Christophe Barbier, France Inter, 25 mai 2013, entre 8 h 30 et 9 h 00, dans le débat entre éditorialistes (« le journal de la semaine politique ») avançait que pour augmenter les recettes de la protection sociale, il allait bien falloir accepter de travailler plus, présentant comme contre-exemples les 35 heures et la 5e semaine de congés payés. Je cite : « Pour les impôts, on est au maximum. “Trop d’impôt tue l’impôt”, il va bien falloir s’attaquer au côté quantitatif de l’assiette des recettes, travailler plus… plus de compétitivité. … On a pu s’offrir les RTT, on a pu s’offrir la 5e semaine de congés payés. Tant mieux, c’était possible ; ça ne l’est plus ; il faut savoir redonner de l’effort quantitatif pour pouvoir être sûr que demain, à l’hôpital, dans les maisons de retraite, on continue à avoir cette solidarité à la française… »
Sauf que…
… l’assiette des cotisations sociales n’est pas le nombre d’heures travaillées mais le salaire.
Les congés payés sont précisément payés. La 5e semaine a pu augmenter le coût du travail pour les employeurs, mais comment affirmer qu’elle a diminué l’assiette des cotisations sociales et des impôts, puisqu’elle ne fait pas diminuer le salaire, qui constitue cette assiette ?
Même raisonnement pour les 35 heures : elles ont été instituées sans réduction de salaire.
Dans ces conditions, comment ces mesures ont-elles pu diminuer les recettes de la protection sociale, et comment des mesures qui iraient en sens inverse pourraient-elles les augmenter ?
Précisions. Supposons que l’on revienne sur les 35 heures et que la durée légale du travail redevienne, par exemple, 39 heures. L’application d’une telle mesure rencontrerait deux situations différentes selon les entreprises :
Premièrement, il y a des entreprises dont l’horaire effectif actuel dépasse les 35 heures en moyenne par année (qu’elles soient « annualisées » ou non). En d’autres termes, dans ces entreprises, des heures supplémentaires sont effectuées et sont rémunérées avec une majoration de 25%. Chacune de ces heures supplémentaires supporte des cotisations sociales (puisque la mesure « sarkozienne » de défiscalisation a été supprimée en 2012). Le passage de l’horaire légal de 35 à 39 heures ferait entrer ces heures supplémentaires dans la durée légale, et leur rémunération dans le salaire mensuel de base. Non seulement l’assiette des cotisations sociales ne serait pas augmentée, mais elle risquerait d’être diminuée du montant de la majoration pour heures supplémentaires.
Deuxièmement, il y a des entreprises dont l’horaire effectif actuel est exactement égal, en moyenne, à 35 heures. Chez elles, le passage de 35 à 39 heures supposerait une augmentation effective du nombre d’heures travaillées. Deux hypothèses sont alors à envisager, puisque Christophe Barbier ne nous précise pas les modalités de ce passage en termes de rémunération :
Dans la première hypothèse, le salaire de base mensuel est augmenté en même temps que la durée du travail. En d’autres termes, le salaire horaire est maintenu, mais multiplié par un nombre plus important d’heures de travail (39 x 52 = 2 028, au lieu de 35 x 52 = 1 820). On retrouverait sur ses bulletins de paie mensuels le nombre de 169 (2 028/12) qui doit rappeler quelque chose à tous les salariés français âgés en 2013 de plus de 35 ans[1] et à tout le moins aux comptables chargés jusqu’à la fin du XXe siècle de la rédaction des bulletins de salaires. Ce nombre de 169 remplacerait celui de 151,67, résultant de la division de 1 820 par 12. Chaque employeur doit donc débourser davantage d’argent pour chaque salarié. En contrepartie, dira-t-on, chaque salarié effectuera davantage d’heures et la production, donc le chiffre d’affaires, en sera augmenté d’autant. Mais une seconde question se pose alors : cela se produira-t-il avec le même effectif ou avec un effectif réduit ?
Dans la première éventualité, le maintien de l’emploi suppose que l’entreprise, que dis-je, les entreprises – puisqu’on suppose une mesure généralisée qui les affecterait dans leur ensemble – puissent toutes augmenter leur chiffre d’affaires, qu’elles aient toutes des carnets de commande en expansion, bref, que le retour de la croissance soit là. On est en droit de se demander où serait le moteur d’un tel retour de croissance, sachant que toute la problématique soulevée par Christophe barbier ce jour-là sur France Inter s’inscrit dans le contexte d’une recherche de la rigueur destinée à renflouer les organismes de protection sociale. Il s’agit pour ce faire de de demander des efforts à ceux qui précisément tirent la consommation. Mais il est vrai qu’on peut imaginer le miracle soudain d’une croissance tirée par l’exportation. Alors, s’il en est ainsi, Christophe Barbier aura raison : revenir aux 39 heures augmentera l’assiette des cotisations sociales.
