Avertissement : les chiffres entre parenthèses renvoient à la bibliographie
Lire un résumé...
"Mes copains que tu n'aimais pas
Maintenant ils rigolent sans moi
D'ailleurs je les ai amenés
Tu n'as qu'à leur demander !"
(Claude Nougaro, Je Suis Sous)
L’idée selon laquelle la diplomatie reflète l’économie peut être formulée de diverses manières.
Dans notre première exploration, la question a été abordée sous l’angle de la relation : il s’agissait alors de se demander si les relations commerciales entre Etats reflétaient leurs relations diplomatiques.
Aujourd’hui, abordons la question sous l’angle de la force. Avec sa variante, la « puissance », la notion vague de « force » est souvent convoquée pour affirmer que celle qui est « politique » ne s’obtient qu’à la condition d’avoir celle qui est « économique ».
On le voit, le sens des concepts mérite alors d’être précisé, qu’ils s’énoncent par un substantif - qu’est-ce que la force, qu’est-ce que la puissance ? – ou par un qualificatif - que veut dire politique, que signifie diplomatique ?
La puissance politique ou diplomatique est entendue généralement comme la capacité des dirigeants d’un Etat à imposer leurs positions dans les négociations internationales, voire à jouer un rôle de médiateur dans un conflit. On lit bien cette conception dans l’observation qui suit, concernant l’Allemagne d’Angela Merkel : « Dans le cercle des chefs d’État et de gouvernement, … personne ne pourrait peser comme elle dans la balance en s’appuyant sur la puissance et la bonne santé (relative) de son économie. » (1) La puissance économique n’est ici que très vaguement évoquée, réduite à la notion vague de « santé », comme si l’on se bornait à parodier le stéréotype du sens commun, qui veut que la bonne santé est le principal vœu à formuler à l’an nouveau: « Tant qu’on a la santé… ». La « bonne santé » économique d’une nation (forte croissance, chômage faible, monnaie attractive…) donnerait mécaniquement aux représentants de cette nation l’autorité dont ils rêvent dans les discussions internationales.
Cela reste à ma connaissance à prouver. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de nier qu’il y ait un lien entre l’état d’une économie nationale et la capacité de la nation à peser hors de ses frontières. Il s’agit de comprendre d’où vient ce lien, a priori mystérieux pour quiconque se refuse à se laisser emporter par de fausses évidences.
Une manière moins mécaniste et moins économiste d’aborder la question consiste à élargir la notion de puissance économique en incluant la société civile dans l’observation. Le niveau diplomatique ne refléterait plus la seule instance économique, mais un niveau plus large qu’on pourrait appeler domestique. C’est ce qu’on peut entendre par exemple à l’écoute du chercheur Thierry de Montbrial (4) :
« L’intérêt national français c’est d’abord, d’abord, d’abord, d’être fort et uni à l’intérieur parce que si on n’est pas fort à l’intérieur on ne peut rien faire à l’extérieur.
- De nos frontières ?
- Non, non, à l’intérieur du pays c’est-à-dire fort économiquement, fort moralement, croire en nous-mêmes etc. Parce que pour avoir une politique extérieure il faut d’abord être unis, que y ait une unité ; si l’unité est éclatée, il ne peut pas y avoir de politique extérieure. ».
A la force économique est ajoutée une mystérieuse force « morale ». Au-delà de la seule santé économique, c’est la question de l’unité qui est supposée ici déterminante (« il faut d’abord être unis »), au sens, on l’imagine, de la cohésion de la société. Une société animée par le consensus transmettrait de la force à ses représentants, tandis que les divisions, les fractures, les conflits sociaux, les crises de légitimité, (a fortiori les guerres civiles) « affaibliraient » les gouvernements. Pour moins mécaniste qu’il soit, ce postulat reste à prouver lui aussi.
Outre la notion d’unité, notons dans ce texte l’apparition du terme « croire ». Ici, il s’agit de « croire en nous ». La capacité de croire en soi contribue à l’acquisition de la force domestique. Une société est forte de sa confiance en elle-même, comme il peut en être d’un individu.
De la capacité de croire à la capacité d’être cru, il n’y a qu’un pas. En le franchissant, on découvre une autre manière de considérer le diplomatique comme un reflet du domestique : dans cette acception, la crédibilité diplomatique traduirait la force politique d’un Etat, tandis que la « qualité » de sa politique économique constituerait un aspect privilégié de sa force économique. Dans le cadre des relations entre Etats-membres de l’Union Européenne, une thèse a ainsi été défendue en France entre 2017 et 2019, en particulier par les tenants de « La République en marche ». Cette thèse peut être résumée comme suit : « la crédibilité de la parole de la France au sein de l’Union Européenne dépend du contenu de la politique économique nationale de la France. ».
L’objet de cet article est de discuter cette thèse, qui sera nommée par la suite, par commodité, « thèse de la crédibilité ». Cela implique de préciser en quoi elle consiste et ce qu’il y a de discutable en elle.
En quoi consiste et comment s’exprime la thèse de la crédibilité ?
Elle s’exprime d’abord dans un message adressé en 2017 à l’électorat français, répété ensuite en 2018 avec des adaptations destinées à tenir compte des circonstances nouvelles. Confiance, et surtout crédibilité sont les deux maître-mots, qui vont désormais alterner, jusqu’à constituer un leitmotiv, dans le discours du candidat, de ses soutiens, des commentateurs. Cette thèse a été écrite noir sur blanc dans son programme électoral - « Le rétablissement de la confiance avec nos partenaires européens : en tenant nos engagements (déficit ne dépassant pas 3% dès 2017 et atteinte, en 2022, de l’objectif à moyen terme de socle structurel soit -0,5 points de PIB). C’est la condition d’une discussion constructive sur nos priorités pour l’Europe » 6) - avant d’être dite et répétée par lui, en France mais aussi à l’étranger : « “Nous, Français, devons restaurer la confiance avec les Allemands en faisant des réformes sérieuses”, a-t-il encore avancé. » (15) dans un discours devant l’université Humboldt à Berlin le 10 janvier 2017. Et la presse s’en fait l’écho à plusieurs reprises :
« Le projet économique du candidat d'En Marche ! s'inscrit dans les critères européens chers à Berlin en matière de maîtrise des déficits publics et d'endettement et propose une série de réformes structurelles. Ces réformes "sont la condition de notre crédibilité sur le plan européen", en particulier auprès de l'Allemagne, a-t-il fait valoir le 2 mars lors de la présentation de son programme… » (7)
« “Ce n’est pas la table qu’il faut renverser, c’est le cours de l’Europe”, a écrit Macron dans son programme. Avant de parler relance de l’investissement côté allemand, il veut au contraire une France qui donne des gages pour restaurer “la crédibilité française et le socle de confiance franco-allemand”. “Je ne vais pas dire aux Allemands qu’il faut faire de l’investissement et leur donner des leçons ... Beaucoup de Français l’ont fait depuis la France. J’explique que nous devons d’abord nous réformer.” Il se fait encore plus clair : “Nous avons perdu la confiance quand la France n’a pas fait les réformes alors qu’elle s’était engagée à les faire et nous courons après cette histoire depuis quinze ans”, poursuit-il. » (8)
« “L’agenda de réformes, au niveau national, donne de la force à la parole donnée. Et sur le fond, et en termes de crédibilité”, explique l’Élysée. “C’est aussi le cas des efforts budgétaires faits dès 2017 pour respecter les 3 %.” » (9)
« Il se défend par avance de toute “vision ultralibérale”. Les “réformes”, dit-il, sont plutôt un préalable à un “New Deal franco-allemand” fondé sur “l’investissement, la sécurité commune aux frontières et la défense” » (8).
L’argument a continué à être largement utilisé après l’élection. Il a été repris à leur compte par certains commentateurs.
Août 2017 : « Certes, la « macronmania » perdure à Bruxelles, mais il (Emmanuel Macron) ne pourra espérer faire bouger les lignes dans l’Union qu’à condition d’apporter la preuve que la France veut durablement maintenir son déficit public sous la barre des 3 % du produit intérieur brut. » (16)
Décembre 2017 : « Emmanuel Macron sait qu’il ne pourrait rien obtenir tant que Paris ne reviendra pas de façon durable dans les clous du pacte de stabilité et de croissance, alors que, ces neuf dernières années, le fameux plafond d’un déficit public à 3 % du produit intérieur brut (PIB) n’a pas été respecté. …» (23)
Puis, au fur et à mesure du temps, les faits tardant à en confirmer la pertinence, l’argument continua d’être martelé, mais de plus en plus au passé, sous le mode du regret, voire de l’indignation : « L’Allemagne de Merkel est sur la même position depuis des années : largement excédentaire, la première économie de la zone euro a toujours rechigné à “payer pour la Grèce” et à accepter des mécanismes de solidarité financière avec le reste de l’Eurozone. Mais Paris espérait qu’après les engagements enfin pris par la France pour respecter le pacte de stabilité et de croissance (le déficit public français est enfin repassé sous les 3 % du produit intérieur brut en 2017), Berlin prendrait conscience de la nécessité de bouger. » (28) (avril 2018). En somme, les faits se trompent en refusant de se plier à la thèse de la crédibilité.
Septembre 2018 : « A Bruxelles, on veut croire que, dans l’Europe du Brexit, le discours de la Sorbonne a fait bouger les lignes, imposé un agenda et redonné une voix à la France sur la scène européenne. » (34). « On veut croire… » : l’expression ne manque pas de piquant, tant elle est révélatrice de ce que la crédibilité a de subjectif.
Le 17 novembre 2018 marque un tournant dans la politique française, sa perception par les médias et par les partenaires européen : c’est le début du mouvement dit des « gilets jaunes ». Adapté à une situation nouvelle, l’argument de la crédibilité est retourné : autant l’assainissement budgétaire qui semblait « en marche » en France était censé conforter la capacité de négociation française à Bruxelles, autant l’on subodore désormais fort logiquement que la détérioration de l’image du président Macron ainsi que les dérapages budgétaires attendus des concessions aux contestataires vont fragiliser le poids de la France au niveau des institutions de l’UE.
