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à propos de jours fériés...

         Le 15 juillet dernier, dans un discours solennel présentant les grands choix budgétaires qu’il préconise dans le but de stabiliser l’endettement public, le premier ministre François Bayrou a proposé, parmi d’autres mesures, la suppression de deux jours fériés. Une telle décision est censée rapporter environ 4 milliards d’euros aux budgets publics.

         Comment ?

         La réponse semble simple a priori : il suffit d’identifier les catégories de recettes fiscales et sociales qui sont liées à la production, à savoir la TVA et surtout les cotisations sociales. Si l’on transforme des journées chômées en journées travaillées, la production augmente et avec elles, la masse des cotisations sociales et de la TVA. Mais cela suppose d’admettre deux relations :

         1 la relation entre le temps de travail supplémentaire qu’entraînerait cette mesure et la production supplémentaire qui en est attendue ;

         2 la relation entre cette production supplémentaire et les rentrées supplémentaires d’agent public qu’on en attend sous forme de TVA et de cotisations sociales.

         Ces deux relations se vérifient indubitablement d’une manière générale. Mais les tenir pour évidentes quand elles cessent de s’appliquer aux grandes masses annuelles pour ne concerner qu’un à deux jours exceptionnels relève d’une forme d’ intrapolation qui mérite d’être maniée avec prudence. Biologistes et astrophysiciens vous le diront : on n’observe pas l’infiniment grand et l’infiniment petit avec le même type de lunettes. Leur pertinence mérite donc vérification en deux temps.

 

         Première question : travailler un ou deux jours de plus par an permettrait-il d’augmenter la production d’un ou deux  365 eme de la production annuelle ?

         Pour répondre à cette question, il faut partir d’un principe difficilement contestable : les entreprises produisent pour vendre. La demande précède l’offre. Leur offrir du temps de travail supplémentaire n’a aucune raison de leur faire produire davantage si la demande n’augmente pas en même temps.

         Certes, je suis bien conscient que cette idée fait débat chez les économistes. En l ‘exprimant, je risque aussitôt de me dévoiler comme appartenant au camp de la demande, connu et souvent qualifié de « keynésien » [1]. En face, les économistes de l’offre considèrent au contraire que « l’offre crée sa propre demande »[2]. Peut-être ont-ils raison sur le moyen et long terme : en investissant pour améliorer la production future, les entreprises alimentent le circuit économique en argent et surtout, permettent, grâce à des gains de productivité futurs, une future distribution de pouvoir d’achat. Celle-ci prendra la forme de la baisse des prix, induite par les gains de productivité et encouragée par la concurrence (ouf!)

         Mais tout cela s’obtient dans la durée. On est bien loin du sujet du jour, c’est-à-dire de la suppression d’un ou deux jours fériés, qui, en soi, ne changera rien à la structure productive de la nation. Avec les mêmes équipements et la même main-d’oeuvre, les entreprises produiront-elles plus dans l’année, simplement parce qu’elles disposeront d’un ou deux jours de travail en plus ?

         À court terme, je persiste et signe, c’est le marché, au sens de la demande, qui en décide. En l’absence de demande supplémentaire, la production réalisée le 8 mai 2026 risque fort d’être stockée et compensée par une moindre production les autres jours de l’année.

         Il faut cependant nuancer ce propos selon les secteurs et les attentes des marchés.

         Je dois d’abord reconnaître (mea culpa) qu’il est des cas où, même à court terme,  « l’offre crée sa propre demande ». En augmentant le temps d’ouverture des magasins avec le temps de travail de leur personnel, on pousse les ménages à consommer davantage que prévu sous la forme d’ « achats d’impulsion ». Cependant, leur pouvoir d’achat n’étant pas extensible, ils risquent de le faire au détriment d’autres dépenses, ou de l’épargne. Dans ce dernier cas seulement, on pourra estimer que « l’offre aura créé sa propre demande ». Toutefois, les ménages peuvent aussi se contenter de reporter sur ces deux jours des achats qu’ils auraient de toute façon effectués à un autre moment de l’année. Dans ce dernier cas, pas de consommation supplémentaire, donc pas de production supplémentaire sur l’année. Le même raisonnement peut être élargi du commerce aux services touristiques et culturels.