Mais si le miracle d’une croissance tirée par l’exportation[2] ne survient pas, alors, et c’est la seconde éventualité, ces entreprises qui auront fait travailler chacun de leurs salariés 4 heures de plus, devront se séparer d’un certain nombre d’entre eux. Pour chaque salarié qui augmente son temps de 4 heures, l’entreprise économise en théorie trente-neuf quarts (39/4) d’un autre salarié. Une entreprise de 10 salariés peut (doit) ainsi se séparer de l’un d’entre eux. Une entreprise de 49 salariés (on sait qu’elles s’arrêtent toujours avant 50) devra supprimer 5 postes. C’est le partage du travail à l’envers ! Non seulement le chômage s’aggraverait, mais l’assiette des cotisations sociales (puisque c’est le sujet du jour), resterait inchangée.
Mais ces considérations supposent, je le rappelle, que le salaire mensuel est augmenté en même temps que le temps de travail, d’où un salaire horaire inchangé. Cela constitue le première hypothèse annoncée.
Or, c’est précisément au cas où la croissance ne serait pas au rendez-vous qu’il faudrait sans doute envisager le second cas : celui, où le salaire mensuel de base est maintenu, et où par conséquent, le salaire horaire brut est diminué. Exactement le pendant inverse de ce qui s’est passé en 1998-2000, lors du passage des 39 heures aux 35 heures. A cette époque, la durée du travail avait baissé sans diminution de salaire. Cette fois-ci, la durée du travail augmenterait sans augmentation de salaire. Une sorte de revanche de l’histoire, (de bégaiement, dirait Marx). Cette solution aurait l’avantage de diminuer le coût du travail et par conséquent de rendre de la compétitivité aux entreprises. De là imaginer que ce regain de compétitivité suffirait à enclencher une croissance nouvelle tirée par l’exportation, il y a un pas à ne pas franchir trop rapidement. Quoi qu’il en soit, en attendant ce regain, les entreprises se retrouveraient avec un volume d’heures soudainement augmenté : qu’en feraient-elles : augmenteraient-elles la production, ou se sépareraient-elles de certains de leurs salariés, comme dans le cas précédent ? Bref, au mieux, l’assiette des cotisations sociales ne serait pas augmentée, au pire elle serait diminuée à cause des suppressions d’emplois.
Vous vous demandez quel sens il faut donner à ce titre. Vous vous dites peut-être que, dans une démarche suicidaire qui fait fi des exigences de notre compétitivité, je souhaite alourdir le coût du travail.
Je vous rassure : un tel cynisme dépasserait mes capacités.
Alors vous vous dites peut-être dans un second temps que, en réalité, je vais entreprendre au contraire de dénoncer une politique publique qui, à force de règlementation et de prélèvements, alourdit le coût du travail et sacrifie la compétitivité. Mais, ayant choisi pour ce faire le mode de l’ironie, je feindrais d’accepter cette politique au point même de donner des conseils pour l’aggraver : « comment alourdir… »
Eh bien vous n’y êtes pas du tout. Vous êtes victime d’une double erreur : une première erreur concerne le sujet du verbe « alourdir », une seconde erreur concerne la signification de ce verbe.
Première erreur : dans cet article, je ne montre pas comment les pouvoirs publics alourdissent le coût du travail. Je montre comment il arrive aux entreprises elles-mêmes de le faire.
Seconde erreur : dans cet article toujours, alourdir le coût du travail ne signifie pas en alourdir la réalité, mais en alourdir la présentation : faire croire que le coût du travail est plus élevé qu’il ne l’est en réalité.
Allons-y.
Le principe d’établissement d’un prix consiste à faire payer au minimum à chaque client ce qu’il a coûté à l’entreprise.
« Au minimum » signifie que le coût de revient d’une prestation constitue pour l’entreprise un prix de vente au-dessous duquel l’entreprise est en perte.