« Certes, le volontarisme macronien s’était déjà heurté à la complexe machine européenne et aux réticences allemandes notamment. Mais, alors que pointe le risque de nouveaux dérapages budgétaires français, le message de l’Elysée risque de passer encore moins bien. Pourquoi avancer dans la réflexion vers une eurozone plus intégrée, plus solidaire, si la deuxième économie de l’union monétaire menace à nouveau de s’affranchir des règles du pacte de stabilité et de croissance ? » (37)
« Selon plusieurs sources diplomatiques, les inquiétudes autour d’une dérive budgétaire hexagonale en 2019 risquent de peser sur les discussions ces prochains mois. » (39)
« Qu’on le déplore ou non, le dialogue entre Berlin et Paris n’est possible que lorsque la France fait preuve de sérieux efforts dans la tenue de ses comptes publics. En relâchant un peu les dépenses dans l’espoir d’apaiser la crise, Emmanuel Macron, qui incarnait jusqu’ici le visage réformateur de l’Europe, a anéanti ses marges de négociation avec le partenaire allemand. » (41)
Comme on le voit, la petite musique de la thèse de la crédibilité, qui a depuis longtemps débordé le seul cadre de la communication électorale, continue à résonner quelles que soient les circonstances. Sa logique s’en trouve simplement inversée : quand le gouvernement français réussit à imposer sa politique économique, elle consiste à espérer un succès européen à la mesure de cette réussite, puis à s’étonner de ce que ce succès tarde décidément à venir ; lorsque, au contraire, le gouvernement français perd de sa crédibilité en interne, notamment avec l’explosion du mouvement des « gilets jaunes », elle consiste à attribuer à cette perte l’insuccès des propositions françaises à Bruxelles et justifie le pessimisme à ce sujet pour l’avenir.
La thèse de la crédibilité est un message à propos d’un autre message. Soit A le premier message, et B le second. Il importe de définir le contenu, l’émetteur et le destinataire de chacun d’eux. Puis, la discussion de cette thèse reviendra à discuter de la portée du message B : est-il bien reçu, c’est-à-dire entendu ? Est-il écouté, c’est-à-dire suivi d’effets ?
Le message A est celui que le candidat, puis le président Macron ont adressé à l’électorat français et à certaines opinions publiques européennes en 2017 et 2018, et qui fut assez largement relayé dans les médias. Répétons-en le contenu : « la crédibilité de la parole de la France au sein de l’Union Européenne dépend du contenu de la politique économique nationale de la France. ».
Le message B, un peu plus complexe que A, est en réalité constitué de deux volets : le premier, explicite, est le discours officiel adressé en 2017 par la France à ses partenaires européens. Il contenait des propositions précises, allant dans le sens d’une meilleure intégration et d’une plus grande solidarité entre pays membres. Certaines concernaient la sphère monétaire : mise en place d’un budget de la zone euro, création d’un poste de ministre des finances et institution d’un parlement pour cette même zone euro. D’autres, à caractère plus social, tendaient à illustrer le dessein d’une « Europe qui protège » : révision de la directive sur les travailleurs détachés, taxation des géants du numérique, protection contre les investissements directs étrangers (18) … Enfin, dans son ambition intégratrice, Emmanuel Macron n’oubliait pas la gouvernance européenne (proposition, vite enterrée certes, de listes transnationales aux élections européennes et initiative pour une défense européenne). Soit B1 ce premier volet
Le second volet (B2), implicite, a pour signifiant le contenu de la politique nationale française, qui se présente sous deux facettes – une politique budgétaire et une politique structurelle - et qu’on peut apprécier d’abord telle qu’il était prévu et annoncé dans le programme électoral du candidat Macron en 2017, ensuite telle qu’il a pu être appliqué dans les faits. Le programme prévoyait un retour progressif à l’équilibre budgétaire des finances publiques françaises et, ce faisant, un effort pour respecter la règle en vigueur dans la zone euro (déficit limité à 3% du PIB) ; concernant l’aspect structurel, les réformes prévues répondaient point par point, selon Mediapart (6), aux recommandations adressées par le Conseil européen à la France en juillet 2016 : projet d’instituer un système de retraite universel par points, de réformer l’assurance chômage avec une étatisation de l’Unedic, réforme du droit du travail allant dans le sens de la dérégulation, abaissement de la fiscalité sur les entreprises, avec l’objectif d’un taux de l’impôt sur les sociétés de 25% à terme. Dans la suite de cet article et par souci de simplicité et de concision, nous conviendrons de qualifier cette politique d’ « orthodoxe ».
Certaines pages de ce programme sont passées très rapidement dans les faits : dans le budget 2018, présenté le 27 septembre 2017 avec une prévision du déficit à 2,6% du PIB (20) donc en respectant la norme européenne, le taux de l’impôt sur les sociétés a été abaissé de 33,3 à 28% pour les PME[1], en attendant un taux général de 25% prévu pour 2022 ; l’ISF a été remplacé par un impôt ne frappant que la fortune immobilière et un prélèvement forfaitaire unique (dit « flat taxe ») de 30% a été institué sur les revenus du capital ; dès 2017, le code du travail a été remanié en cinq ordonnances, signées le 22 septembre par le président de la République, et qui visaient pour l’essentiel à faciliter le licenciement et à simplifier les modalités de la représentation du personnel dans les entreprises[2] ; le 14 juin 2018, le Parlement adoptait définitivement la loi « pour un nouveau pacte ferroviaire » : transformation de la SNCF en société anonyme à capitaux publics, disparition du statut de cheminot pour son personnel nouvellement embauché, ouverture à la concurrence des trains régionaux en 2019 et des TGV en 2020. D’autres réformes (retraites et assurance chômage) sont prévues dès la fin de l’année 2019.
Cette politique était censée envoyer un signal à l’étranger et singulièrement en Europe. Elle est donc censée parler par elle-même (« faire, c’est dire »). Mais comme cela va encore mieux en le disant, l’émetteur, par la voix de sa principale incarnation, « surjoue d’ailleurs cette position en insistant régulièrement sur les réformes qu’il a lancées en France et que la Commission européenne et Berlin ont saluées. » (9)
Le signifiant du volet B2 étant cerné, définissons-en le signifié.
[1] Plus précisément, pour toutes les entreprises sur les bénéfices inférieurs à 500 000 €, tandis qu’un taux réduit est appliqué sur une première tranche du bénéfice des PME
[2] Plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif, institution d’une rupture conventionnelle collective, appréciation au niveau du territoire national des difficultés économiques des groupes qui licencient en France, possibilité de négocier directement avec le personnel dans les entreprises de moins de 20 salariés, fusion des instances représentatives du personnel…
La crédibilité est littéralement la capacité à être cru, ou pour le dire autrement, la capacité à convaincre. Ici, il s’agirait (il s’agissait) de convaincre l’Union Européenne d’accepter les propositions françaises contenues dans B1. Cette capacité à convaincre dépendrait donc du contenu de la politique économique et sociale nationale de la France. La valeur des propositions françaises au plan européen se mesurerait à l’aune de la « qualité » de la politique française. En quelque sorte, les mesures nationales françaises fonctionneraient comme le prototype d’une « bonne » politique européenne.
Pour préciser le signifié de B2, on pourrait en donner deux versions successives, une version « idéaliste » et une version qu’on pourrait dire « réaliste ».
La première version, « idéaliste », consisterait à transposer, sur le plan des relations entre les Etats, des notions valables au plan des relations interpersonnelles : l’exemplarité, la confiance, la gratitude.
Il ne s’agit pas de nier la part d’affects qui peut exister dans les négociations internationales, dans la mesure où elles sont conduites par des acteurs individuels qui, pour représenter des Etats, n’en restent pas moins des hommes et des femmes. Selon l’historien Pierre Grosser, la confiance et la défiance relèvent en partie de l’émotion, et « la confiance se fonde souvent sur des relations interpersonnelles » (et de citer des exemples dans les relations entre Roosevelt et Staline, Bush et Poutine, Reagan et Grobatchev) (47). Il n’est pas très difficile d’en trouver des illustrations dans les relations à l’intérieur de l’Union Européenne : « …. Le volontarisme tricolore motivé par l’obsession de permettre à Emmanuel Macron de brandir un trophée avant les élections européennes de 2019 a conduit à braquer certains partenaires, qui ont fini par se lasser du ton professoral adopté par Paris. » (36). On voit bien ainsi que les états d’âme des femmes et des hommes en responsabilité peuvent influer sur la prise de décision, davantage pour la retarder ou l’avancer que pour provoquer à eux seuls de véritables renversements. Mais l’erreur serait de confondre les états d’âme des individus (lassitude, irritation…) avec les sentiments de gratitude ou de confiance que la lecture idéaliste du signifié du volet B2 attribue aux Etats eux-mêmes.
Sur le plan des relations interpersonnelles, l’exemplarité et la gratitude ont un sens : il est raisonnable de penser que le comportement d’un individu sera fidèle demain à ce qu’il est aujourd’hui, à moins de nier toute structure stable au psychisme. C’est ce qui conduit un juge à s’inspirer de la bonne conduite d’un prisonnier pour lui accorder sa confiance, même s’il peut se tromper et si aucune certitude ne saurait exister en la matière. Certes, l’Etat est lui aussi réputé posséder une continuité : elle oblige par exemple un gouvernement à respecter les engagements internationaux de son prédécesseur, même si l’histoire nous fournit des exemples de plus en plus fréquents d’exceptions[1]. Mais on ne voit pas en quoi, pour évaluer les propositions françaises de réforme de l’UE, on aurait besoin de connaître les décisions françaises de réforme de la France.
Il est assez facile d’illustrer la notion d’exemplarité dans le domaine du fonctionnement des institutions. « Vous voulez davantage de démocratie dans la gouvernance de la zone euro ? Commencez par donnez l’exemple de la démocratie chez vous ». Telle fut la réponse européenne à la revendication française pour l’instauration d’un parlement de la zone euro… du moins si l’on en croit l’analyse qui suit : « …Quant au fonctionnement de l’Eurogroupe proprement dit, avant de réclamer plus de démocratie à Bruxelles, la France gagnerait à faire davantage vivre la sienne. Si Berlin et l’incontournable Wolfgang Schäuble ont autant pesé au sein de l’Eurogroupe, c’est en partie parce que le ministre des finances allemand a dû systématiquement défendre devant son Parlement national ses positions à Bruxelles. Idem pour son collègue néerlandais. Associer davantage les députés français aux débats européens ne serait pas un luxe pour convaincre que l’Eurogroupe doit être plus démocratique. » (23) Ainsi, les décideurs européens auraient besoin de savoir que la demande de démocratie a été exprimée de manière démocratique pour estimer cette demande pertinente. On se demande bien ce qui fonde un tel postulat.
