La démocratie est-elle une conduite à risque?

Une ligne de crête imaginaire
Une ligne de crête imaginaire

         Emmanuel Macron a justifié le recours à l’article 49-3 de la Constitution pour faire adopter son projet de réforme des retraites en déclarant, le 16 mars 2023, au conseil des ministres : « Je considère qu’en l’état, les risques financiers, économiques sont trop grands. » 

         Le raisonnement sous-jacent est le suivant : la réforme est censée contribuer à l’équilibre financier du régime des retraites à moyen terme, et donc à la diminution de la dette publique globale de la France.  Elle contribuerait ainsi à rassurer les personnes qui prêtent à l’État quant à la solvabilité de ce dernier. Or, renoncer à utiliser le 49-3, c’était prendre le risque que ce projet fût rejeté par les parlementaires. Un tel rejet aurait conforté l’image d’une France décidément « ingouvernable », d’une société française incapable de tout effort pour maîtriser la dette publique. Les « marchés financiers », autrement dit les personnes (physiques ou morales) suffisamment riches pour se demander à qui prêter leur argent, en auraient immédiatement conclu que la solvabilité de l’État français au sens large (comprenant les administrations de la sécurité sociale et les caisses de retraites) n’était pas assurée. La « signature de la France » sur ces marchés en eût été affectée.  Ils auraient bien voulu faire l’effort de continuer à prêter à la France, mais, tout comme le pompier qui risque sa vie en intervenant sur des gigantesques incendies de forêts, tout comme le démineur, tout comme l’ouvrier qui intervient sur les fuites de gaz, ils auraient réclamé leur « prime de risque », version financière du « salaire de la peur ». Ils l’auraient incluse dans le prix de vente de leur argent, ce qui aurait fait monter le taux d’intérêt appliqué à la France. À l’inverse, l’adoption, grâce au 49-3, du projet de réforme des retraites devrait rassurer ces marchés. En diminuant la « prime de risque », elle contribuera à modérer la hausse des taux d’intérêt dont dépend la somme d’argent public qui est consacrée au service de la dette (remboursements et intérêt) et qu’il vaudrait beaucoup mieux employer, n’est-ce pas, à recruter des professeurs, des infirmières, des pompiers et des… démineurs !

 

         En évoquant le risque financier, Emmanuel Macron reste fidèle à sa définition de la crédibilité politique, qu’il exprimait dès sa campagne présidentielle de 2017, et qui m’inspira alors une réflexion que l’on peut retrouver ICI

 

         Son raisonnement est imparable.

         A ceci près : il suppose, ce raisonnement, que les « marchés financiers » sont complètement dupes de deux inconvénients majeurs que cette réforme comporte de leur propre point de vue de financier, et ce en raison de son caractère illégitime. 

         Premier inconvénient : pour espérer emporter l’adhésion des députés LR, le gouvernement a soit proposé soit accepté un certain nombre de concessions qui réduisent le montant des économies budgétaires attendues : exonération de cotisations sociales prévue dans le cadre d’un « CDI sénior »[1], dispositif dit de « carrières longues », surcote en fin de carrière pour les mères de famille, indexation sur le smic du minimum contributif, ...

         Dans ces conditions, si je prêtais mon argent à l’État, je crois bien que mon inquiétude ne serait ni plus ni moins grande après son adoption qu’avant.

         Second inconvénient : faute de légitimité, la réforme risque fort de manquer de pérennité. Comment imaginer un seul instant qu’une autre majorité politique élue dans un avenir proche ne reviendrait pas sur une modification de l’âge légal de départ en retraite qui est rejetée par deux Français sur trois et neuf actifs sur dix ?

         Tout cela, les analystes des marchés financiers le savent bien.

         Cela réduit-il à zéro l’argumentation d’Emmanuel Macron ? Pas vraiment.

         En effet, les marchés financiers ne sont pas rationnels. Chaque intervenant sur ces marchés sait que la réforme française des retraites (millésime 2023) n’améliorera finalement pas tant que ça les finances publiques de la France, mais s’il imagine être le seul à le savoir, il peut légitimement supposer que cette adoption rassurera de plus ignorants ou de moins lucides que lui. Il doit donc s’attendre à ce que ceux-ci renoncent finalement à vendre de la dette publique française après y avoir songé ou même, à ce qu’ils se décident à en acheter enfin, suite à l’adoption de la réforme par l’usage du 49-3. Or, sur un marché spéculatif, si on a de bonnes raisons de penser qu’une majorité d’intervenants va acheter tel ou tel titre, on a intérêt à l’imiter le plus tôt possible. Sur ces marchés, le perdant, c’est celui qui intervient trop tard, vendant lorsque tous les autres ont déjà vendu, achetant quand tous les autres ont déjà acheté. Il faut donc être à l’affût du moindre signe de changement de tendance pour s’y conformer suffisamment tôt.

         Certes, il faudrait être bien présomptueux pour se croire le seul lucide parmi une masse d’ignorants, et bien naïf pour penser que les intervenants sur les marchés financiers ont tous cette prétention. En réalité, aucun intervenant ne pense détenir le monopole de la lucidité. Mais chaque intervenant s’imagine que chacun de tous les autres pense le détenir. Chaque intervenant peut donc prévoir que, mimétisme aidant, tous les autres estimeront avoir davantage de raisons de miser sur la dette publique française après qu’avant l’adoption de la réforme, et ce malgré les incertitudes que son manque de légitimité fait peser sur sa pérennité. 

         Le niveau des taux d’intérêt ne reflète pas la réalité du risque qu’on encourt en prêtant à la France, mais une représentation fausse de ce risque, doublement fantasmée parce que présente dans l’imagination de personne, mais imaginée par chacun dans l’imagination d’autrui. Cette représentation est fausse parce qu’elle trace une ligne de crête imaginaire, séparant l’adoption du rejet formel de la réforme, ignorant en revanche le gouffre réel qui existe entre son acceptation ou son rejet par l’ensemble de la société ; elle accorde en bref davantage de place à la forme qu’au fond, à la légalité qu’à la légitimité. Selon cette représentation, la dette de la France serait devenue tout à coup insupportable en cas de vote rejetant le report de l’âge légal de la retraite, mais resterait soutenable grâce à la magie de l’article 49-3 de la Constitution. 

         Mais l’effet de cette représentation fausse sur la tendance des taux d’intérêt est bien réel, même si l’on peut soupçonner le président de la République de l’avoir exagéré. Tant que nous compterons sur les retraités californiens pour financer nos propres retraites, nous n’échapperons  pas à cette tragique malédiction.

 



[1]Toutefois, dans sa version finale due à la CMP, la mesure par une taxe sur le tabac, limitée dans le temps , et réservée aux chômeurs de longue durée

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