         Passons rapidement sur la production agricole, dont la quantité dépend bien davantage des conditions naturelles et du marché que du temps de travail disponible, du moins à court terme. Du reste, comme les artisans et de façon plus générale, les indépendants, les exploitants ne dépendent pas de la loi pour décider de l’emploi de leur temps lors des journées fériées, qui sont, de fait, rarement chômées. Pour ceux qui emploient de la main-d’oeuvre salariée, pouvoir compter sur leur disponibilité durant un à deux jours de plus chaque année, en mai, changerait sans doute les conditions de la production, mais certainement pas sa quantité. Pour une surface donnée de maïs, les épis castrés le 8 mai ne le seront pas un autre jour.

         Il convient ensuite de distinguer les cas selon la conjoncture. L’effet d’une augmentation du temps disponible pour produire ne sera pas le même selon que l’on croule sous les stocks ou que les carnets de commande sont remplis. C’est seulement dans ce dernier cas que l’on peut admettre un lien entre temps supplémentaire et production supplémentaire. Ces deux jours fériés gagnés sur l’oisiveté (mère de tous les vices) vont permettre de raccourcir quelque peu la file d’attente des clients. Les chantiers commencés seront plus rapidement terminés, on pourra plus vite passer aux suivants. Il n’y aura aucun risque de voir le travail réalisé durant ces deux jours compensé par un chômage équivalent deux autres jours, faute de demande.

         Conclusion sur la première question : sans nier que la suppression d’un ou deux jours fériés puisse augmenter la production annuelle du pays, on doit considérer cette augmentation comme exceptionnelle et bien loin d’être proportionnelle au temps de travail ajouté. 

 

         Venons-en maintenant à la deuxième relation, entre production et recettes publiques. Est-ce que l’augmentation du temps de travail représentée par la suppression de deux jours fériés ferait systématiquement (automatiquement) rentrer davantage de cotisations sociales et de TVA dans les caisses respectives de la Sécurité Sociale et de l’État ?

         Pour ce qui est de la TVA, la réponse est rapide : s’agissant d’un impôt sur la consommation, sa masse n’augmentera dans le budget de l‘État que si la consommation augmente effectivement. On est ramené à la question précédente. De plus, on pourrait ajouter qu’il est difficile d’être travailleur et consommateur en même temps. Pour se promener un 8 mai dans une galerie marchande, il faut précisément ne se trouver ni à l’usine, ni au champ, ni au bureau.

         Appliquée aux cotisations sociales, la question mérite un examen un peu plus approfondi.

         En France, la plupart des travailleurs salariés sont mensualisés (depuis plus de 50 ans maintenant). Cela signifie que leur salaire de base est déterminé d’une manière forfaitaire : quel que soit le temps de travail effectif un mois donné, ce salaire est toujours le même, son montant résultant de l’opération suivante : s x 52 x 35 / 12, où s représente le salaire horaire brut. Autrement dit, le salaire de base du mois de mai est exactement celui du mois de juin et du mois d’avril, qu’il y ait ou non des jours fériés. Si la présence de jours fériés ne change rien au salaire de base, la suppression des dits jours fériés n’aura pas davantage de raison de le modifier.

         Qu’en est-il des heures supplémentaires, dont la rémunération s’ajoute éventuellement au salaire de base ?

         Bien sûr, les « heures sup » produisent des cotisations sociales. Mais, non seulement la suppression d’un ou deux jours fériés n’ajouterait rien à la ligne « heures supplémentaires » du bulletin de paie, mais au contraire, tout laisse à penser qu’elle aurait l’effet inverse.

         Pourtant, dira-t-on, supprimer un jour férié, c’est faire travailler davantage, non ? C’est ajouter des heures de travail, non ? Des heures qui s’ajoutent, n’est-ce pas la définition des heures « supplémentaires » ?

         Pas si simple.