Il est un peu plus difficile de montrer en quoi une politique économique et sociale peut être exemplaire. On est tenté de penser a priori qu’une politique parle par ses résultats : si une politique prouve son efficacité sur le territoire d’un pays tel que la France, on devrait ne pas avoir de peine à « vendre » son application sur le territoire européen. Ce qui est bon pour la France est bon pour l’Europe, pourrait-on dire pour parodier l’adage qui voulait que « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ». Mais ce raisonnement n’est pas pertinent ici car il repose sur une représentation de la France comme une sorte de maquette, de terrain d’expérimentation pour une politique européenne. Il suppose que Bruxelles chercherait son inspiration à Paris, alors que c’est plutôt l’inverse ! (6) Il suppose que les dirigeants de l’UE et des partenaires européens de la France attendraient de connaître les résultats hypothétiques d’une politique orthodoxe expérimentée sur l’hexagone pour être convaincus des vertus du libéralisme et de l’orthodoxie financière !
L’exemplarité consiste, par définition, à s’appliquer à soi-même les préceptes qu’on réclame des autres. Si on transpose cette notion aux rapports entre la politique d’un Etat-membre et celle que cet Etat préconise pour l’Union Européenne, il faudrait que l’Etat qui préconise la solidarité au plan européen la pratique d’abord chez lui.
Or, c’est l’inverse qui est supposé par les tenants de la thèse de la crédibilité : il faudrait pratiquer la rigueur chez soi pour convaincre l’Europe de pratiquer la solidarité. Et de fait, les propositions de M. Macron tiraient plutôt l’UE vers la solidarité et l’intégration, tandis que sa politique nationale était plutôt marquée par l’orthodoxie, et celle-ci était considérée comme le prix à payer pour celles-là. A la limite, il fallait que la politique locale fût d’autant plus orthodoxe que les propositions pour l’Europe l’étaient moins. La politique domestique de M. Macron était tout sauf une miniaturisation de sa politique européenne. En pratiquant l’orthodoxie « à la maison », on allait mieux faire accepter, selon cette thèse, la solidarité au sein de l’Union, à la manière dont un prisonnier chercherait, par sa bonne conduite, à prouver au juge d’application des peines qu’il n’abuserait pas d’un assouplissement de son régime. La comparaison serait pertinente si le message du président français avait été le suivant : « Vous voyez que la France est capable de diminuer son déficit budgétaire. Vous pouvez donc être sûr que si vous acceptez d’assouplir la règle qui limite ce déficit dans la zone euro, nous n’en abuserons pas. ». Mais il ne s’agit pas de cela. Emmanuel Macron n’a pas réclamé un tel assouplissement. Il s’est au contraire engagé à respecter la règle à la lettre.
D’ailleurs, quand l’exemplarité fonctionne, elle ne conduit pas les partenaires européens de la France à refuser la solidarité au nom de l’orthodoxie, mais parfois au nom de la solidarité même : « Pendant la campagne électorale, il (Emmanuel Macron) a la plupart du temps ressassé la vision traditionnelle française : un gouvernement commun européen et un ministre des finances pour l’Eurozone, avec un budget séparé pour financer l’investissement public. La plupart des autres États membres ont déjà rejeté cette vision et beaucoup sont persuadés que même la France ne serait pas d’accord pour accepter les transferts qu’une telle réforme imposerait…. » (10). Tout se passe comme si les gouvernements les plus réticents à la solidarité l’étaient d’autant plus que chacun d’eux redoutait d’être le seul à la pratiquer.
Pour supposer qu’une politique nationale orthodoxe rende crédibles des propositions européennes qui ne le sont pas, il faut glisser de l’exemplarité à la confiance. La pratique d’une politique orthodoxe locale serait, surtout si elle porte ses fruits, un gage de compétence. Il faudrait supposer que les décideurs européens ont cette approche idéaliste qui consiste à attribuer les résultats locaux d’une politique à la compétence des hommes qui la mettent en œuvre, qu’ils seraient prêts à en déduire que les propositions faites par ces même hommes pour l’Europe seraient marquées du sceau de la même compétence et à les accepter au nom de cette seule compétence supposée. « Vous voyez bien que nous sommes de bon conseil, puisque notre politique nous a réussi », voudrait-on leur faire entendre. « A contrario, comment pourriez-vous croire que nos propositions pour l’Europe seraient bonnes pour l’Europe si notre politique nationale était mauvaise pour notre nation ? »
En inaugurant une politique orthodoxe et libérale dans leur pays, les Français attendraient un retour de Bruxelles avant même qu’elle ne porte ses fruits, ce qui suppose de faire appel à la confiance. C’est le sens du terme « gages » employé ici : « ... Avant de parler relance de l’investissement côté allemand, il (M. Macron) veut au contraire une France qui donne des gages pour restaurer “la crédibilité française et le socle de confiance franco-allemand”. » (8). La France paie un acompte, en échange d’un petit service, qu’on peut analyser comme une récompense, et qui prendra de plus en plus un tel sens au fur et à mesure que la politique orthodoxe atteindra les objectifs visés par ses défenseurs tant français qu’européens.
« Regardez notre politique. Elle commence à ressembler à ce que vous préconisez au plan européen. Elle mérite donc votre récompense ». Le vocabulaire scolaire est d’ailleurs parfois mobilisé, et pas seulement dans les médias les plus idéalistes. La France de Macron a pu ainsi à l’occasion être comparée à un « bon élève » qu’il convient d’ « encourager » (13) dans les circonstances difficiles du début du mouvement social des « gilets jaunes »[2].
Mais cela suppose que la notion de gratitude à son tour, après celle d’exemplarité, possède un sens dans les relations entre les Etats. Or, la gratitude fonctionne au passé : on récompense a posteriori. Elle se heurte à la notion d’intérêt. Si le sentiment d’amitié ou d’amour, ou l’éthique, peuvent pousser un individu à donner sans contrepartie, on sait qu’il n’en est rien dans la sphère du marché : l’homo oeconomicus est réputé maximiser sa satisfaction et minimiser ses pertes, ce qui le conduit à ne rien céder sans contrepartie. Certes, cette représentation est contestable car beaucoup trop abstraite, conduisant à isoler de l’individu une seule dimension, en ignorant la dimension éthique. Mais cette critique ne saurait valoir pour contester le cynisme qui règne dans les relations entre les Etats, car l’Etat et l’individu sont des êtres de natures différentes : on ne saurait dire de l’Etat comme de l’individu qu’il a une dimension éthique, que seule la commodité de l’analyse conduirait à isoler de ses autres dimensions. Comme l’homo oeconomicus, l’Etat fonctionne davantage à l’échange qu’au don. Il faudrait même ajouter qu’il fonctionne au contrat, c’est-à-dire à l’échange prévu : a priori, il s’engage sur une promesse en échange d’une autre ; a posteriori, il honore (ou non !) ses engagements ; mais jamais il ne fait de cadeau, c’est-à-dire jamais il ne donne a posteriori, par surprise, une chose qu’il n’a pas promise : il n’y a aucun intérêt. La plupart des acteurs sont bien conscients que l’intérêt gouverne le comportement des Etats, même s’il leur arrive de l’oublier. Ainsi, l’Allemagne, nous explique-t-on, « en adoptant une attitude timorée (sur la taxation des géants du numérique) (36), « a cru pouvoir se prémunir de rétorsions commerciales américaines. Il est toutefois naïf de croire que couper la poire en deux sur la “taxe GAFA[3]” va dissuader l’imprévisible Donald Trump de taxer l’automobile allemande. A l’arrivée, il fera comme bon lui semble s’il estime que le rapport de force qu’il a instauré est en sa faveur. » (36)
Tout cela, en 2017, Emmanuel Macron le sait. Il sait qu’il serait vain d’attendre de l’UE qu’elle récompense la France d’avoir fait une « bonne » politique. Et d’ailleurs, il montre très clairement, sur d’autres sujets, qu’il ne croit pas à la version idéaliste de son propre message. « “La zone euro durant les cinq dernières années de crise n’osait pas se réunir en format zone euro. Pourquoi ? L’argument évoqué était que cela fâcherait le Royaume-Uni et la Pologne”, a souligné M. Macron. “Nous ont-ils remerciés ? Sont-ils plus désireux d’Europe ?”, a t-il ajouté, dans une allusion appuyée au processus du Brexit et aux dérives de Varsovie vis-à-vis de l’Etat de droit en Europe. » (16). De son point de vue même, la crédibilité, c’est autre chose.
La version idéaliste du signifié du second sous-message apparaissant peu crédible aux yeux mêmes des tenants de la thèse de la crédibilité, il est temps de présenter la seconde.
[1] Les Etats-Unis de Donald Trump ne sont-ils pas revenus au moins deux fois sur leurs engagements internationaux, en rompant tour à tour leur participation à l’accord de Paris sur le climat (12 décembre 2015) et à celui de Vienne sur le nucléaire iranien (14 juillet 2015) ? Cf. 1re exploration
[2] « Et c’est sans doute là la ligne de partage pour la Commission européenne : l’Italie de Matteo Salvini l’a mise au défi. Et cette seule contestation justifiait de mettre Rome à l’amende. La France d’Emmanuel Macron au contraire entend devenir un des bons élèves de l’Europe et même si elle n’y parvient pas, il faut l’encourager. » cf. (13)
[3] Google, Amazon, Facebook, Apple, symbolisant les « géants du numérique »
Elle s’appuie sur la notion d’intérêt national et suppose que les prises de position des Etats-membres de l’Union Européenne et de la zone euro sont conformes à l’intérêt de chacun. Elle consiste alors à parier que les représentants de ces Etats vont lire le message B2 conformément à leur intérêt national, ou plus précisément de l’idée qu’ils s’en font.
