Valeur-travail ou valeur du travail ?

Le mythe de Sisyphe. Photo Adobe Stock
Le mythe de Sisyphe. Photo Adobe Stock

         L’expression « valeur-travail » apparaît ces temps-ci de manière récurrente dans la bouche de ceux qui entendent dénoncer ce qu’ils nomment l’ « assistanat » ou fustiger l’éventualité d’une « société d’assistés ». Ce faisant, en utilisant l’article défini et en accolant un trait d’union entre les deux termes, ils plagient sans vergogne un concept économique qui n’a rien à voir avec la teneur de  leur discours.

         Si je voulais promouvoir le travail, en vanter les mérites, je mettrais en évidence la  valeur du travail, je suggérerais d’attacher une valeur au travail, éjectant de mon propos tout  article défini et tout trait d’union. Car si la valeur-travail est bien un concept, il appartient à un autre registre et signifie tout autre chose.

         Tel est donc le malentendu. Approfondissons-le ici en auscultant chacun des deux termes, puis leur alliance.

 

         D’abord la « valeur ».

         Il y a des mots – et celui-ci en fait partie – dont le sens diffère selon la discipline à l’intérieur de laquelle on les emploie. Prenez par exemple le terme « puissance ». Il est utilisé en physique, en mathématique et en géopolitique avec des significations différentes à chaque fois. En physique, c’est l’énergie multipliée par le temps ; en math, le nombre de fois qu’un nombre est multiplié par lui-même ; en géopolitique, la capacité de nuisance d’un État (pour le dire très vite).

         De même, le mot « valeur » est employé en économie, en sociologie et en philosophie, avec des significations différentes à chaque fois.

         Les sociologues désignent par « valeur » les idéaux adoptés par telle ou telle société à telle ou telle époque. Une valeur est un but à atteindre ; c’est ce qu’une société considère comme souhaitable. Le travail, ou bien l’argent, ou bien la famille, etc. peuvent être considérés selon les époques, les groupes sociaux, les pays, comme des valeurs. Faire du travail une valeur consiste à le considérer comme une fin en soi. C’est l’affaire du moraliste, tandis que le sociologue, l’ethnologue ou l’anthropologue se contenteront de chercher à savoir si, dans la société ou l’époque qu’ils étudient, il existe, ou non, un consensus pour considérer le travail comme un idéal ou au contraire comme un simple moyen pour vivre.

 

         Ensuite, la valeur du travail

         Qui, dans l’histoire littéraire ou philosophique, a valorisé ainsi le travail ? Chacun se souvient des vers de La Fontaine : « le travail est un trésor ». Dans cette fable, « le laboureur et ses enfants », le premier, sur son lit de mort, avait fait croire aux seconds qu’un trésor était caché dans son jardin, ceci pour les inciter à creuser. Creuser, sans fin et... sans utilité, puisqu’il s’avéra que de trésor il n’y avait point. Dans cette fable, le travail est décidément une fin en soi. Pas sûr que La Fontaine, un joyeux drille par ailleurs, donnât véritablement l’exemple dans sa vie personnelle.

         Qui d’autre encore ?

         Si Platon fustigeait bien la paresse (engendrée par la richesse), s’il pensa aux travailleurs dans l’organisation de sa république idéale, il les plaça hiérarchiquement derrière les « gardiens » (les « philosophes » qui dirigent et les « soldats » qui combattent). Je connais peu de philosophes (voire aucun) qui aient considéré le travail comme une valeur, une fin en soi. Il est vrai que je connais peu de philosophes en général ! N’étant pas spécialiste de la discipline, je souhaite que ceux qui le sont inondent ma page commentaires de leurs éclairages.

         Jusqu’à la révolution industrielle, la distinction entre la science, la philosophie et la morale était assez floue. L’économiste et démographe anglais Thomas Malthus (1766-1834) illustre bien cette tendance des scientifiques à se faire moralisateurs. Il écrivit : « Un homme, né sur un sol où la propriété est établie, et qui ne peut subsister ni de son travail ni de son patrimoine, n’a nul droit à partager la nourriture des autres hommes »[1]

         Ça casse ! En déniant aux pauvres le droit de vivre, ce Malthus-là frappe très fort. Il a bien mérité la réputation que l’usage du mot malthusianisme lui a accordée par la suite. Mais notons immédiatement que ce réquisitoire anti-pauvre ne s’appuie pas purement et simplement sur la valorisation du travail. En évoquant le travail et le patrimoine, il épargne au moins une catégorie d’oisifs, celle qui peut vivre de ses rentes.

         Ce Malthus-là exprimait tout haut ce que les élites de la société anglaise des XVIIIe et XIXe siècle mettaient en œuvre tout bas : la chasse aux pauvres, l’enfermement des mendiants, la stigmatisation des chômeurs. On en trouve de nombreuses traces aujourd’hui encore, à chaque fois qu’il est question de diminuer l’indemnisation des chômeurs en laissant entendre qu’ils sont individuellement responsables du chômage qui sévit dans une société.

         Enfin, faute de concepts, il est tentant de recourir aux slogans. On peut en pêcher dans la chansonnette - « le travail c’est la santé »[2] ou dans des devises politiques, comme le tristement célèbre : « Travail, famille, patrie ». J’épargnerai cependant l’évocation du fameux Arbeit macht frei (« le travail rend libre ») que l’on trouvait à l’entrée du camp de concentration nazi d’Auschwitz. 

        

         Enfin, la « valeur-travail »...

