Bienvenue dans notre toute dernière sortie naturaliste.
Aujourd’hui, nous observons une espèce humaine particulière : le militaire.
Tout sauf une espèce en voie de disparition.
Qu’est-ce qu’un militaire ?
Selon certaines hypothèses, il serait le produit d’une évolution du genre homo bellicimus.
En bref et pour le dire autrement, le militaire est un civil apprivoisé. Il détient le monopole de la violence organisée, légitimée et retenue. Il serait au civil ce que le chien est au loup.
Comme le loup, l’espèce a parfois été maltraitée dans les représentations populaires. Mais comme le loup, elle semble connaître aujourd’hui, à tort ou à raison, une certaine réhabilitation.
J’ai dit que le militaire serait au civil ce que le chien est au loup. Cette image est utile pour signifier une sorte d’apprivoisement de la violence. Aux mains du militaire, la violence n’est plus spontanée et désordonnée comme elle peut l’être dans certains mouvements de foule, elle se veut organisée, contenue (on ne tire pas sans en avoir reçu l’ordre).
Mais il serait encore plus pertinent de dire que le militaire est au civil ce que le chien est à son maître.
Cette assertion se fonde en effet sur l’observation d’un phénomène remarquable, sur lequel je voudrais attirer votre attention et qui constitue le sujet central de la sortie d’aujourd’hui.
Si ce phénomène est remarquable c’est qu’il semble défier les lois de la nature, dont l’une est aussi implacable que la loi de la gravitation universelle. De même que celle-ci fait tomber les objets les plus lourds, celle-là fait tomber les êtres physiquement les plus faibles sous les coups des plus forts. Cette loi fut popularisée par un certain Jean de la Fontaine : « la raison du plus fort est toujours la meilleure. ». Elle contient une implication difficilement contestable : les êtres armés se font obéir de ceux qui ne le sont pas.
Or, il existe une exception à cette loi et la voici : les militaires, qui sont armés, obéissent à des civils, qui ne le sont pas. Comment ne pas y voir un mystère de la nature ?
Bien sûr, il existe des exceptions à cette exception, et vous les avez déjà en tête, j’en suis sûr. Vous pensez au 11 septembre. Non, pas le 11 septembre 2001 pour une fois, mais le 11 septembre 1973. Ce jour-là, le général Pinochet lançait ses blindés à l’assaut du palais de la Moneda, pour renverser le président élu du Chili, Salvador Allende. Enfin, vous y pensez si vous aviez plus de 10 ans à cette époque, donc plus de 61 ans en 2024. Dans le cas contraire, si vous en avez entendu parler c’est que votre culture historique dépasse la moyenne et je vous en félicite.
Bref, cette exception a pour nom le coup d’État. Un coup d’État militaire, également appelé fréquemment putsch, est un acte à l’occasion duquel le militaire cesse d’obéir au civil.
Bien sûr il y a énormément d’autres exemples, plus récents, de coups d’État. Si vous vous intéressez à l’Afrique, vous pensez certainement à ces trois pays du Sahel, anciennes colonies françaises, dont les gouvernements civils ont été renversés au cours des quatre dernières années : le Mali par deux fois[1] (18 août 2020, 24 mai 2021), le Burkina Faso (24 janvier 2022) et le Niger (26 juillet 2023).
IL y en a qui réussissent, d’autres qui ratent (la tentative de putsch des généraux d’Alger en 1961, la tentative de rétablissement du franquisme en Espagne le 23 février 1981). Je me suis moi-même fait l’écho ICI de ce dernier événement.
Le but du coup d’État est d’exercer le pouvoir à la place des institutions civiles.
Dans certains cas, les militaires désobéissent au contraire pour rendre le pouvoir au peuple. Ainsi, au Portugal, l’insurrection des « capitaines d’avril » a été en 1974 à l’origine de la « révolution des oeillets » qui a mis fin au dernier régime européen d’inspiration fasciste. Plus près de nous dans le temps, en janvier 2011, dans une Tunisie en proie aux manifestations massives contre le régime de Zine el Abidine Ben Ali, c’est le général Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre qui, en refusant de tirer sur la foule, ouvrit la voie au départ de Ben Ali et à la révolution dite du jasmin[2].
Mais, en général (oui, je sais, c’est le cas de le dire), l’armée obéit au pouvoir civil, ce qui n’exclut pas les conflits entre les chefs civils des gouvernements et les chefs militaires des armées. Mais, ce qui est remarquable, c’est que pendant les conflits, l’obéissance continue. Les militaires vont jusqu’à obéir à l’ordre ultime qui leur est donné en cas d’exacerbation des désaccords, à savoir, pour reprendre une expression popularisée par les printemps arabes de 2011, celui de « dégager ».
On peut en citer de nombreux exemples. On a vu des épaules galonnées trembler devant Vladimir Poutine en 2022 ; on a vu un chef d’état-major français, Pierre de Villiers, se faire publiquement « recadrer » le 13 juillet 2017, par le nouveau président de la République, avant de démissionner quelques jours plus tard ; enfin, parmi la foule des hauts fonctionnaires qui valsèrent au cours du premier mandat de Donald Trump, il y avait au moins un général : Herbert R. Mc Master, remplacé le 9 avril 2018, par John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale. Il s’opposait régulièrement à la diplomatie unilatérale de Trump et à la dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien[3]. Ce dernier exemple montre que les militaires ne sont pas toujours les plus belliqueux. Il est remarquable de constater que dans ce pays, leur retenue contrasta avec le déchaînement dont firent preuve certains civils lors de l’assaut sur le Capitole, en janvier 2021. Le monde était habitué aux coups d’État militaires. Il eut la surprise d’assister alors à une tentative de coup d’état civil.