En effet, l’intérêt national n’est pas une chose en soi. Si la place de la nation dans la division internationale du travail lui en donne l’esquisse économique, chaque gouvernement le redéfinit en fonction de ses orientations idéologiques. Si ce n’était pas le cas, on devrait voir les représentants des pays les plus compétitifs se réjouir du retard des autres au lieu de leur donner des leçons de compétitivité. On ne comprendrait pas par exemple pourquoi l’Allemagne plaidait en 2010 pour une modération salariale en Grèce. On ne verrait pas en quoi la dérégulation du marché du travail en France serait de nature à rassurer les Allemands. On supputerait au contraire qu’elle pût les inquiéter, si vraiment ils pensent que la compétitivité est au bout de la dérégulation. Mais en réalité, le gouvernement allemand prend au sérieux la part de libéralisme qu’il y a dans son « ordolibéralisme[1] » : la compétitivité est l’affaire des entreprises, la priorité de l’Etat est de veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Berlin étendait l’application de cette doctrine à l’Union dont elle faisait partie, ce qui la conduisait à applaudir à tout ce qui pouvait favoriser l’ équilibre budgétaire de chaque Etat-membre, donc sa croissance, qui remplit ses caisses, et donc sa compétitivité, qui favorise la croissance selon la même doctrine. Les intérêts des nations ne s’opposent pas vraiment, surtout quand elles appartiennent à un même ensemble. La seule raison sérieuse, pour un gouvernement habité par cette idéologie, d’être en désaccord avec un autre, tient à la manière de gérer les budgets publics : le moins de déficit possible et le moins de transferts possibles des Etats « vertueux » vers les autres.
Dans cette optique, le message B2, en provenance de la France d’Emmanuel Macron, est censé être lu de la manière suivante par un destinataire « ordolibéral » :
« Grâce à notre politique structurelle de dérégulation, notre croissance repartira, ce qui contribuera à réduire mécaniquement un déficit budgétaire déjà maintenu au minimum par notre politique budgétaire rigoureuse. Par conséquent, lorsque nous déposons à Bruxelles des propositions visant à augmenter l’intégration et la solidarité notamment monétaire et financière des Etats-membres de l’euro-zone, nous ne le faisons pas dans l’intention de profiter de transferts monétaires à votre détriment. Nous n’en aurons pas besoin. »
Cependant, dans sa version réaliste, la capacité de conviction du message était limitée à la fois dans le temps, dans l’espace et dans son contenu même : dans le temps, l’orthodoxie de la politique économique française mise en œuvre après l’élection d’Emmanuel Macron ne garantissait pas qu’elle allait à l’avenir conserver ce caractère. Or, en acceptant les propositions françaises de réforme de l’euro-zone, l’UE se fût engagée pour le long terme. Dans l’espace ensuite, même en admettant qu’ils eussent confiance dans la conversion durable de la France à l’orthodoxie budgétaire, les pays les plus réticents à la solidarité au sein de la zone euro n’auraient su s’en contenter : ils avaient de toute façon besoin pour être rassurés de la garantie que l’ensemble des pays membres de cette zone avancerait dans cette direction. En bref, la seule (et hypothétique) conversion de la France à l’orthodoxie ne suffisait pas à donner à ces pays des raisons objectives d’accepter les propositions françaises en termes de solidarité et de convergence, bref, à concevoir un intérêt à les accepter.
Or, Emmanuel Macron le savait, car il sait que les Etats fonctionnent selon l’intérêt.
Une fois clarifié le message B dans son tenu, il convient maintenant de vérifier dans les faits si, entre mai 2017 et juin 2019, ce message a été reçu, c’est-à-dire entendu par son destinataire, et s’il a été écouté par lui, c’est-à-dire suivi d’effets. Cela implique dans un premier temps de bien identifier le destinataire en question.
[1] Courant de pensée fondé en 1932 par l’économiste allemand Walter Eucken et les juristes Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth
On pourrait penser dans une première approche qu’il faut chercher ce destinataire au niveau des instances de décision de l’Union Européenne. En émettant des propositions pour l’Europe, Emmanuel Macron s’adressait à ceux qui ont le pouvoir de les accepter ou de les refuser. Les traités prévoient que le « Conseil », s’il partage avec le Parlement le pouvoir de décision sur un nombre toujours plus important de sujets, a le dernier mot. Or, ledit Conseil est l’émanation des exécutifs nationaux des Etats-membres. Il rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement dans le cadre de sommets européens, ou les ministres par domaine de compétence quand il s’agit de statuer sur des questions particulières. Par conséquent, il s’agissait en dernière instance pour Emmanuel Macron de convaincre les gouvernements (et les opinions publiques) de ces Etats-membres. Plus précisément, il s’agissait d’atteindre ceux qui, parmi eux, occupaient la position la plus stratégique, parce que leurs votes au sein de ces conseils pouvaient faire basculer une majorité. Ni les Etats les plus hostiles ni les plus ouverts aux propositions françaises n’étaient donc des cibles prioritaires, les premiers parce que la probabilité de les convaincre était faible, les seconds parce qu’ils l’étaient déjà.
Les premiers sont représentés par deux ensembles de pays, pour ne pas dire deux alliances : le groupe dit « de Visegrad » rassemble des pays d’Europe centrale - Hongrie, République tchèque, Pologne, Slovaquie - , ex-membres de l’ancien bloc soviétique, dont les opinions publiques semblent, sans doute par réaction, acquises à l’idéologie libérale, et dont les économies tirent, dans la DIT[1], leur avantage comparatif du faible coût de la main-d’oeuvre. Réticents pour cette raison à la perspective d’une harmonisation sociale au sein de l’UE, ils se sont illustrés par leur résistance à la proposition française de révision de la directive de 1996 sur le travail détaché (21). Le second groupe des Etats qui se sont montrés hostiles aux propositions françaises par refus de l’intégration et de la solidarité se laisse nommer tantôt l’ « alliance du Nord[2] » (26), tantôt la nouvelle « ligue hanséatique » (35). Ce groupe, qui comprend les Pays-Bas, les trois Etats baltes (Lettonie, Estonie, Lituanie), la Suède, la Finlande, le Danemark et l’ Irlande, se positionne pour le libre-échange, pour le respect des règles budgétaires, contre toute idée de donner à la zone euro un budget, encore moins un « super-ministre des finances ». Ces Etats partagent avec l’Allemagne la crainte qu’une plus grande solidarité budgétaire n’oblige les gouvernements « vertueux », ayant réussi à imposer à leurs populations les sacrifices de l’austérité, ne soient obligés de contribuer aux déficits de ceux qui sont réputés n’avoir pas fourni cet effort. Le cas de la Grèce constitue pour eux un précédent à éviter. En rendant publique leur alliance, ils ont simplement pris le relais d’une Allemagne quelque peu paralysée par l’incertitude politique consécutive aux élections législatives du 24 septembre 2017.
De fait, si la France de Macron pouvait encore compter sur deux alliés « naturels » (16) au Bénélux, - la Belgique et le Luxembourg - et si l’on put constater certaines convergences entre les propositions françaises et celles de la Commission européenne, c’est bien de l’Allemagne d’Angela Merkel qu’allait dépendre la bonne ou mauvaise fortune des propositions françaises. Ou plus exactement, si l’on en croit la presse critique, c’est Emmanuel Macron lui-même (tout comme ses prédécesseurs) qui fit le choix de prendre l’Allemagne comme un interlocuteur privilégié en confirmant la réalité d’un « axe franco-allemand » « Le président de la République ainsi que ses ministres ont multiplié les voyages à Berlin pour mettre en scène la grande amitié franco-allemande, dans l’espoir de recueillir un soutien. Le gouvernement allemand a souvent botté en touche. Mais il était tenu par les élections fédérales à venir, avançait l’entourage présidentiel pour justifier ces tergiversations.
À plusieurs reprises, des économistes et des observateurs ont mis en garde la France sur l’illusion française de tout miser sur l’amitié franco-allemande en négligeant les autres, plutôt que de construire un rapport de force avec Berlin. » (10)
[1] Division Internationale du Travail
[2] Par référence sans doute à une autre « alliance du nord », qui s’était formée en Afghanistan autour du commandant Massoud fin XXe début XXIe siècle.
J’avance l’hypothèse que le message est parfaitement reçu, dans le sens où il est entendu, et je donne à ce mot le sens qu’il a dans les relations interpersonnelles : le verbe « entendre » se définit par différence avec le verbe « écouter », le caractère actif du second s’opposant à la connotation de passivité qui est attachée au premier. Il me semble raisonnable de supposer que les acteurs individuels qui représentent les Etats et les institutions, ainsi que tous ceux qui les entourent, les conseillent et leur assurent une veille documentaire de chaque instant, jouissent d’une information parfaite sur la communication diplomatique des représentants des Etats partenaires, surtout quand cette communication est publique et vise l’opinion publique. Prenons les dirigeants allemands, supposés donc les interlocuteurs privilégiés des dirigeants français, et dont Angela Merkel n’était que la figure de proue. Ils ne pouvaient ignorer B1, volet officiel et public du message B ; quant à B2, il était de leur responsabilité de l’interpréter ou non dans le sens voulu par l’émetteur : c’est précisément à ce niveau que la thèse de la crédibilité peut être discutée. Quant au message A, il était parfaitement connu de tous, puisqu’Emmanuel Macron avait pris soin de s’adresser non seulement à l’opinion publique française, mais également, à titre de clin d’œil, à un public allemand, (les étudiants de l’Université Humboldt). Non seulement les dirigeants allemands connaissaient, premièrement, la partie européenne du projet électoral de Macron, qui allait devenir par la suite un ensemble de propositions françaises de réformes de l’UE et de l’euro-zone, non seulement elle connaissait aussi, deuxièmement, la partie nationale de ce projet, qui allait devenir par la suite la politique économique et sociale de la France, mais troisièmement, elle connaissait enfin parfaitement le lien établi et assumé par Emmanuel Macon entre la première et la deuxième, parce que ce lien était lui aussi rendu public, à savoir l’idée que l’application de la seconde partie allait donner sa crédibilité à la première. Autrement dit, les dirigeants allemands, comme tous les autres dirigeants d’ailleurs, non seulement connaissaient le message officiel qui leur était adressé par la France, mais ils en connaissaient aussi les arrière-pensées.
