
Parmi les prétextes que l’on trouve fréquemment pour ne s’intéresser à rien figure en bonne place, paradoxalement, l’impossibilité de s’intéresser à tout. Pis encore, il faudrait non seulement détourner le regard des tragédies qui ne concernent pas directement l’hexagone, mais également « s’en préserver ». Par un curieux renversement de la logique, il conviendrait de protéger en priorité non pas les victimes de ces tragédies mais les spectateurs qui, à trop les regarder, en ressortiraient traumatisés. On pourrait baptiser « syndrome de l’autruche » ce renversement paradoxal, véritable défi à la logique.
Et comme on ne peut pas s’intéresser à tout, ceux qui s’intéressent à quelque chose sont soupçonnés de partialité. Les colons israéliens multiplient les exactions en Cisjordanie en toute impunité ? La belle affaire ! Il y a tant d’autres contrées dans le monde où des pseudo-shérifs de toute sorte, miliciens, mafiosi, narco-trafiquants, apprentis conquistadors sèment la terreur dans les campagnes !
Une catastrophe, tout sauf naturelle, s’abat sur la bande de Gaza ? Et alors ? Il y a tant de conflits dans le monde ! N’insistez pas trop sur celui-ci, sous peine d’être taxé de partialité, et soupçonné, si vous le faites depuis trop longtemps, de manifester un délire obsessionnel relevant de la psychopathologie.
Il y a en effet beaucoup d’autres endroits du monde où le sang coule, comme à Gaza, beaucoup d’autres famines qu’à Gaza, y compris organisées – comme à Gaza -, beaucoup d’autres massacres de civils ailleurs qu’à Gaza, beaucoup d’autres opérations de « purifications ethnique », ailleurs qu’à Gaza.
Pendant qu’on évoque les exactions des colons israéliens en Cisjordanie, on oublie que d’autres territoires dans le monde (comme par exemple, au hasard, la Nouvelle Calédonie) vivent encore une situation coloniale. Pendant qu’on parle des Gazaouis, on oublie les Rohingyas, les Ouïghours, autres peuples musulmans opprimés par, respectivement, le Myanmar bouddhiste et la Chine communiste. Pendant qu’on évoque les bombardements israéliens, les Russes continuent à envoyer des drones et des avions sur Kiev. Les pertes civiles palestiniennes pourraient faire oublier les massacres et les viols collectifs au Congo, au Soudan et ailleurs. Les guerres du Moyen-Orient pourraient dissimuler celles qui éclatent ou se poursuivent ailleurs, entre l’Inde et le Pakistan, ou entre La Thaïlande et le Cambodge.
Tout cela est vrai.
Cependant, il demeure une singularité de la cause palestinienne : sa longévité. Bien des conflits ont atteint le même degré de violence, de cruauté, de sadisme, mais aucun n’a duré aussi longtemps sans le moindre espoir de résolution.
Parmi les anciennes possessions de l’empire ottoman passées sous le contrôle des vainqueurs de la première guerre mondiale, la Palestine est la seule nation encore privée d’État en 2025. Les autres (Syrie, Liban, Irak…) sont toutes devenues des États souverains après la deuxième guerre mondiale, avec, certes, des fortunes diverses.
Les Palestiniens ont assisté en spectateurs aux processus de décolonisation qui se généralisèrent dans le monde entre 1950 et 1970, sous des formes plus ou moins violentes. Ils ont vu les Tunisiens et les Marocains sortir en 1956 du protectorat français, ils ont vu les Algériens accéder douloureusement à l’indépendance en 1962, ils ont vu naître les États de l’Afrique subsaharienne en 1960. Ils ont même assisté, en 1975, à la victoire des forces anti-impérialistes du Vietnam, du Cambodge et du Laos, mettant fin à un conflit presque aussi ancien que le leur.
Ils ont suivi de loin, comme tout le monde, la guerre civile du Biafra à la fin des années 1960, ainsi que d’autres bains de sang. Ils ont vu des conflits éclater puis être résolus. En Europe, dans la dernière décennie du XXe siècle, l’euphorie de la chute du mur de Berlin fit rapidement place à l’horreur de l’épuration ethnique des musulmans bosniaques par les Serbes orthodoxes. Mais le caractère génocidaire du massacre de Srebrenica, en juillet 1995, qui a provoqué la mort de plus de 8 000 hommes et enfants musulmans bosniaques, a été officiellement reconnu par le TPIY (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie) et par la CIJ (Cour Internationale de Justice). Leurs principaux responsables ont été poursuivis : les généraux Ratko Mladic et Radovan Karadzic ont été arrêtés et condamnés à l’emprisonnement à perpétuité, le premier en 2017, le second en 2019. D’autres condamnations ont été prononcées. Puis, en 1999, la capitale serbe a été bombardée par les forces de l’Otan, qui sont également venues au secours du Kosovo quelques années plus tard. Les Palestiniens n’en demanderaient pas tant. Aujourd’hui, une paix - certes précaire - est revenue dans l’ex Yougoslavie.
Même l’apartheid a été mis hors-la-loi en Afrique du sud en 1991 après 43 ans (seulement !) d’existence. Nelson Mandela est depuis longtemps passé de la prison de Robben Island au palais présidentiel, il a eu le temps de le quitter, puis de mourir, tandis que Marwan Barghouti, leader palestinien « laïque »[1] croupit encore dans une geôle israélienne et que le mot apartheid, né dans la langue afrikaner, se trouve recyclé avec, si l’on peut dire, beaucoup de bonheur, c’est-à-dire de pertinence, dans les territoires occupés de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem.
Au Rwanda, ce sont aujourd’hui les représentants des victimes tutsi du génocide de 1994 qui sont au pouvoir à Kigali, sous la houlette de Paul Kagamé. Qui plus est, ces anciennes victimes ont réussi à pourchasser leurs bourreaux hutu jusqu’en RDC [2] voisine, dont elles occupent et contrôlent une partie par milice interposée, se rendant complices au passage du pillage de ses ressources minières.
Il ne s’agit donc pas de prétendre que les choses sont simples, de nier l’interchangeabilité des rôles de bons et de méchants, de bourreaux et de victimes, bref, de pratiquer une géopolitique de comptoir,
Mais de ce brouillard de complexité, il ressort au moins une certitude : la cause palestinienne est la plus ancienne, la seule à n’avoir jamais reçu le moindre début de solution, à n’avoir jamais été prise en considération par les puissances qui comptent.
Ce seul fait, qui saute aux yeux, devrait constituer un argument suffisant pour qu’on lui donne, enfin, une certaine priorité, et qu’on lui fasse remonter la file d’attente des causes oubliées.
[1]Cadre
du Fatah, une des organisations affiliées à l’OLP de Yasser
Arafat et de Mahmoud Abbas, leader actuel de l’Autorité Palestinienne.
[2]République Démocratique du Congo
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