse que le bénéfice attendu par l’Algérie du geste tunisien devait relever non pas du rapport des forces en lui-même mais de la connaissance que les acteurs en ont.

       Le Maroc contrôle le Sahara occidental et considère le front Polisario comme un groupe terroriste ; l’Algérie, pour sa part, soutient le Polisario ; pour cette raison et pour d’autres (le rapprochement israëlo-marocain dans le cadre des accords d’Abraham), Algérie et Maroc, qui ont déjà consommé la rupture (diplomatique, le 24 août 2021), sont au bord de la guerre [9]. De même que vous préférez ne pas avoir les yeux bandés si vous vous promenez au bord d’un précipice, chacune de ces deux parties au conflit a besoin de savoir à quoi s’en tenir pour l’avenir : d’une part, sur qui elle peut compter comme allié et, d’autre part, quel est le degré de détermination de l’adversaire. Peut-être l’Algérie a-t-elle voulu en apprendre davantage sur l’attitude à attendre de son potentiel ennemi, le Maroc, et surtout sur celle de son voisin officiellement neutre, la Tunisie. Cette dernière allait-elle céder à la pression algérienne en accueillant effectivement le chef du Polisario ? Se contenterait-elle, sur le plan protocolaire, d’un « minimum syndical » ou irait-elle, comme ce fut le cas, jusqu’à lui faire les honneurs d’un accueil personnalisé, d’égal à égal, de chef d’État à chef d’État ? Jusqu’où irait la réaction diplomatique du Maroc ? Quelle forme prendrait-elle ? Resterait-elle verbale, symbolique ou mettrait-elle sur la table, malgré la rareté du stock d’armes de cette catégorie, des moyens de pression matériels, et dans ce cas, lesquels ?

       Enfin, quelle serait la réaction à cette réaction ? Les dirigeants tunisiens se laisseraient-ils intimider par la réaction marocaine, ou tiendraient-ils bon, « droits dans leurs bottes » ?

       Donc, selon cette hypothèse, le geste de Kaïs Saïed serait un message prenant la forme d’une question, adressée par l’Algérie au royaume marocain, et transmise par un tiers tunisien. Il relèverait donc du langage, plus précisément de la langue des signes. « Faire, c’est dire » (cf., 4e exploration). Mais, en l’occurrence, faire, n’est pas faire grand-chose. Il s’agit non pas d’un acte, mais d’un geste : Kaïs Saïed s’est rendu à l’aéroport de Tunis-Carthage pour y recevoir Brahim Ghali.  Point.

       Venons-en au deuxième temps de la valse : la réaction marocaine au geste tunisien.

 

 La réaction marocaine

 

       Pour résumer, j’oserai dire que cette réaction n’a pas de cause, pas de raison, pas de but, pas d’effet.

       Rappelons d’abord en quoi elle a consisté : communiqué de protestation du ministère marocain des affaires étrangères, annulation de la participation marocaine à la Ticad, rappel de l’ambassadeur à Tunis et, pour ce qui est des initiatives officiellement non gouvernementales, appel au boycott des produits tunisiens, retrait marocain d’une compétition sportive.

       D’abord, le motif de cette réaction paraît bien futile dès lors qu’on raisonne en dehors des codes convenus. Un juriste dirait que « l’intérêt à agir » de l’État marocain n’est pas constitué, car le royaume n’a pas été réellement lésé par le geste tunisien d’accueillir le chef du Polisario. Ce geste n’avait évidemment aucune capacité à changer en quoi que ce soit la situation du conflit sur le terrain du Sahara occidental. Il en est donc de même de la réaction marocaine à ce geste, et notamment du rappel de son ambassadeur. La réaction (du reste symbolique) à un geste qui n’a pas de conséquence matérielle ne peut guère en avoir elle-même davantage. Comme les dirigeants marocains le savent bien, il faut en déduire que, sans effets attendus, leur décision a par conséquent été prise sans but matériel avéré.

       La seule manière de comprendre cette réaction est de la considérer elle aussi comme un message ou, plus exactement, comme la réponse au message algérien caché derrière le geste tunisien et, plus précisément encore, comme une réponse à la question que se posaient les Algériens sur l’ampleur de la détermination marocaine. On est tenté de dire qu’en répondant à la question posée par les Algériens, elle répondait par là-même à leurs attentes et qu’elle leur rendait service. On pourrait en outre défendre l’idée que, sans la protestation véhémente du Maroc, le geste de Kaïs Saïed serait vraisemblablement passé inaperçu et que, donc, c’est cette protestation même qui a créé ce geste, qui lui a, en tout cas, donné le sens d’une prise de position, alors même que le gouvernement tunisien réaffirmait, à cette occasion, sa neutralité dans le conflit autour du Sahara occidental.