Ce coût de revient doit être calculé pour chaque client, de sorte que l’ensemble des clients rembourse l’ensemble des charges supportées par l’entreprise. Pour ce faire, il faut que chaque prestation soit facturée de telle sorte que la totalité des factures (le chiffre d’affaires) couvre au moins la totalité des charges de l’entreprise.
Prenons l’exemple d’une entreprise qui réalise des travaux d’aménagement paysager et, pour être plus précis au risque de simplifier à outrance, prenons l’exemple d’une prestation simple : tondre le gazon.
L’ensemble des charges se décompose entre les parties qui suivent :
Premièrement, il y a la consommation intermédiaire : matières premières, énergie, services achetés à d’autres entreprises. Il est relativement facile de mesurer ce que chaque prestation, donc chaque client a consommé. Ainsi, avant que notre entrepreneur soit appelé à tondre le gazon, un autre (ou le même) a d’abord été charger de l’implanter. Pour ce faire, il a consommé des semences, de l’eau d’arrosage, et peut-être quelques produits de traitement.
Deuxièmement, il y a le travail : le conducteur de la tondeuse à gazon reçoit un salaire, son employeur paie des cotisations sociales pour prendre en charge une partie de sa couverture sociale ; enfin, comptons un certain nombre de taxes calculées sur la masse salariale.
Il est presque aussi facile d’attribuer à chaque client ce qu’il a coûté en travail que ce qu’il a coûté en consommation intermédiaire. Une simple règle de trois[1] permet de le faire. On connaît la charge annuelle payée par l’entreprise pour un ouvrier, mettons x euros ; on peut estimer le nombre d’heures effectives de travail réalisé par cet ouvrier en une année, mettons y heures. Enfin, on sait que cet ouvrier a passé z heures pour tondre la pelouse de M. et Mme Martin. Si x euros ont été dépensés pour y heures de travail, x/y sont donc dépensés pour 1 heures de travail, et chez M. et Mme Martin, (x/y) multipliés par z.
x/y représente le coût direct horaire du travail ou « déboursé sec » horaire du travail. Il dépend du salaire versé, des cotisations sociales patronales et, enfin, du rapport entre le temps pendant lequel l’ouvrier est payé et le temps pendant lequel il effectue un travail effectivement facturable aux clients. Pour un salaire horaire de 10 €, la prise en compte des cotisations sociales patronales ajoute environ la moitié[2], et porte ce coût du travail à environ 15 €. Si l’on tient compte du troisième facteur (temps non travaillé mais payé), on aboutit généralement – bien sûr, cela dépend des entreprises - à un ordre de grandeur de 20 à 22 €.
(x/y) s’appelle le coût direct horaire de la main-d’œuvre, ou « déboursé sec » de la main-d’œuvre.
Si l’on admet que rien ne ressemble plus à un mètre carré de tonte qu’un autre mètre carré de tonte[3], au lieu de calculer le coût du travail de chaque client, l’entrepreneur a tout intérêt, dans une démarche de standardisation, à calculer une fois pour toute (ou presque) ce que coûte chaque mètre carré. Il multipliera ensuite ce résultat par la surface traitée chez chacun de ses clients.
Troisièmement, il y a le coût du matériel, ou capital fixe. Ici, la tondeuse. Il convient d’appliquer le même principe que pour ce qui concerne la main-d’œuvre : si la tondeuse a coûté en une année x’ euros en amortissement, assurance, entretien, etc. , elle a coûté x’/y par heure d’utilisation. On peut déduire ce qu’elle a coûté pour chaque mètre carré tondu, et l’appliquer ensuite chez chaque client, pour la totalité de la surface traitée.
[1] Pour les plus anciens ; les plus jeunes réaliseront de préférence un « produit en croix »
[2] Par exemple, c’est ce que retient une organisation d’employeurs telle que l’Unep (Union Nationale des Entreprise du paysage), à partir de la répartition précise des différentes cotisations sociales, taxes et contributions assisses sur la masse salariale en France.
[3] Ce qui est évidemment faux : le relief du terrain, son accessibilité, le nombre d’obstacles que constituent les arbres sont autant de facteurs qui l’infirment. Les entrepreneurs le savent très bien et en tiennent compte. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont une pratique moins schématique de la construction des devis, bien au contraire.