Les Allemands savaient donc que M.Macron utilisait l’argument de la crédibilité pour « faire passer » en interne l’idée d’une politique économique que j’ai qualifiée pour aller vite d’ « orthodoxe » (favorable à l’équilibre budgétaire et à des réformes de structure visant à déréguler l’économie). Ils étaient comme une tierce personne invitée dans une pièce à en écouter deux autres parler d’elle.
Cette transparence ne nuisait-elle pas à la crédibilité du message B ? La réponse peut différer selon que l’on suppose le message A sincère ou pas.
Pour illustrer la seconde éventualité, remontons le temps de quelques années. Avant d’être candidat à la présidence de la république française, Emmanuel Macron, ministre de l’économie de François Hollande, avait, en 2015, donné son nom à une loi[1] censée, déjà, créer les conditions de la croissance économique par la dérégulation et la simplification des règles sociales. Elle comprenait plus d’une centaine d’articles portant sur les professions règlementées, l’épargne salariale, la procédure prudhommale, le travail du dimanche… Au cours d’un débat économique, cette « loi Macron » fut qualifiée de « loi d’affichage pour donner des gages à Bruxelles » (3). On en contesta l’efficacité économique intrinsèque pour n’en retenir que la portée symbolique : elle était censée ne servir qu’à prouver à « Bruxelles » que la France « faisait des réformes ».
« Non, faut être sérieux », dit Laurent Jeanneau, « c’est pas en autorisant les gens à faire leurs courses le dimanche qu’on va relancer l’activité. … Ca va effectivement peut-être améliorer le chiffre d’affaires de quelques grands magasins parisiens, mais au-delà de ça, ça n’aura pas un effet macro-économique majeur. Non, en réalité, c’est une loi d’affichage pour donner des gages à Bruxelles. »
Or, si des économistes réunis autour d’une table ou dans un studio étaient capables de mesurer l’impact que cette loi allait avoir sur le taux de croissance potentielle de la France, et donc sur sa capacité à tendre vers un équilibre budgétaire structurel rassurant pour les institutions de la zone euro, comment imaginer que ce doute n’était pas capable de parvenir jusqu’aux oreilles des décideurs de ladite zone ? On ne pouvait affirmer à la fois l’inefficacité économique et la crédibilité de cette loi en tant qu’instrument de communication à destination de Bruxelles. C’était une contradiction dans les termes.
Mais on peut objecter que la « loi Macron » n’avait de Macron que le nom, qu’elle n’était qu’un embryon de politique orthodoxe, un clin d’œil envoyé par les orthodoxes dans le contexte d’une politique qui ne l’était pas, contrairement à celle que le président Macron mettra en oeuvre à partir de mai 2017. La réforme par ordonnances du code du travail, la suppression de l’impôt sur les fortunes autres qu’immobilières, la suppression de la progressivité de la taxation des revenus du capital, semblaient - davantage que la simple ouverture des magasins le dimanche - pouvoir convaincre les tenants de l’orthodoxie au sein des institutions et des gouvernements européens que la France s’y était belle et bien convertie. Pourtant, du fait de la transparence de l’information, ces interlocuteurs savaient que toutes ces mesures étaient en partie justifiées auprès de l’électorat français par un mobile européen : la nécessité de la crédibilité. Ils pouvaient se dire qu’une politique qui a besoin de l’alibi européen est peut-être une politique qui peine à convaincre l’électorat par ses vertus propres. Dans ces conditions, ils étaient en droit de se demander, au moment de la campagne électorale française, si les Français croyaient suffisamment à cette politique pour qu’elle devînt durable, ou s’ils n’étaient pas en train de se trahir… comme se trahissait le personnage de Claude Nougaro, qui amenait ses copains sous le balcon de Marie-Christine pour la convaincre qu’il ne les fréquentait plus !
On rencontre ici la principale limite au parallèle qu’on peut établir entre la « psychologie » des Etats (si l’expression peut avoir un sens) et la psychologie individuelle : il est toujours possible pour un individu de cacher ses pensées, ne serait-ce qu’à soi-même ; ou plus exactement, il est impossible pour un individu de pénétrer la pensée d’un autre. Si l’on voulait pousser à fond le parallèle entre l’individu et l’Etat, on pourrait définir la pensée d’un Etat comme, d’une part, la doctrine qui préside à la définition de sa politique et, d’autre part, l’ensemble des débats internes qu’elle suscite. Or, à la différence des débats intimes dont la conscience individuelle est le siège, l’un comme l’autre sont parfaitement publics, et parfaitement audibles au-delà des frontières de l’Etat. En 2017, les Allemands pouvaient, en suivant la campagne électorale française, pénétrer la pensée de l’Etat français.
Donc, à la question : le message B était-il entendu par son destinataire ?, il faut répondre oui : le message était entendu, mais il l’était un peu trop, jusque dans ses propres arrière-pensées, dont la prise en compte risquait de le rendre contre-productif.
En effet, Angela Merkel savait de la sorte que la politique française avait besoin de l’alibi de la crédibilité européenne pour s’imposer en France. Et Emmanuel Macron savait qu’elle le savait.
« Qui trop embrasse mal étreint », dit-on. Peut-on risquer, pour parodier cet adage : « Qui trop entend mal écoute » ? Pour le savoir, il faut poser la question des suites au message B2 : le message a-t-il été écouté, c’est-à-dire suivi d’effets ?
[1] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques
Pour répondre à cette question, c’est-à-dire pour savoir si le message B a été écouté, il ne s’agit pas tant de savoir si les propositions françaises ont été acceptées ou non, mais de savoir si, durant ces deux premières années du quinquennat d’Emmanuel Macron (de juin 2017 à juin 2019), les réponses apportées à ces propositions l’ont été, ou non, en fonction du contenu de la politique française et de la situation sociale de la France.
Conformément à la conclusion sur l’identité du destinataire du message B, convenons que c’est l’attitude allemande qui semble la plus décisive. C’est celle-ci que j’observerai donc en priorité ici, sans négliger les autres acteurs.
Quand on suit l’évolution de l’attitude des Allemands vis-à-vis des propositions françaises entre juin 2017 et juillet 2019, on peut établir trois constats.
Aucun lien n’a été explicitement établi à Bruxelles ou à Berlin entre le contenu de la politique économique et sociale de la France et le sort de ses propositions pour l’Union. Aucun représentant officiel de l’Union ou de l’Allemagne n’a, à ma connaissance, posé à la France des conditions touchant au contenu de cette politique en échange d’une acceptation de ses propositions pour l’Europe.
Alors, certes, en juillet 2016, le Conseil européen adressa à la France une lettre de recommandation, (dont Mediapart se fit un malin plaisir de la comparer au programme électoral du candidat Macron) (6). Mais les recommandations en question n’y étaient pas présentées comme conditionnant la réponse future de l’instance européenne aux propositions françaises pour l’Europe. Et si les représentants des Etats de la nouvelle « ligue hanséatique » ont semblé donné des leçons de « bonne politique », en clamant : dans leur manifeste : « Les Etats membres doivent d’abord faire le ménage chez eux avant de solliciter la solidarité européenne. » (35), ils s’adressaient officiellement à l’ensemble des gouvernements, en tout cas pas spécialement à la France.
D’abord, l’UE en tant que telle n’avait nul besoin d’un rappel à l’ordre personnalisé pour influencer cette politique : concernant son volet budgétaire il existait une règle officielle, plus ou moins bien appliquée certes, plutôt mal - y compris par les pays réputés locomotives de l’Union -, et censée s’imposer à tous les pays membres de l’euro-zone, celle de la limitation de leur déficit budgétaire à 3% du PIB. Concernant la politique structurelle, si la Commission européenne ne se prive pas d’adresser parfois des « mises en demeure » aux exécutifs qui traînent les pieds les directives visant à la libéralisation du marché de certains services publics[1], la France n’en a pas l’exclusivité ; la Commission est dans son rôle de veiller à l’application d’un principe que les Etats ont choisi eux-mêmes d’introduire dans le traité de Lisbonne, celui de la « concurrence libre et non faussée ». On en dénonce suffisamment le caractère aveugle pour comprendre que son objet n’est pas négociable. Par conséquent, l’obéissance de la France à ces mises en demeure ne conditionne pas la réponse de Bruxelles ou de Berlin aux propositions françaises pour l’Europe.
Ensuite, si de simples recommandations en provenance d’une instance apparaissant abstraite comme le Conseil européen sont déjà de nature à éveiller la méfiance de l’opinion publique et, comme le montre l’analyse de Mediapart, à faire douter du caractère indépendant de la politique française (c’est le sens du terme « copier-coller »), gageons que toute véritable injonction en provenance de Berlin, d’Amsterdam ou de toute autre capitale de l’orthodoxie financière eût été interprétée comme une ingérence. Angela Merkel le savait bien et se fût bien gardée de prendre publiquement ce risque.
Enfin, en faisant apparaître dans un tel communiqué l’obéissance à ces préconisations comme une condition d’acceptation par l’UE ou l’euro-zone des propositions françaises, ses rédacteurs se seraient lié les mains d’une manière qui rend l’hypothèse invraisemblable.
L’attitude des dirigeants allemands a montré une relative constance, alors même que la politique française, soumise notamment aux influences du mouvement social, a dû s’adapter à des soubresauts, pour ne pas dire prendre un véritable tournant en décembre 2018.
Or, si vraiment l’attitude allemande avait dépendu de la « bonne volonté » française en matière d’orthodoxie économique, on aurait dû assister à un phénomène cyclique, l’Allemagne soutenant les propositions françaises durant une première phase, avant, dans une seconde phase, de mesurer voire de supprimer ce soutien par déception. Le 17 novembre 2018, jour du déclenchement du mouvement des « gilets jaunes », marquerait symboliquement la césure entre ces deux phases et le début d’un « affaiblissement » d’Emmanuel Macron aux yeux de l’étranger et d’Angela Merkel : décidément, la France n’était toujours pas « crédible », puisqu’aucun de ses gouvernements ne s’avérait capable de garder le cap de l’orthodoxie dans la tempête sociale.