       La réaction marocaine apparaît donc inutile sous l’angle de l’action, contre-productive sous l’’angle de la communication, bref échappant à toute rationalité. Alors comment l’expliquer ?      

       D’une manière très simple. Si l’on admet que le geste tunisien était une question posée par l’Algérie au Maroc, (en fait une question que les Algériens se posaient à propos de la détermination marocaine), les Algériens étaient obligés d’y répondre. Comme on dit parfois par abus de langage, « ils n’avaient pas le choix ». Bien sûr que si, ils avaient le choix. Ils avaient le choix entre ne pas répondre et répondre. Mais ne pas répondre, c’était une autre manière de répondre, qui n’eût pas manqué d’être interprétée par les Algériens comme un manque de détermination. En réagissant comme ils l’ont fait, les Marocains, ont répondu aux Algériens :  Oui, nous sommes déterminés, plus que jamais, à faire reconnaître la « marocanité » du Sahara occidental. Oui, nous sommes prêts pour cela à nous brouiller avec des pays considérés comme frères. Oui, nous sommes prêts à nous retirer d’une conférence si nous y constatons la présence de représentants de notre principal ennemi. Faire connaître cette détermination a l’avantage de dissuader l’adversaire d’une escalade militaire, économique ou de toute autre nature.

 

La réaction tunisienne à la réaction marocaine

 

       Il n’y eut pas d’escalade, sinon verbale : quelques jours après le rappel pour consultation de l’ambassadeur du Maroc à Tunis, le gouvernement tunisien rappelait à son tour son propre ambassadeur à Rabat. En même temps le ministère tunisien des Affaires étrangères réaffirmait dans un communiqué sa neutralité dans le conflit du Sahara occidental. La conférence se tint, en l’absence du Maroc, le chef du Polisario y assista, puis en repartit. La Tunisie ne fera rien de plus contre le Maroc, en admettant qu’elle ait fait ceci contre lui. Quant au Maroc, il ne fera rien d’autre contre la Tunisie. Il n’y a aucun intérêt. Si le boycott des produits tunisiens s’avérait effectif, il ne résoudrait en rien les problèmes que le Maroc rencontre éventuellement au Sahara occidental.     Sans véritable cause, la tension n’a d’ailleurs pas davantage de véritables conséquences.

 

Un autre récit

 

       En réalité, personne ne sait exactement les propos qui s’échangent dans le secret des conversations d’État bilatérales. On en est réduit à tester des hypothèses, à échafauder des récits. En voici un autre : si l’Algérie a bien tenté d’exercer une influence sur la politique tunisienne en général, elle n’est pas omniprésente. Aucun Algérien n’est présent derrière chacun des faits et gestes du président tunisien. En particulier, ce geste-ci de Kaïs Saïed ne devrait rien à une quelconque influence algérienne, et tout à des mécanismes psychologiques.

       Dans la hiérarchie des déterminations qui permettent de comprendre un fait comme celui-ci, la psychologie des acteurs individuels passe après les contextes respectivement géographique, historique, économique, militaire, mais si la considération de ceux-ci conduit à une indétermination, cette psychologie peut retrouver ses droits.

       Ainsi le contexte politique interne à la Tunisie est celui d’un régime qui ne cesse de se présidentialiser depuis que Kaïs Saied a mis entre parenthèses le parlement en juillet 2021. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de ce que la personnalité présidentielle imprime toujours plus la politique étrangère du pays. Or, comme le notent certains observateurs, Kaïs Saïed est novice en matière de diplomatie ; il n’a pas l’expérience d’un Béji Caïd Essebsi, ce « vieux renard », qui l’a précédé[10]. La politique étrangère qui suivit son coup de force de 2021 fut balbutiante, courtisant d’abord l’Égypte avant de revenir dans le giron algérien.  Peut-être l’invitation du chef du Polisario à la 8e Ticad, peut-être son accueil en grande pompe à l’aéroport de Tunis relèvent-ils de ce même amateurisme. Peut-être Kaïs Saïed n’a-t-il tout simplement pas mesuré les conséquences de son geste. La présence en nous de ce présupposé tenace tenant à la rationalité a priori des acteurs qui détiennent le pouvoir d’État nous conditionne au point que nous tenons pour acquis que ces conséquences furent anticipées par le cercle étroit qui cogite au palais de Carthage.  Mais peut-être y ont-elles surpris tout le monde.