Mais ce n’est pas tout. Si l’entrepreneur ne faisait payer à l’ensemble des clients que ce qu’ils ont coûté en consommation intermédiaire, en travail et en matériel, il serait systématiquement en déficit, car il oublierait une quatrième catégorie de charge : les frais généraux. Par opposition aux trois premières catégories, appelées charges directes, ces frais généraux sont des charges indirectes, dans le sens où il n’est pas possible d’identifier un client qui serait davantage qu’un autre responsable de chaque facture payée au titre de ces frais. Mais comme toute charge effectivement supportée par l’entreprise, elle doit être remboursée par des clients. Oui, mais lesquels ?
Le principe qui semble le plus équitable consiste à faire payer à chaque client une partie des frais généraux qui soit en rapport avec l’importance qu’il prend dans le carnet de commandes et, partant, dans son chiffre d’affaires. On admettra facilement que la part prise par ce client dans les charges directes de l’entreprise reflète cette importance.Si un client a occasionné à lui seul 10% des charges directes annuelles de l’entreprise, il semble relever du simple bon sens de lui faire payer 10% des frais généraux. Il reste que le bon sens n’est pas un argument, juste une pirouette. Pour aller plus loin, imaginons ce qui se passerait si, pour forcer le trait, un client qui fut à l’origine de 10% des charges directes devait payer ne serait-ce que 50% des frais généraux. Il est clair que le prix qui lui serait demandé n’aurait plus aucun rapport avec ce qu’il a coûté. La hiérarchie des prix demandés aux clients risquerait de contredire la hiérarchie des coûts : on risquerait de réclamer à Martin plus d’argent qu’à Dupont, alors même que Dupont aurait coûté plus cher que Martin à l’entreprise en carburant, salaire et matériel.
Et alors ?, rétorquera-t-on peut-être. Du moment que la totalité des frais généraux est bien remboursée par l’ensemble des clients, quelle importance ? Le but de l’entreprise n’est pas la recherche de l’équité entre ses clients.
Laissons là cette question pour le moment, et poursuivons le passage en revue des différents éléments qui concourent à la définition du prix de vente de la prestation et donc à l’établissement du devis.
On appellera coût de revient complet le calcul de ce que coûte chaque prestation, comprenant non seulement la somme des charges directes occasionnées par cette prestation, mais aussi la part qu’elle prend dans les frais généraux.
Une fois que les frais généraux sont remboursés par les clients, ouf : ceux-ci ont assuré à l’entrepreneur la couverture de tous ses frais. Mais il ne réalise pas encore de bénéfice. Il faut donc, pour définir le prix de vente de chaque prestation, l’augmenter d’une partie du bénéfice que l’entreprise prévoit de réaliser. Certes, entre la prévision et la réalisation, il peut y avoir une différence, à l’origine de surprises plus souvent désagréable qu’agréables. Il est si souvent permis de douter du bénéfice que l’on préfère calculer au bénéfice… du doute. Cela implique précisément de prévoir une marge d’autant plus confortable au-delà du coût de revient : si cette marge n’assure pas le bénéfice, qu’elle puisse au moins garantir contre les imprévus.
Le même principe de répartition vient à l’esprit pour la marge souhaitée que pour les frais généraux de l’entreprise. Donc, si un client occasionne à lui seul 10% des charges directes annuelles de l’entreprise, on lui fait payer 10% des frais généraux. On le fera de même participer au dixième du bénéfice prévu.
Il est facile de montrer que cela revient à multiplier le coût direct de ce client (la totalité des charges directes qui lui sont imputables) par un coefficient unique qui reflète l’importance des frais généraux dans l’ensemble des charges de cette entreprise.
En effet, ce coefficient est par définition celui qui, multiplié par le coût direct de ce client, donne son coût total. Il est donc égal à la division de ce coût total par ce coût direct, soit coût total / coût direct.
En l’occurrence : (10% des charges directes + 10% des frais généraux) / 10% des charges directes.
On acceptera avec moi sans peine d’éliminer 10% afin de simplifier cette fraction, ce qui donne :
(Charges directes + frais généraux) / charges directes.
On voit bien que si les frais généraux représentent dans l’entreprise 25% par exemple des charges directes , ce coefficient sera 1,25.
En appliquant ainsi automatiquement un seul coefficient à tous les devis, on est sûr de répartir les frais généraux au prorata de ce qu’ont coûté les différents clients, les différentes prestations, mais également les différents facteurs de production.
En effet, le coût direct d’une prestation peut se décomposer en parties correspondant aux coûts directs de différents facteurs de production : travail, biens s et services intermédiaires consommés au cours de la production, enfin matériel et équipement fixes utilisés au cours de la production.