         Accoler le mot valeur au mot travail à l’aide d’un trait d’union me semble bien davantage un signe de reconnaissance de l’économie qu’une signature de philosophe ou de sociologue. En effet, si le philosophe sait définir une valeur, s’il sait définir le travail, je cherche en vain la définition d’un concept philosophique qui s’appellerait « valeur-travail ». C’est seulement en économie que la valeur-travail reçoit une définition précise, qui en fait un concept. Encore faut-il ajouter que cette notion n’a de sens que pour certains d’entre eux, ceux qui (pour les connaisseurs) s’inscrivent dans la tradition de pensée dite classique, reprise d’ailleurs par Karl Marx.   

         Pour eux, les choses ont un prix, donc une valeur économique quand il a fallu travailler pour les fabriquer. Ainsi l’air, qui est sans doute le bien le plus utile de tous, ne se vend pas (sauf exception, il est vrai) parce qu’il ne se fabrique pas. Le travail est le fondement et l’instrument de mesure de la valeur des choses, donc de leur prix de vente. Un avion coûte plus cher qu’une voiture parce qu’il faut plus de temps pour produire le premier que la seconde, si l’on veut bien considérer qu’au travail direct s’ajoute le travail indirect (temps requis pour produire les matières premières ainsi que les machines utilisées)

         C’est donc cela la fameuse « valeur-travail » des économistes. Elle est partagée par des penseurs aux sensibilités politiques opposées, d’une part, les libéraux anglais de la fin du XVIII e siècle, d’autre part, les marxistes. Les premiers, tel David
Ricardo (1772-1823), s’en serviront par exemple pour montrer les avantages de la spécialisation internationale, les seconds, pour faire apparaître la notion de plus-value et ainsi démontrer la réalité de l’exploitation du prolétariat par la classe capitaliste.

Quelles que soient leurs divergences, il n’est jamais question, ni chez les uns ni chez les autres, ni de glorifier ni de maudire le travail. Le travail n’est pour eux qu’un moyen de produire des richesses, pas une fin en soi. Car dans la bouche d’un économiste, la valeur n’est pas morale, elle est marchande, et ce même lorsque cet économiste conteste la société marchande.

 

         ...Et la valeur-utilité

         Il est vrai cependant que tous les économistes ne partagent pas cette théorie dite de la valeur-travail. D’autres considèrent que la valeur est une notion subjective.   Pour l’individu consommateur, la valeur d’un bien est le prix qu’il acceptera de payer pour en posséder une unité supplémentaire. Ce prix dépend de son utilité, d’où la notion, pour cette école, de « valeur-utilité ». Les biens ont un prix quand ils ont une utilité, les choses inutiles ne se vendant pas. Ce courant est dit « utilitariste ».

         Qui plus est, l’utilité est mesurable. Bien sûr, cette quantification est subjective. Seul un individu donné peut dire qu’un bien lui est plus utile qu’un autre. Pour les uns, posséder une voiture est plus utile que posséder un piano ; pour d’autres, ce sera l’inverse. Mais les tenants de cette école considèrent qu’il y a au moins une hypothèse envisageable et acceptable par tout le monde, c’est que l’utilité ressentie par un individu pour un bien décroît avec la quantité dont il en dispose. En cas de restriction d’eau, on donnera la priorité à la consommation alimentaire, puis à la toilette, puis au jardinage, enfin au lavage de la voiture. 

         Mais si, pour cette école, la valeur est subjective, le prix, quant à lui, est une donnée objective, imposée par le marché, unique pour tous les acheteurs. La relation entre la valeur et le prix se complique, puisque l’une est subjective et l’autre objective. On ne peut pas dire que le prix des choses, qui est donné par le marché, dépend de leur utilité, qui varie selon les individus. On ne peut pas davantage dire le contraire : les individus ne font pas varier l’utilité qu’ils ressentent en fonction du prix du marché. En réalité, ils adaptent la quantité achetée à ce qu’ils constatent du prix et à ce qu’ils ressentent de l’utilité. Puisque celle-ci diminue avec celle-là, ils arrêtent leurs achats lorsque l’utilité devient inférieure au prix.

 

         Pour cette école, toute chose qui s’échange possède une utilité, donc une valeur, y compris des « biens » très particuliers tels que la monnaie, le capital, le travail. Pour l’entrepreneur qui l’achète, l’utilité du travail réside dans sa productivité, ce qui permet de justifier les inégalités salariales par les différences de productivité du travail. Mais pour le travailleur qui offre le sien, la valeur du travail reste aussi subjective que toutes les autres. L’individu, pour ce courant, est libre de valoriser le temps libre au détriment du travail, et de considérer que tel salaire ne vaut pas la chandelle du labeur qu’il rétribue. Il n’y a ici aucun jugement moral derrière l’attribution d’une valeur au travail.

         Pour finir, la « valeur-travail » est donc doublement étrangère à l’approche utilitariste : premièrement, le travail ne fonde pas la valeur des choses, puisque c’est l’utilité qui s’en charge ; deuxièmement, le travail n’est pas prôné comme un idéal puisque c’est à chaque individu de décider de son utilité. 

         Décidément, entre un Malthus fustigeant l’oisiveté et des utilitaristes reconnaissant implicitement le droit à la paresse, les libéraux auront réussi le grand écart.

 



[1] Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, 2e édition, 1803.

[2] Toutefois, il en est de ce refrain comme de celui de Michel Rocard sur l’immigration (« la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »). Il ne faut pas oublier la seconde partie de la phrase, ici : « …, rien faire, c’est la conserver » et là : « …, mais elle doit en prendre toute sa part »

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