Pour savoir si l’automne 2018 marque un véritable tournant dans la crédibilité française à Berlin ou à Bruxelles, voyons si le sort fait aux propositions françaises a changé à partir de ce tournant.
Cela implique tout d’abord d’en établir un premier bilan à cette période.
Bilan d’un an de politique européenne du président Macron
Ce bilan, en septembre 2018 (34) apparaît pour le moins mitigé.
Si toutes les avancées (sur le droit d’auteur européen[1], sur les universités européennes, sur la force européenne de protection civile[2]) dont Emmanuel Macron se félicite dans son discours anniversaire ne lui sont pas exclusivement dues, il faut savoir « rendre à César ce qui appartient à César » : dans le domaine de la défense et de la sécurité, son « initiative européenne d’intervention » a été approuvée par huit pays (dont l’Allemagne), qui ont décidé de rejoindre la France dans ce cadre de coopération militaire renforcée. Dans le domaine social, les efforts d’Emmanuel Macron ont abouti à une révision de la directive de 1996 sur le travail détaché. Ce compromis, adopté au conseil des ministres des affaires sociales réuni le 23 octobre 2017 à Luxembourg, a été approuvé le 29 mai 2018 par le Parlement européen. Il contient des améliorations sur la durée du contrat, désormais limitée à 1 an, et sur le salaire, le principe de l’égalité remplaçant celui de l’alignement sur le salaire minimum du pays d’accueil. (Mais la nouvelle directive ne s’applique pas au transport[3] et n’entrera en vigueur que quatre ans après son adoption définitive) (22). Dans le domaine fiscal, Paris a su convaincre une majorité de pays membres de suivre la Commission sur un projet de taxation du chiffre d’affaires des « GAFA » (géants du numérique) (34). Mais cette proposition sera assez largement vidée de sa substance dès décembre 2018 au stade de la discussion bilatérale entre la France et l’Allemagne (36) (assiette limitée aux recettes publicitaires, pas d’application avant 2021) (12). Faute de l’unanimité nécessaire en matière fiscale, la taxation des GAFA ne verra finalement pas le jour, et la France décidera de faire cavalier seul sur la question (42).
Notons que bizarrement, aucune de ces avancées n’est concernée par le contenu du message B2. On ne voit pas quelle influence la politique économique et sociale de la France aurait pu avoir sur la capacité de ses partenaires à accepter, par exemple, une amélioration du sort des travailleurs détachés. On ne voit pas en quoi cette politique pouvait modifier leur perception de ce qu’était leur intérêt en la matière. Sur cette question, les prises de position des Etats ont reflété assez fidèlement la place de chacun dans la division internationale du travail. Les plus réticents se positionnent comme des pays à bas coût de main-d’œuvre. Comment pouvaient-ils percevoir le fait que la France, avec les ordonnances sur le code du travail, était en train de déréguler son marché du travail ? Si l’on attribue à leurs dirigeants une perception libérale-nationaliste de leur intérêt national, et en supposant que la politique intérieure de la France ait une influence sur leur vote au sujet des propositions françaises en général et de celle-ci en particulier, il serait illogique de penser que l’amélioration de la compétitivité de la force de travail de la France, attendue de la dérégulation de son marché du travail, pouvait rassurer ces pays et les convaincre d’accepter, en échange, une directive qui allait au contraire, dégrader la compétitivité de leur propre main d’œuvre. Or, si quatre de ces pays (Pologne, Hongrie, Lituanie et Lettonie) ont campé sur leurs positions en votant contre la nouvelle directive, quatre autres (Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, République tchèque) ont « finalement basculé dans le camp français » (22). Force est donc de conclure que s’ils l’ont fait c’est en obéissant à d’autres considérations que l’évaluation de la politique nationale française.
Mais je suis de mauvaise foi. Je sais bien que B2 n’a jamais été censé s’adresser à ces gouvernements-là, puisque l’Allemagne a été identifiée, rappelons-le, comme son véritable - en tout cas principal - destinataire.
Il est à noter que ce destinataire a finalement fait bon accueil à une des propositions françaises les plus emblématique d’une volonté de progresser dans la solidarité financière : celle d’instituer un budget de la zone euro. C’est au sommet franco-allemand de Miseberg, le 19 juin 2018, que le principe en a été décidé entre la France et son interlocuteur privilégié (30). Ce budget pourrait même contribuer aux dépenses d’un Etat-membre frappé par une crise. Toutefois, aucun montant n’a pu être arrêté à ce stade : il sera de toute façon bien inférieur aux ambitions de M. Macron. De plus, en septembre 2018, ce projet n’a toujours pas dépassé le stade bilatéral franco-allemand, puisqu’ il n’a pas été retenu au Conseil européen du 29 juin 2018 (32) (dont l’ordre du jour fut accaparé par les questions migratoires).
En septembre 2018, d’autres propositions françaises ont déjà connu l’enlisement voire de véritables enterrements : la taxe sur les transactions financières, la taxe aux frontières sur le carbone, la constitution de listes transnationales aux élections européennes de 2019, la création d’un « Super-ministère » des finances pour la zone euro, enfin la réforme des accords de Dublin sur l’accueil des réfugiés.
De plus, si Angela Merkel s’est imposée le silence après les élections législatives de septembre 2017 et jusqu’à sa réélection pour un 4e mandat en mars 2018, des désaccords franco-allemands ont commencé à apparaître dès le printemps 2018 sur un sujet sensible en terme de solidarité entre les membres de la zone euro : la gestion du risque généré par les dettes souveraines[4].
Le tournant du 17 novembre 2018
Après le tournant du 17 novembre 2018 (début du mouvement des « gilets jaunes » en France), la logique formelle commandait aux tenants de la thèse de la crédibilité d’en inverser les termes : si la capacité française à « mener des réformes » et à respecter les règles budgétaires européennes était censée lui donner du poids au niveau des négociations européennes, à l’inverse, les dérapages prévisibles du budget français consécutifs à la tentative de calmer le mouvement des « gilets jaunes » devait immanquablement « fragiliser » la position française au niveau international et singulièrement européen.
Le véritable tournant dans les faits se situe le 10 décembre 2018 : ce jour-là, le président Macron prononçait un discours dans lequel il annonçait un certain nombre de mesures sociales dont le coût était estimé à 10 milliards d’euros. La prévision du déficit budgétaire pour 2019 passait ainsi, selon la Commission européenne, de 2,8% à 3,4% du PIB. (Le projet de loi de finances, amendé en conséquence, prévoira dans sa dernière mouture un déficit à hauteur de 3,2% du PIB, et une dette publique atteignant, en 2019, 100% du PIB (40). La Commission temporisa : « L’institution ne se prononcera que quand elle disposera des nouveaux équilibres du budget 2019 approuvés par le Parlement français : probablement en mai. » (38). De fait, après les annonces présidentielles du 25 avril 2019, faisant suite au « grand débat national », le gouvernement français maintenait son objectif de déficit à 2% du PIB pour 2020 (13). Le commissaire Moscovici relativisa : « “Si on se réfère aux règles : dépasser cette limite peut être envisageable de manière limitée, temporaire, exceptionnelle”, a-t-il dit dans un entretien au Parisien, reprenant les arguments du gouvernement français » (13).
Les dirigeants italiens, aux manettes depuis peu, et qui viennent d’être rappelés à l’ordre budgétaire par cette même commission, dénoncent alors un « deux poids-deux mesures ». Mais le gouvernement allemand, contrairement à la presse, se garde bien de « souffler sur les braises ». Officiellement silencieux, il laisse transparaître des signes qui montreraient qu’il utilise une autre logique : autant Berlin, comme nous l’avons vu, n’a pas cru bon de soutenir la position française quand le gouvernement français paraissait « crédible », autant il ne semble pas prêt à lâcher Paris quand la « crédibilité » n’est plus là. « S’il tient à ce que M. Macron poursuive sa politique de réformes engagée en 2017, le gouvernement allemand est avant tout soucieux de voir l’ordre public restauré en France, d’où la volonté de ne pas gêner M. Macron par des déclarations imprudentes. » (38). Autrement dit, l’argument de la crédibilité est à double tranchant : si l’indulgence allemande se confirmait, cela montrerait que l’orthodoxie budgétaire s’avère, dans certaines circonstances, moins efficace que le « laxisme » pour parvenir à ses fins dans l’UE.
C’est ce paradoxe qui est évoqué dans la conversation qui suit (5). L’un des participants, Jérôme Fourquet[5] suggère que M. Macron, desservi par la crise, peut aussi s’en servir auprès de Bruxelles pour revendiquer un assouplissement des règles.
«Axel de Tarlé : … Comment est-ce que les Allemands (…) voient ça et est-ce que, vu de l’étranger, on ne dit pas “oh là là la France !”, est-ce que Emmanuel Macron n’est pas terriblement affaibli par ces images de violence, semaine après semaine ?
Jérôme Fourquet : … Aujourd’hui, effectivement, il est considérablement affaibli. Alors ça peut aussi lui être utile dans les négociations avec nos partenaires européens : un traitement de faveur par rapport à ce qu’on réserve aux Italiens en disant : “Ecoutez, moi j’ai les gilets jaunes à la maison donc il va falloir me lâcher un peu la bride, il faut que je…
-Sur les déficits ?
-Voilà, sur les déficits. Mais effectivement le camp pro-européen est aujourd’hui assez orphelin parce qu’on avait mis énormément d’espoir en Emmanuel Macron et on voit bien que ce dernier, aujourd’hui, dans son propres pays, est affaibli. »
Autrement dit, la contrainte économique peut être interprétée de deux manières opposées : soit le strict respect de l’orthodoxie budgétaire donne de la crédibilité à la parole diplomatique au sein de l’UE, soit au contraire c’est le non-respect de ces règles qui permet d’arracher plus de concessions politiques. Soit l’équilibre budgétaire rend fort, soit c’est le déficit qui rend fort. Le fait qu’on puisse défendre les deux ne montre-t-il pas que la crédibilité politique ne découle pas mécaniquement et directement de l’économie ? Les observateurs avant tout, mais aussi les acteurs politiques donnent le sens qu’ils veulent à la contrainte économique.