Le coût de chacun de ces facteurs de production peut lui-même être considéré comme la multiplication d’un coût unitaire et d’une quantité utilisée. Par exemple, le coût du travail dépend du temps passé au travail, du nombre de travailleurs et de ce que coûte chaque heure travaillée par chacun à l’entreprise ; le coût d’un camion est le produit d’un nombre de kms parcourus par un coût kilométrique, ou d’un nombre d’heures par un coût horaire.
Il en résulte que le coût direct d’une prestation peut se réduire à une combinaison de coûts unitaires de facteurs de production et de quantités utilisées.
Ainsi, si nous sommes d’accord sur le fait que la multiplication, répétée pour toutes les prestations annuelles, par un coefficient unique du coût direct de chaque prestation revient à répartir les frais généraux au prorata de ces prestations, alors nous devons tomber d’accord de la même façon sur le fait que la multiplication de chaque coût unitaire de chaque facteur de production permet aussi de répartir les frais généraux entre tous les facteurs de production, en fonction de la contribution de chacun aux charges directes annuelles de l’entreprise.
Par exemple, si la main-d’œuvre représente 60% des charges directes de l’entreprise, l’utilisation d’un coefficient unique garantira l’attribution à la main-d’œuvre de 60% des frais généraux.
De la même manière, la définition d’un coefficient de marge bénéficiaire reflétant la marge prévue ou souhaitée garantira que cette marge est assumée par chaque client, chaque prestation et chaque facteur de production en fonction de ce qu’il a coûté à l’entreprise.
Revenons donc à la question de l’équité : l’entreprise est-elle tenue de « partager » équitablement la prise en charges de ses frais généraux et de sa marge bénéficiaire entre ses clients, ou peut-elle, ou doit-elle, favoriser certains clients, en défavoriser d’autres ?
L’entrepreneur a tout intérêt à standardiser la définition de ses prix de vente : même si aucune demande n’est identique à une autre, il est possible de découper les demandes en tâches élémentaires qui, elles, sont comparables. Certes, aucun mètre carré de gazon à tondre ne ressemble exactement à un autre, car le relief, l’accessibilité du terrain, les conditions météorologiques, etc., peuvent différer. Mais il est possible d’en tenir compte en affinant la définition d’une tâche standardisée. On définira ainsi (il existe des bordereaux de prix qui s’y emploient) la tonte d’un mètre carré sur terrain plat, d’une part, sur une pente d’un certain pourcentage d’autre part, etc. Rien n’empêche donc l’entrepreneur de définir des prix différents pour des prestations voisines mais différentes, à plus forte raison pour des prestations complètement différentes. Rien, sinon la contrainte du marché : l’état de la demande et de la concurrence. En revanche, indépendamment de cette contrainte, il ne doit pas descendre au-dessous d’un minimum s’il ne veut pas être en déficit. Ce minimum se formule de deux manières : chaque prestation doit être facturée au moins au coût direct, d’une part, et l’ensemble des prestations, d’autre part, doit couvrir la totalité des frais généraux. Autrement dit, il est possible de répartir les frais généraux d’une manière non neutre, si l’on veut marquer une préférence pour un type de client ou un type de prestation, ou un type de marché.
Si l’on veut par exemple défavoriser les clients les plus éloignés, on leur fera payer leurs propres frais de déplacement, au lieu de faire contribuer les autres clients à ces frais. Cela relève de la fameuse « vérité des prix ». Cela revient à considérer ces frais de déplacement comme des charges directes, puisqu’il est possible de calculer ce qu’un client a coûté en déplacement.
Si l’on veut pénétrer les marchés publics, réputés particulièrement concurrentiels car soumis à une procédure de publicité et de mise en concurrence, on sera tenté de « tirer les prix vers le bas ». Mais comment faire cela tout en conservant le principe de la standardisation, c’est-à-dire tout en calculant, à partir des coûts de revient, des prix de vente uniformes définis par unité de prestation ?
On peut utiliser une pluralité de coefficients, en réservant par exemple les plus faibles aux marchés les plus difficiles, par exemple les marchés public, ces coefficients étant de toute façon destinés à multiplier le coût direct d’une prestation (exemple, un mètre carré de tonte de gazon)
Or, une pratique de gestion, diffusée par certains manuels avant d’être mise en œuvre par certains entrepreneurs, consiste à prévoir une pluralité de coefficients de frais généraux en fonction non pas des prestations offertes, mais des facteurs de production utilisés par leurs entreprises.