         Prenons l’exemple de Julie, qui est payée 13 euros de l’heure. En mai 2025, elle n’a pas exécuté d’heures supplémentaires. Elle n’a pas travaillé le 8 mai. Elle a reçu son salaire de base, soit 13 x 35 x 52 / 12 = 13 x 151,7 = 1 971,7 €. Si la mesure préconisée par F. Bayrou est appliquée, Julie travaillera le 8 mai 2026. Mais le travail qu’elle exécutera ce jour-là est censé être « gratuit ». Ce serait un comble qu’on lui paie des heures supplémentaires, n’est-ce pas ? Si elle est toujours rémunérée à 13 € de l’heure, son salaire de base sera toujours égal à 1 971,7 €, et la Sécurité Sociale ne percevra pas plus de cotisations sociales qu’en 2025. Ce montant n’augmenterait que si Julie, entre-temps, avait la chance de voir augmenté son salaire horaire, mais ce serait alors sans aucun rapport avec la suppression d’un jour férié.

         Supposons maintenant que pour x raisons, Julie travaille le 8 mai 2025 (il faut bien à tout moment des pompiers, des infirmières et infirmiers, des contrôleurs dans les gares, etc.). Dans ce cas, en 2025, elle est considérée comme exécutant des heures supplémentaires ce jour-là, avec une rémunération majorée, si ce n’est doublée. Le pactole pour la Sécu en termes de cotisations sociales. Mais en 2026, si le 8 mai n’est plus considéré comme férié, elle travaillera de la même façon ce jour-là, mais, cette fois, gratuitement. Sur son bulletin de paie, on verra toujours 1 971,7 € au bout de la ligne « salaire de base ». Mais, pffuitt, la ligne « heures supplémentaires » aura disparu.

         Pas besoin de continuer, vous avez tout compris. Une bonne opération pour l’employeur de Julie, mais pas pour la Sécu, ni pour les comptes publics de la France.

         Pourtant, me direz-vous, le premier ministre est formel : il attend, pour mémoire, quelque 4 milliards d’euros de rentrées fiscales et/ou sociales de la suppression de deux jours fériés. D’où viendraient-ils alors ?

         Mystère.

         En fait, selon toute vraisemblance, le gouvernement, si la mesure est adoptée, demandera aux employeurs de verser aux organismes sociaux une somme d’argent représentant l’équivalent des cotisations salariales et patronales qui sont dues pour une journée de travail « normale » d’environ 7 heures de « taf ». Ce prélèvement sera justifié par l’argument suivant : en 2026, les entreprises produiront plus grâce à la suppression d’un jour férié. La Sécurité Sociale ne fera que prélever sur la production de ce jour particulier ce qu’elle prélève habituellement sur les autres jours de travail.   Il y a d’ailleurs un précédent : en 2004, l’institution de la « journée de solidarité » a donné lieu, comme le rappelle le journal Le Monde,  au versement, par les employeurs, d’une contribution de 0,3 % de la masse salariale brute à la CNSA (Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie)[3]

         Le problème est que, comme nous l’avons vu, il n’est pas du tout certain (et c’est une litote) que la production augmente réellement et significativement du fait de l’application de cette mesure et si elle le fait, cette augmentation sera loin d’être proportionnelle à celle du temps de présence des salariés dans les entreprises.

         D’ailleurs, les employeurs eux-mêmes ne s’y trompent pas. À un journaliste qui lui demandait s’il approuvait le concept évoqué par le premier ministre, l’un d’eux répondit que oui, bien sûr. Au même journaliste qui lui demanda ensuite s’il acceptait un prélèvement supplémentaire de cotisations sociales, il répondit en substance que « pas question ».

 



[1]Du nom du célèbre économiste anglais John Maynard Keynes (1883-1946)

[2]Selon les termes de l’économiste libéral Jean-Baptiste Say (1767-1832)

[3]Romain Geoffroy, Romain Imbach, Pierre Breteau et Manon Romain : « Travaillés, chômés, obligatoires ou compensés : tout comprendre aux jours fériés », lemonde.fr, Les décodeurs, 17 juillet 2025

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2025/07/16/travailles-chomes-obligatoires-ou-compenses-tout-comprendre-aux-jours-feries_6621633_4355770.html?search-type=classic&ise_click_rank=2

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