La croissance est-elle en trompe l'oeil ?

         Valérie Pécresse était l’invitée de Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter le 10 novembre 2021 à 7 h 50.  

         Léa Salamé évoqua les propos du président de la République concernant la conjoncture économique de la France à l’automne 2021 : «… il  se satisfait des résultats économiques : la croissance repart, le chômage a retrouvé son niveau d’avant-crise, il vise le plein-emploi,… il dit aussi : la France est une locomotive en Europe en cette année 2021… »

Réponse de Valérie Pécresse, candidate LR à la candidature à l’élection présidentielle : « … cette reprise est en trompe l’oeil. Quand on a 85 milliards de déficit de la balance commerciale, … ça veut dire… que tout le pouvoir d’achat qu’Emmanuel Macron donne aux Français aujourd’hui, il part dans … l’achat de smartphones américains ou coréens, dans l’achat de voitures japonaises... »

 

La reprise est-elle en trompe l’oeil ?

         Les chiffres sont pourtant là : le PIB (produit intérieur brut) de la France a augmenté de manière spectaculaire en 2021. Selon l’Insee, après un premier trimestre de stabilité, il a progressé de 1,1 % au 2e trimestre et de 2,7 % au 3e trimestre, ce qui conduit l’Institut à prévoir une croissance de 6,25 % sur la totalité de l’année 2021[1].

         Il est vrai que les bons chiffres de 2021 ne doivent pas faire oublier les mauvais chiffres de 2020, année au cours de laquelle la pandémie de covid-19 a provoqué une chute de 8 % environ du volume du PIB, qui relativise la portée des + 6,25 % de 2021.  Une quantité qui baisse de 8 % est multipliée par 0,92 et par 1,06 si elle augmente de 6 %. Sur les 2 années 2020 et 2021, le PIB de la France sera donc multiplié par 0,92 x 1,0625 = 0,9775. Il aura donc à peine rattrapé le niveau de 2019. C’est ici que se situe le trompe l’oeil, si trompe l’oeil il y a.

         Pourtant, si l’on se fie toujours aux constats et prévisions de l’Insee, cette quasi-stagnation du PIB sur 2 ans permettra à l’emploi total (salarié et non salarié) de connaître une croissance nette, puisqu’il augmenterait de 474 000 embauches sur l’année 2021, après avoir diminué de 263 000 en 2020. Le taux de chômage passerait alors de de 8,0 % en moyenne au deuxième trimestre 2021 à 7,6 % aux troisième et quatrième trimestres. En effet, trompe l’oeil ou pas, seule une baisse du chômage donnerait un sens à cette croissance.

         Quoi qu’il en soit, Valérie Pécresse n’argumente pas là-dessus. Pour elle, si la croissance est en trompe l’oeil, ce n’est ni parce qu’elle cache une stagnation du PIB sur 2 ans (ce qui est vrai) ni parce qu’elle manquerait d’effets sur l’emploi (ce qui est faux) : non, c’est parce qu’elle s’accompagne d’un déficit extérieur.   Elle établit un lien entre croissance et commerce extérieur, selon lequel le déficit extérieur annulerait la croissance. Ce lien serait vrai si, comme elle le prétend par emphase électorale hyperbolique, la totalité du pouvoir d’achat supplémentaire distribué par l’État dans le cadre du soutien exceptionnel à l’économie était réellement dépensée en importation. Il ne resterait alors par déduction aucune partie de ce pouvoir d’achat consacrée à l’achat des produits français : les entreprises françaises n’augmenteraient pas leurs ventes, n’augmenteraient pas leur production, il n’y aurait pas de croissance, et Valérie Pécresse aurait raison.

         Et pourtant… et pourtant elle tourne ! (allais-je écrire). Et pourtant, il y a bien de la croissance, le PIB a bien augmenté de manière spectaculaire dans l’année 2021. Ne me faites pas revenir sur les chiffres.

         Si le PIB a bien augmenté, et si le déficit extérieur s’est bien creusé dans le même temps, c’est que le déficit extérieur n’annule pas la croissance, que son augmentation n’a pas lieu au détriment de la croissance, que croissance du PIB et augmentation du déficit ne s’opposent pas ou, comme on dit en mathématique, que la relation entre déficit extérieur et croissance du PIB n’est pas négative : elles ne varient pas en sens inverse l’une de l’autre. Au contraire, on peut même montrer que la relation est positive : quand le déficit croît, le PIB croît, toute chose égale par ailleurs. 

         Il en est ainsi parce que, en réalité, ce n’est pas la totalité du pouvoir d’achat qui est dépensée en importations. Seule une portion se dirige vers les biens et services importés et, quand il augmente, seule une portion de cette augmentation. En 2017, cette portion, cette part des importations dans la demande intérieure (que les économistes nomment aussi parfois le « taux de pénétration du marché intérieur ») était en France de 31,9 %, variant selon les secteurs de 8,8 % pour les services marchands à 35,3 % pour l’industrie et à 14,5 % pour l’agriculture[2]. Cette part est relativement stable à court terme même si elle varie à moyen terme : en France, elle a mis 68 ans pour doubler, puisqu’elle se situait à 13,5 % en 1949 (à 15 % en 1969, 22,4 % en 1989, etc.) 

         Et cela change l’essence même du raisonnement : entre 100 % et 30 % il y a une différence de nature avant toute différence de degré. Pour un taux de pénétration de 100 %, la distribution de pouvoir d’achat ne génère aucune croissance ; mais pour toute autre valeur de ce ratio, la relation est positive. A 99 % elle serait encore positive.  Autrement dit, lorsque le pouvoir d’achat augmente, une partie sert à acheter des produits étrangers, et une autre partie sert à acheter des produits français et contribue à la croissance française. Quel que soit le taux de pénétration dès lors qu’il est stable à court terme (et inférieur à 100%), multiplier par 2 la dépense des Français aboutit à multiplier par 2 tant l’importation que la production. L’augmentation de la demande entraîne en même temps (tiens, tiens), une augmentation des importations et de la production nationale (domestique, disent souvent les économistes). Ces deux effets sont compatibles et ne s’opposent pas ; il n’y a pas à choisir entre eux. L’augmentation des importations ne se fait pas au détriment de la croissance ni inversement.

         Autrement dit, la distribution du pouvoir d’achat a deux conséquences qui s’opposent, une négative (creusement du déficit extérieur) et une positive (croissance de la production et de l’emploi). Loin d’être un frein à la croissance, l’augmentation des importations est le prix à payer pour cette croissance.

         Tirer argument de l’aggravation du déficit commercial pour qualifier la croissance de trompeuse suggère que le creusement du déficit extérieur démentirait la croissance. En réalité, ce creusement est au contraire un indice, un signe qui annonce la croissance (comme le vent annonce la tempête, dirait un « décroissant »). Et il en est ainsi parce que notre économie est structurellement dépendante de l’extérieur. Mais ceci est une autre histoire. 

 

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