       Une fois la surprise encaissée, il ne restait plus qu’à sauver la face, comme a pu le faire, pour généraliser dans ce registre, chacun des acteurs individuels ouvertement impliqués : le roi du Maroc peut se targuer d’avoir réagi énergiquement en laissant sa chaise vide à la 8e Ticad, en rappelant son ambassadeur à Tunis, en projetant sur les ondes des communiqués véhéments. Personne n’eût compris qu’il ne réagît pas comme il l’a fait. Sa réaction apparut, comme s’imposant, allant de soi, comme si un code commun, une culture commune aux diplomates de tous pays commandait de réagir de la sorte dans cette sorte de circonstances. On peut dire dans ces conditions qu’elle obéissait à une nécessité. 

       Le président tunisien peut se vanter d’avoir résisté aux injonctions marocaines en confirmant l’accueil du chef du Polisario à Tunis. Celui-ci ne fut pas renvoyé, il assista bien à la conférence, puis il repartit, mais c’était dans l’ordre des choses ; finalement, tout s’est passé comme prévu. En réaffirmant la neutralité tunisienne sur le dossier du Sahara, le président Kaïs Saïed renforça en outre son image de détermination froide et tranquille : non, je ne suis pas une girouette.

 

       Beaucoup de gestes diplomatiques s’expliqueraient plus facilement si l’on renonçait à leur chercher systématiquement des buts et si l’on se contentait de leur supposer une nécessité. Cette nécessité découle d’une culture propre au milieu de la diplomatie, qui a l’élégance d’accepter que ce qui ne coûte rien puisse ne servir à rien.

 



[1] Acronyme espagnol signifiant en français : « Front populaire de libération de la Saguia El-Hamra et du Rio de Oro »

[2]1,6 % des échanges extérieurs du Maroc se font avec ses voisins maghrébins de l’UMA (Union du Maghreb Arabe) https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/MA/profil-du-commerce-exterieur-du-maroc;

7,4% des exportations tunisiennes sont destinés au Maghreb, dont 2,7 % pour la seule Algérie. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/9f6ec321-6e45-4f20-b797-0496af428e9b/files/ced54ace-d3d4-411b-9bb1-63fdb4657375

[3]  Saoussen Boulekbache : « Les hommes d’affaires tunisiens se ruent vers le Maroc : à la recherche de nouvelles opportunités », La Presse de Tunisie, 21 avril 2022

[4] « France-Maroc : une semaine de querelles diplomatiques », Lemonde.fr, 25 février 2014

[5] Frédéric Bobin : « L’ombre portée de l’Algérie sur une Tunisie fragilisée », lemonde.fr, 15 septembre 2022

[6] « Maroc. Le Sahara occidental, plaie ouverte Mohamed Khalil Jelassi ». La Presse, Tunis, publié le 5 septembre 2022 dans Courrier International, n° 1663, jeudi 15 septembre 2022

[7] Frédéric Bobin : « La fragile Tunisie exposée aux vents contraires de la géopolitique régionale », lemonde.fr, publié le 21 juillet 2022, mis à jour le 2 août

[8] Khadija Mohsen-Finan, spécialiste du Maghreb, ; propos recueillis par Frédéric Bobin : « Un climat de guerre froide s’est installé au Maghreb », lemonde.fr, publié le 4 novembre 2022, mis à jour le 5 novembre

[9] « Sahara occidental : entre le Maroc et l’Algérie, la guerre diplomatique fait rage », Le Monde avec AFP, 6 septembre 2022

Lakhdar Benchiba & Omar-Lotfi Lahlou : « Rupture diplomatique et discours bellicistes : Bras de fer entre le Maroc et l’Algérie », Le Mlonde diplomatique, janvier 2022

 

[10] Frédéric Bobin : « La fragile Tunisie exposée aux vents contraires de la géopolitique régionale », lemonde.fr, publié le 21 juillet 2022, mis à jour le 2 août

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