Premièrement, ils raisonnent comme si, au lieu d’être des vendeurs de biens et de services, ils vendaient des facteurs de production. Ainsi, dans leurs calculs internes et même parfois dans leurs devis et factures, ils font apparaître un « prix de vente de la main-d’œuvre » et un prix de vente des matériaux. Il est assez facile pour un plombier de persuader un client qu’il lui a vendu un lavabo, puisqu’il l’a installé et que le client le conservera et en jouira chez lui. De la même manière, ils arrivent à convaincre le même client qu’ils lui ont vendu de la main-d’œuvre, alors même que les ouvriers – êtres par ailleurs libres depuis l’abolition de l’esclavage - ne seront pas séquestrés chez ce client. Il serait beaucoup plus risqué de faire croire à ce client qu’ils lui ont également vendu leur fourgonnette, leur tablette et leur GPS : ils pourraient les prendre au mot ! C’est la raison pour laquelle le troisième facteur de production, le matériel, n’est pas identifié en tant que tel par ces entrepreneurs ; son coût est ajouté à celui de la main-d’œuvre. Cela leur permet d’annoncer un « prix de vente » de la main-d’oeuvre d’une trentaine d’euros de l’heure, ce montant comprenant, outre le coût effectif du travail (entre 20 et 25 €), une partie du coût du matériel, une partie des frais généraux, et une partie du bénéfice de l’entreprise.
Mais ce n’est pas tout.
Cette pratique de gestion consiste également à définir plusieurs coefficients de frais généraux différents, car appliqués à des facteurs de production différents. On décidera par exemple d’exonérer les matières premières de tout ou partie de la prise en charge des frais généraux. C’est ce qui est expliqué dans certains bordereaux destinés à aider les entreprises du bâtiment et des travaux publics à définir leurs prix [1].
Soit une entreprise dont les frais généraux représentent 20% des charges directes.
Un coefficient de 1,20 appliqué à la main-d’œuvre, aux matières premières et au matériel suffirait à garantir la prise en charge de la totalité des frais généraux.
Si l’on décidait d’appliquer par exemple 1,10 aux matières premières, on voit bien qu’il serait alors nécessaire de définir un coefficient supérieur à 1,20 pour les autres facteurs
Cette pratique aboutit à rompre le principe énoncé plus haut d’une répartition des frais généraux en fonction de la part prise par chaque prestation dans les charges directes. Elle aboutit dans cet exemple à gonfler le prix des prestations qui ont un contenu élevé en travail et à tirer vers le bas les prix des prestations utilisant beaucoup de biens intermédiaires et/ou de matériel.
Cette stratégie est-elle assumée, et, si oui, dans quel but ? La réponse peut bien sûr varier selon les entreprises.
Certains entrepreneurs peuvent considérer que les prestations qui ont un fort contenu en main-d’œuvre sont les prestations les moins intéressantes pour eux, parce qu’elles correspondent à des travaux répétitifs. Il en serait ainsi par exemple, dans le secteur du paysage, des travaux d’entretien des espaces paysagers, par opposition aux travaux dits de création, dans lesquels ils peuvent prendre davantage de plaisir du fait de la part de conception qu’ils requièrent et qu’ils prennent souvent en charge personnellement.
Mais foin d’entrepreuno-morphisme ! Il n’est pas raisonnable de spéculer de l’extérieur sur la stratégie de chacun des membres de cette espèce particulière. Il serait encore moins raisonnable de la discuter. « L’entrepreneur a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait », tel est le slogan de l’approche systémique de l’entreprise, inspirée de la sociologie des organisations.
Je me demande simplement si ces pratiques répandues de gestion sont assumées ou bien si elles relèvent de réflexes conditionnés, d’habitus intériorisés par le biais de la socialisation des chefs d’entreprise et de leurs cadres, reflétant peut-être un désir inconscient de prouver, devis à l’appui, à quel point le coût du travail est élevé en France !
[1]« Bâtiprix », du groupe Moniteur, préconise un coefficient de 1,305 pour les prestations fourniture et mise en œuvre, et 1,55 pour « mise en œuvre seule ».
« La Tâcheronne » préconise pour les « travaux à l’entreprise » (prévoyant la fourniture des matériaux et du matériel) un double coefficient : 1,43 pour la main-d’œuvre et le matériel ; 1,23 pour les matériaux.