Ironie de l’histoire : c’est en plein milieu de ce débat budgétaire intra-zone euro, en pleine tempête sociale sur le territoire de la France, que la principale proposition française de solidarité financière, le budget de la zone euro, finit par être acceptée dans son principe lors du sommet de la zone euro du 14 décembre 2018.
Ces paradoxes - des propositions qui s’enlisent par temps calme et qui semblent se débloquer quand la France est « affaiblie » - peuvent donc faire douter de la véritable influence de la situation nationale dans les discussions européennes et soulèvent donc la question de ce qui détermine les prises de positions des Etats dans ces discussions.
[1] Une directive européenne a été adoptée sur ce sujet le 27 mars 2019 par le Parlement européen. Elle prévoit de renforcer la contribution des plateformes numériques à la rémunération des auteurs https://www.franceculture.fr/numerique/droits-dauteur-ce-qui-change-avec-la-nouvelle-directive-europeenne. Mais la Commission en avait formulé le projet dès le 4 septembre 2016.
[2] Un mécanisme européen existe depuis 2001. La commission européenne a adopté en novembre 2017 un projet qui le renforce. Cf. (33)
[3] Sur demande de l’Espagne
[4] Des précisions seront apportées plus loin sur cette question. Cf. troisième constat
[5] Directeur du département Opinion de l’IFOP
Les positions allemandes au sein du forum européen ont, si l’on en croit les commentaires, obéi à des considérations très éloignées de celles concernant l’observation de la politique française. Il faut retenir trois ordres de causalité pour expliquer ces prises de position : la prise en compte par l’Allemagne de ses intérêts économiques, l’état du rapport de forces politiques interne et européen, enfin le rapport des forces à l’intérieur des négociations entre Etats-membres.
La prise en compte de ses intérêts économiques explique la frilosité de l’Allemagne à l’égard des propositions à caractère protectionniste ou touchant les intérêts des grands groupes multinationaux. Son excédent commercial rend ce pays plus sensible que tout autre au risque de représailles commerciales de la part de ceux qui sont ses clients. Illustration : la Commission européenne avait intégré la proposition française de contrôle des IDE (Investissements Directs Etrangers) dans un projet de règlement que son président Jean-Claude Juncker déroula dans son « discours sur l’état de l’Union » du 13 septembre 2017 (18). L’Allemagne était jusqu’alors réticente car elle craignait les mesures de rétorsion commerciale de la Chine contre ses exportateurs. Ce qui la fit changer d’avis et se ranger aux côtés de Paris sur cette question relève encore de la prise en compte de ses intérêts économiques, davantage que de la capacité de conviction d’Emmanuel Macron. En effet, si certains industriels allemands n’ont pas intérêt à la protection, d’autres subissent les tentatives de contrôle de l’étranger. « Mais la tentative de rachat d’un fabricant de machines-outils (Aixtron) et l’acquisition d’une pépite allemande de la robotique (Kuka), fin 2016, ont changé la donne outre-Rhin » (18). En revanche, Berlin est resté frileux face au projet de taxation des « GAFA » par crainte que Donald Trump y voie une raison supplémentaire de mettre à exécution ses menaces de taxation à 25% des importations automobiles européennes, l’industrie allemande étant en première ligne à ce sujet. (12)
La prise en compte du rapport des forces politiques fournit un éclairage déterminant pour rendre compte de l’attitude allemande. Quand Emmanuel Macron arrive aux affaires, l’Allemagne prépare les élections législatives du 24 septembre 2017. Angela Merkel doit tenir compte de la pression de son électorat, de ses adversaires mais aussi de son propre parti : si ce dernier, la CDU[1], avec ses alliés bavarois de la CSU[2], n’est guère favorable à l’idée « macronienne » de budget de l’eurozone (27), les libéraux du FDP[3] sont particulièrement hostiles aux propositions françaises, refusant toute idée de transferts financiers à l’intérieure de la zone euro, et par conséquent toute idée de budget pour cette zone (19). Or, à l’issue du scrutin du 24 septembre, tandis que l’alliance CDU/CSU « a fait son pire résultat électoral depuis la Seconde Guerre mondiale », et que l’extrême droite de l’AfD[4] a réalisé une percée qui lui a ouvert la porte du Parlement, les libéraux ont augmenté leur poids « en durcissant leur discours, notamment à l’égard de l’Europe et de tout projet de redistribution communautaire. » (10).
La recherche d’une coalition permettant de former un nouveau gouvernement occupa la fin de l’année et l’hiver 2017-2018 en Allemagne. Cinq mois d’arrêt sur image en Allemagne, cinq mois durant lesquels le téléphone français sonnait dans le vide En revanche, les experts économiques de la droite allemande, tel l’économiste Hans-Werner Sinn, ne se sont pas privés de critiquer les propositions françaises en dénonçant les risques de transfert forcé des pays du nord vers ceux du sud qu’elles comportaient selon eux (11), tandis que dans le forum des Etats de l’Union, les pays de la « nouvelle ligue hanséatique » occupaient le terrain ordo-libéral laissé en jachère par Berlin.
Enfin, en mars 2018, c’est une coalition entre les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD[5] qui confia les rênes à Angela Merkel pour un 4e mandat de chancelière. Cela permit une relance de la discussion entre Paris et Berlin, qui déboucha, en mai 2018, sur l’élaboration d’une feuille de route commune. Un compromis était trouvé sur la question de l’achèvement de l’union bancaire. Mais pour être social-démocrate, le nouveau ministre des finances allemand, M. Olaf Scholz, ne se montra guère plus favorable que son prédécesseur à l’idée d’un budget de la zone euro (29).
Le rapport des forces entre Etats-membres s’exprime dans les diverses négociations qui prennent pour cadre les réunions des conseils des ministres ou des sommets européens. On a pu y mesurer la puissance de négociation d’un Etat-membre à sa capacité à proposer une contrepartie en échange de l’acceptation de ses revendications. Le marchandage n’est pas toujours explicite. Les promesses ou les menaces peuvent être sous-entendues par ceux qui les font, voire fantasmées par ceux qui les entendent et qui en anticipent des contreparties… parfois en vain. Ainsi, en septembre 2018, c’est en vain que l’on espéra faire évoluer l’opposition irlandaise à la taxation des GAFA, en échange d’un soutien bruxellois sur les modalités du Brexit (34). Après le sommet de Miseberg, c’est l’opposition à Angela Merkel au sein de son propre parti qui la soupçonna d’avoir échangé avec la France l’acceptation par Berlin d’un embryon de budget de la zone euro contre le soutien de Paris à un compromis sur les flux migratoires (31). D’autres observateurs supposent que la renonciation à la taxation des GAFA fut le prix à payer pour que l’embryon de budget de la zone euro voie le jour (12). Si les propositions font l’objet de marchandages, il en est de même des quatre postes-clefs de l’UE qui doivent être renouvelés dans la foulée des élections de mai 2019 au Parlement européen : les présidences respectives de la Commission, du Conseil et de la BCE, ainsi que le poste de Haut représentant pour les affaires étrangères. Le parlement européen avait, en 2014, imposé le principe du « Spitzenkiandidat », qui veut que la présidence de la Commission revienne automatiquement au leader du groupe vainqueur des élections. Angela Merkel approuve ce principe, contesté par Emmanuel Macron (14). Et si le compromis qui sera trouvé pour le résoudre consistait à échanger cette présidence contre celle de la Banque Centrale Européenne ? C’est ce qui est sous-entendu par ce journaliste allemand (2) : « Quoi qu’il en soit, Emmanuel Macron n’entend négocier l’attribution de la présidence de la Commission à Bruxelles qu’en lien avec la nomination du successeur de Mario Draghi, [qui quittera en octobre] la tête de la Banque centrale européenne. ». Phrase à relire à la lumière du compromis qui sera finalement mais laborieusement trouvé le 2 juillet 2019, au terme d’un 4e sommet en un mois.[6]
Mais l’échange fondamental qui sous-tendait les négociations Entre la France d’Emmanuel Macron et l’Allemagne d’Angela Merkel, peut, au risque de la caricature, se résumer ainsi : un peu plus de rigueur contre un peu plus de solidarité. Il faut juste préciser le sens de ces mots dans le contexte étudié et pour les protagonistes qui les revendiquent. Alors qu’ Emmanuel Macron et son gouvernement se revendiquent par ailleurs de la rigueur budgétaire au plan national, leurs proposition européennes visaient, répétons-le, à augmenter le degré d’intégration de l’Union Européenne, et la plus emblématique d’entre elles, le budget de la zone euro, traduit par excellence la notion de solidarité. (Il convient tout de même de préciser que la solidarité dont il est question ici concerne les Etats et non les classes sociales). Quant à la « rigueur » allemande, Angela Merkel et son ancien ministre Wolfgang Schaüble la déclinaient dans les discussions européennes à propos de trois questions : le contrôle des banques, le financement de la dette publique des Etats-membres et le contrôle des budgets nationaux. Ces sujets avaient été rendus brûlants par la crise financière de 2008 (pour le premier) et par la crise des dettes publiques de 2010 (pour les deux suivants).
Sur le premier point, fidèle à un ordolibéralisme qui accorde plus d’importance à la sauvegarde des deniers publics qu’à celle des intérêts privés, l’Allemagne, instruite par les faillites bancaires de 2008, plaidait pour un renforcement de la surveillance des banques destiné à limiter l’accumulation par elles de créances douteuses et donc le risque d’appel à l’argent public en cas d’insolvabilité. Sur le deuxième point et en vertu du même principe, elle plaidait pour contraindre les banques à contribuer aux pertes en cas de défaillance de leurs débiteurs, et notamment quand ces débiteurs sont des Etats.