Mais je m’arrêterai plus longuement sur l’exemple le plus récent que nous livre l’actualité.
Le 5 novembre 2024, le chef du gouvernement israélien limogea son ministre de la défense, le général Yoav Gallant, pour le remplacer par Israël Katz.
Le désaccord qui a abouti à ce remaniement ne se réduit pas à un conflit individuel. C’est, derrière M. Gallant, l’ensemble de l’institution militaire israélienne qui était en conflit avec le gouvernement aussi civil que jusqu’au-boutiste de Benyamin Netanyahou. En mai 2024, déjà, Le Monde s’interrogeait : « À qui Israël peut-il abandonner les ruines de Gaza, une fois le gros des opérations militaires achevées ? Pour l’armée, l’affaire est entendue depuis janvier. Voilà plus de quatre mois que l’état-major israélien implore le gouvernement, derrière les portes closes, de parachever les efforts de ses troupes. Ces généraux demandent la refondation d’un gouvernement civil palestinien dans l’enclave, qui les déchargerait en partie de la responsabilité d’assurer la survie de deux millions de déplacés. ... »[4]
Voilà des militaires qui souhaitent l’établissement d’une administration civile à Gaza. Voilà des militaires auxquels la perspective de l’établissement d’un régime militaire dans ce territoire donne des cauchemars. Mais voilà des militaires qui échouent dans leurs démarches. Tout se passe comme s’ils étaient désarmés face aux civils qui composent la coalition droite-extrême-droite formant le gouvernement. Ils « implorent », ils « demandent » et… ils s’inclinent.
Loin de moi l’intention de transformer en martyr ce pauvre général Gallant, dont Le Monde nous rappelle fort opportunément que, « Homme de droite, faucon sécuritaire, M. Gallant est loin d’être un partisan de la solution à deux Etats, il rêve d’une administration locale palestinienne désarmée et aussi docile que possible, ... » (même source). Mais le fait est qu’il fut limogé.
Pas torturé.
Il est bon, en effet, de rappeler l’origine de cette expression qui peut paraître mystérieuse. La ville de Limoges n’est pas étrangère à l’éclosion du signifiant, même s’il convient de rendre justice à ses habitants, qui ne sont pour rien dans les multiples applications de ce concept. C’est en effet dans cette honorable ville du sud-ouest de la France, ainsi popularisée dans le monde entier, que, en 1914, « le généralissime Joffre assigna à résidence les officiers d’état-major qu’il avait relevé de leurs fonctions au début de la Première Guerre mondiale » [5].
Alors, pourquoi ? Pourquoi ceux qui ont le pistolet à la ceinture s’abstiennent-ils de le dégainer lorsque ceux qui qui n’en ont pas leur ordonnent de quitter la salle ?
C’ela est paradoxal car il est paradoxal que l’acteur physiquement le plus fort se plie devant l’acteur désarmé.
Mais cela est logique car l’institution militaire repose tout entière sur la notion d’obéissance, du bas en haut de l’échelle. La fonction créa l’organe. Comme dans une compétition sportive, le gagnant d’une bataille est souvent le plus rapide, ce qui exclut toute discussion des ordres. Il existe donc, dans l’institution militaire une relation inversement proportionnelle entre démocratie et efficacité.
Ce qui était d’abord une simple exigence d’efficacité est devenu une culture. L’obéissance est une norme qui, une fois inculquée à l’intérieur de l’institution, est intégrée par chaque individu qui lui appartient, de sorte qu’elle est appliquée par tous ses membres, du bas en haut de la hiérarchie, et qu’elle continue à être appliquée quand on passe de la relation interne à l’institution à la relation qu’elle entretient avec son extérieur, donc avec des systèmes environnants, donc en particulier avec celui formé par les institutions du pouvoir civil. Formés à l’obéissance, ces membres savent obéir autant qu’ils savent se faire obéir. L’obéissance forme un tout. Voilà pourquoi, en général, les chefs militaires obéissent au pouvoir civil. Quand ce n’est pas le cas, cela s’appelle un coup d’État, mais cet événement en est un, c’est-à-dire qu’il ne se produit pas tous les jours. En général, le pouvoir militaire se soumet au pouvoir civil.
Et il le fait pour le meilleur et pour le pire. Ce sont les détenteurs du pouvoir civil qui, n’ayant personne à qui obéir, ont la liberté de leur donner des ordres qui vont à l’encontre des principes de la démocratie et de l’état de droit, et auxquels ceux-ci obéiront parce que c’est leur métier d’obéir. Il peut en être ainsi même dans le cas (fréquent) où les détenteurs du pouvoir civil le tiennent du suffrage universel. Le peuple n’est pas un patron comme un autre. Il n’a pas le pouvoir d’empêcher ses mandants de se retourner contre lui.
[1]Le 18 août 2020, le colonel Assimi Goïta renversait le président Ibrahim Boubakar Keïta, surnommé « IBK ». Le 24 mai 2021, il renouvelait l’opération contre le président Bah N’Daw, qui avait été chargé d’une transition.
[2]Selon un témoignage de l’amiral Jacques Lanxade, ex-ambassadeur de France en Tunisie. Cf., Le Monde avec AFP : « Tunisie : “L’armée a lâché Ben Ali” », 16 janvier 2011.
[4]Louis Imbert : « Israël : l’armée et Benyamin Nétanyahou en profond désaccord sur la guerre à Gaza », lemonde.fr, publié le 17 mai 2024, modifie le 18 mai. Les mots soulignés le sont par moi.
[5]Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2019. L’auteur ajoute : « Correspondant d’abord à “relever un officier général de ses fonctions”, limoger est passé dans l’usage commun au sens plus général de “frapper (une personne haut placée) d’une mesure de disgrâce” ».
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