Deux réponses ont été apportées à ces questions par l’Union Européenne : premièrement, la création en 2012 d’un mécanisme Européen de Stabilité (MES), organe intergouvernemental abondé par des apports en capital des 19 Etats-membres de la zone euro et chargé de prêter à taux réduits des sommes à des Etats surendettés qui ont perdu la confiance des créanciers ; deuxièmement, la mise en place en 2015 d’un « mécanisme de supervision » des 130 plus grandes banques de la zone euro et d’un « mécanisme de résolution » des éventuelles défaillances de l’une d’entre elles, qui, en dernier recours, peut faire intervenir un « fonds de résolution ». Ces deux mécanismes, qui doivent être complétés par un mécanisme commun de protection des dépôts bancaires, concrétisent ce qui est connu sous le terme d’ « union bancaire ».
Mais en 2017, l’Allemagne souhaitait renforcer le contrôle des banques et des Etats. Wolfgang Schaüble, ministre jusqu’aux élections de septembre, demandait une évolution du statut du MES. Liant les deux questions du contrôle des finances publiques nationales des Etats-membres de la zone euro et du financement des dettes publiques, il proposait que la surveillance des budgets nationaux passât du contrôle de la Commission, jugée trop « laxiste », à celui d’un MES transformé entre-temps en un véritable Fonds Monétaire Européen (FME). Comme son grand-frère le FMI (Fonds Monétaire International), ce fonds conditionnerait ses prêts au respect strict de la norme budgétaire européenne ; comme chez son grand-frère et comme dans le MES, les droits de vote y seraient proportionnels à la contribution au capital. Berlin se méfiait en effet de la proposition de « communautariser » ce fonds[7], ce qui l’eût placé sous le contrôle du Parlement européen. Au contraire, l’ordolibéralisme commandait de le dépolitiser, considérant que les principes de saine gestion sont universels, alors que Pierre Moscovici, représentant de la Commission, jugeait lui, au contraire, « qu’un Fonds monétaire européen ne devrait “pas être un organe composé uniquement de technocrates” » (45). A moins que Berlin ne redoutât tout simplement la perte de l’influence que l’Allemagne avait dans le MES en tant que plus gros contributeur (46).
Là-dessus M. Macron arrive aux affaires à Paris. Dans un discours à Athènes en septembre, il détaille sa feuille de route européenne. Symboliquement, le lieu n’est pas choisi au hasard. Aux côtés d’Alexis Tsipras, il critique la méthode du FMI dans la gestion de la crise grecque en disant espérer « qu’il “n’ajoute pas de conditionnalités supplémentaires” au programme de réformes initié dans la douleur par la Grèce » (17). Certes, ce ne sont à ce stade que des mots, mais on entend une musique qui tranche avec celle de l’ordolibéralisme et qui confirme que les deux protagonistes campent sur des positions différentes. Par conséquent, le destin de la « feuille de route » d’Emmanuel Macron se jouera dans un marchandage avec Angela Merkel. « Il (le président Macron) compte sur une « avant-garde » de pays prêts à le suivre, à commencer par le Benelux. Mais aucune “refondation » ne sera possible sans un accord avec Berlin. … Si le “grand marchandage” entre Paris et Berlin n’a pas encore débuté, les positions ont déjà commencé à se cristalliser… » (17). On suppose à cette date que la proposition française d’un budget de la zone euro pourrait n’être acceptée par Berlin qu’en échange d’une acceptation par Paris du souhait berlinois d’évolution du MES : « M. Schäuble réclame aussi que ce MES devienne un Fonds monétaire européen. Merkel l’a soutenu sur ce point. Selon plusieurs sources bruxelloises, Paris n’aurait pas d’autre choix que d’accepter cette mue, pour avoir une chance en échange d’obtenir un véritable budget pour l’eurozone. » (17) Quels seront les arbitrages sur ces questions ? Il faudra attendre le 19 février 2018 pour en connaître l’esquisse dessinée par le conseil des ministres des finances de la zone euro, et que confirmera le sommet du 14 décembre : les budgets nationaux resteront sous le contrôle de la Commission, la transformation du MES en FME sera bien amorcée, mais il ne sera pas communautarisé (25).
En 2017, l’Allemagne poussait d’autre part à l’approfondissement de l’ « union bancaire », qu’elle considérait comme une condition préalable à une acceptation du budget de la zone euro. Sur cette question, la France plaidait pour une « mutualisation des risques des établissements bancaires dans un seul ensemble européen » (11) tandis que Berlin insistait sur le renforcement du contrôle des banques. Mais c’est en vain que Paris espéra de sa bonne volonté sur le second point des résultats sur le premier. Le débat, conforme jusque-là à la logique ordolibérale (la responsabilité comme condition préalable à la solidarité) sembla dévier sur un terrain personnel illustrant une évolution de la monnaie des échanges. Si deux sortes de troc ont été évoquées plus haut - proposition contre proposition et poste contre poste - voici un exemple d’échange hybride entre poste et proposition : selon Mediapart, seule la menace française, par la voix du ministre de l’économie Bruno Le Maire, de ne pas soutenir le candidat allemand, M. Jens Weidmann à la présidence de la BCE, aurait fait renoncer Berlin à sa proposition de contingenter les dettes d’Etat détenues par les banques (11).
Il fallut attendre la formation du nouveau gouvernement allemand, issu des urnes après cinq mois de gestation, pour qu’un accord fût trouvé entre les deux pays et finalement approuvé par les autres membres de la zone euro le 26 mai 2018 à Bruxelles. Les propositions adoptées visaient à renforcer à la fois la liquidité et la solvabilité des banques. Par exemple, 8% de leur passif devait contenir des dettes susceptibles d’être transformées en capital en cas de défaillance (29). En échange, les Allemands acceptaient la création d’un filet de sécurité de 60 milliards d’euros, adossé au MES et destiné à parer aux menaces de faillite massive d’une banque. Comme le souligne Le Monde, ce « “paquet bancaire” était un préalable exigé par les Allemands, mais aussi par les Néerlandais et les Finlandais, pour progresser dans la discussion portant sur une plus grande solidarité entre Etats membres. » (29)
Enfin, à l’issue de la réunion de l’euro-groupe du 4 décembre 2018, Berlin gagna sur un autre sujet qui lui était cher (12) : les obligations émises par les Etats-membres incluraient désormais une disposition leur permettant de « faire défaut », c’est-à-dire de ne pas honorer la totalité de leurs engagements, au détriment des créanciers privés.
On le voit, la partie allemande avait besoin de se rassurer sur la rigueur pour avancer sur la solidarité. Mais les exigences qui traduisaient ce besoin portaient sur les institutions de l’Union et de l’eurozone, non sur celles d’un quelconque Etat-membre, pas davantage la France que n’importe quel autre. Cela est conforme à la philosophie de l’ordolibéralisme qui, comme son nom l’indique, revendique un compromis entre l’ordre et la liberté. Ce compromis, étendu des rapports entre l’Etat et les acteurs privés aux rapports entre l’Union et les Etats-membres, peut se résumer par le slogan suivant : « Faites ce que vous voulez chez vous, mais respectez les règles communes ». Il n’a jamais été publiquement question d’un échange quelconque entre la satisfaction des « revendications » françaises et la réalisation de telle ou telle réforme en France. Les débats européens ne mettent pas en jeu les politiques nationales.
[1] Christlich Demokratische Union Deutschlands (parti chrétien démocrate d’Allemagne)
[2] Christlich-soziale Union in Bayern, Union chrétienne-sociale en Bavière
[3] Frei Demokratische Partei (Parti Libéral Démocratique)
[4] Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne)
[5] Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne
[6] L’Allemande Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission, le Belge Charles Michel à la présidence du Conseil, l’Espagnol Joseph Borrell comme Haut Représentant de l’UE et la Française Christine Lagarde à la présidence de la BCE.
[7] Ce fut une proposition de Claude Juncker, président de la Commission européenne, en septembre 2017. Cf., (24)
Nous n’avons donc pas pu observer dans les faits de lien entre la position d’Emmanuel Macron dans le rapport des forces intérieures et le sort de ses propositions européennes. D’une manière générale, les positions des gouvernements des Etats-membres au sein de l’arène européenne découlent prioritairement de la prise en compte de leurs intérêts objectifs. En particulier, les réponses que l’Europe a apportées aux propositions françaises ne doivent guère à la lecture du message B2, ce qui revient à dire que celui-ci n’a pas obtenu de réponse, et qu’en d’autres termes il est resté « lettre morte ».
Pourtant, nous avons vu que s’il n’a pas été écouté, ce message a été entendu par son principal destinataire, y compris dans ses arrière-pensées. Si ce dernier point explique peut-être une part de son inefficacité, il ne le rend pas inutile pour tout le monde : mon hypothèse est que ce message mythique fut instrumentalisé tant par son destinataire que par son émetteur.
Il ne fut pas inutile d’abord pour son principal destinataire, Angela Merkel, qui l’a aussitôt réexpédié. Car nous avons bien vu que dans le contexte électoral allemand de 2017, elle aussi avait besoin de convaincre, besoin d’acquérir de la… crédibilité. En clair, alors même qu’elle n’en était pas dupe, la chancelière pouvait relayer, - et l’a sans doute fait - le message d’Emmanuel Macron, ses promesses de « bonne conduite » orthodoxe, lorsqu’elle avait besoin de convaincre des adversaires plus eurosceptiques ou plus orthodoxes qu’elle.
Il ne fut pas inutile ensuite pour son expéditeur, Emmanuel Macron, qui pouvait ainsi justifier, au nom de la crédibilité européenne, une politique économique nationale avant tout dictée par une idéologie libérale.
La crédibilité ne signifie pas que tout le monde croit, mais plutôt que chacun sait que l’autre croit, ou chacun croit savoir que l’autre croit. La crédibilité peut ainsi être parfaite alors même que personne ne croit.
La crédibilité n’est pas ici la capacité d’un acteur à en convaincre un autre, mais sa capacité à le convaincre de sa capacité à en convaincre d’autres. La crédibilité est la capacité à convaincre de sa crédibilité.
Le lien qui est établi entre le caractère orthodoxe de la politique économique française et la possibilité de progrès dans l’intégration et la solidarité européenne est un lien sans fondement objectif ou dont le fondement objectif est éminemment discutable et reste à démontrer. Néanmoins, ce lien existe à l’état d’argument utilisé par les différents acteurs du camp « centriste », tant en France qu’en Allemagne. Ils instrumentalisent cette représentation qui, de ce fait, acquiert une part de vérité.