Mélenchon, le dollar et Zemmour

          L’erreur est humaine, Jean-Luc Mélenchon aussi. Il lui arrive donc de se tromper.  Dans le débat qui l’opposa à Eric Zemmour, sur BFMTV, le 24 septembre 2021, une discussion s’engagea sur les richesses respectives de la France et des États-Unis. Pour Zemmour, la France a décliné, « parce qu’on y a appliqué les recettes de M. Mélenchon », c’est-à-dire qu’on y a développé l’État Providence. Il y voit pour preuve que les niveaux respectifs des PIB US et français se sont éloignés l’un de l’autre depuis les années 1970. A cette époque, dit-il, « le PIB par habitant était supérieur à celui des Allemands et des Américains. Aujourd’hui, 40 ans plus tard, nous avons un PIB par habitant inférieur de 15 % de celui des Allemands et de 40 % de celui des Américains ».

 

         Pour Jean-Luc Mélenchon, la France reste au contraire la « 5e puissance économique » mondiale[1], comme il le rappelle souvent, soit pour dénoncer le scandale de la persistance paradoxale de la pauvreté, soit pour montrer que la France peut, si elle le veut, imposer un rapport de forces lui permettant de s’affranchir des traités européens. Il aurait pu contester les chiffres livrés par son adversaire, montrer qu’ils exagèrent le « retard » actuel du PIB français sur celui des États-Unis, et qu’ils en exagèrent aussi l’aggravation, puisqu’en 1971, le second dépassait déjà le premier de 21 %, tandis que le PIB allemand égalisait grosso modo le français (cf., tableau n° 1).  Il aurait pu ajouter que la puissance économique ne se réduit pas au PIB, ni global ni par habitant [2].

         Au lieu de cela, il choisit de réfuter la comparaison du PIB français avec celui des États-Unis. En effet, ce dernier serait surévalué dans la statistique : il comporterait des éléments artificiels, en quelque sorte une fausse richesse. Écoutons-le : « L’évaluation du PIB des États-Unis, maintenant, et dans les années 70, ça n’a rien à voir, pourquoi, parce qu’entre-temps ils se sont donné le privilège de battre monnaie sans contrepartie et donc ils impriment des dollars autant qu’ils veulent … et par conséquent dans l’évaluation du PIB américain il y a ce qu’ils appellent les services, c’est-à-dire les activités bancaires, on pourrait appeler cela la spéculation, si on veut (en français un peu vulgaire), et les assurances et ainsi de suite ; tout ça ne produit absolument rien, je veux dire, aucun objet matériel, aucune richesse particulière qui soit utilisable par les gens, tant et si bien que… ces comptes-là ne permettent pas d’établir des comparaisons qui ont un sens,  il faudrait savoir où ils en sont : eh bien je peux vous le  dire : l’agriculture doit représenter 2 % de leur PIB et l’industrie, une quantité négligeable... »

         L’argumentation de Mélenchon - largement implicite parce que, dans un tel débat, il n’est pas possible d’improviser un discours construit - pourrait être explicitée de la manière suivante : depuis que les États-Unis peuvent créer des dollars sans limites et sans contrepartie, l’évaluation de leur PIB est surestimée.  La contrepartie de la monnaie est la production, il n’y a de production que matérielle, le poids écrasant des services dans le PIB des États-Unis est une preuve de l’absence de contrepartie aux dollars créés. La portion de ce PIB correspondant aux services, notamment aux services financiers qui dissimulent la spéculation, est artificielle. Sans la croissance des services financiers, le PIB par tête ne serait pas plus élevé aux États-Unis qu’en France.

         En résumé, cette argumentation aborde deux thèmes distincts : le rôle de la création de dollars dans l’estimation du PIB des États-Unis d’une part, la question de la structure du PIB des États-Unis et du poids des services dans ce PIB d’autre part. Elle mérite d’être discutée sur chacun de ces deux thèmes.

         Concernant le premier point, Jean-Luc Mélenchon est victime de la métaphore de l’inondation qui avait cours dans les années 1970 : « les Américains (des États-Unis) disait-on, inondent le monde de leurs dollars, provoquant de l’inflation ». Ce n’était pas faux, mais on se représentait alors cette masse de dollars comme un monceau de billets verts détrompés qui flottaient sur les océans et venaient s’échouer sur les plages comme aujourd’hui les sacs en plastique sur le « 6e continent ». Des dollars devenus déchets, réduits à la valeur 0 par leur abondance et par l’inflation qu’elle provoquait. Une inflation-pollution. Et par conséquent, ces billets pollués polluaient à leur tour tout ce qu’ils touchaient. En particulier, sans valeur, ils dévalorisaient tout ce qu’ils désignaient, tout ce qu’ils symbolisaient, en premier lieu l’économie de leur pays d’origine. Le PIB des États-Unis, estimé en dollars, était donc suspecté de contamination :  il en perdait toute valeur « réelle ». 

         Cette image est-elle fidèle à la réalité ? La création de dollars sans contrepartie conduit-elle à une surestimation du PIB des États-Unis ? Cette question mérite d’être décomposée comme suit :

         1 Les dollars sont-ils fabriqués sans contrepartie ?

         2 La fabrication de dollars sans contrepartie conduit-elle à surestimer le PIB des États-Unis ?

         Le 15 août 1971, le président Richard Nixon décida de suspendre la convertibilité du dollar en or, ce que Mélenchon traduit par l’expression : « ils se sont donné le privilège de battre monnaie... ». Cela signifiait en fait que les acteurs économiques des États-Unis pouvaient désormais dépenser à l’étranger sans limites et creuser sans limites le déficit de leur balance des paiements. Les anti-impérialistes eurent beau jeu de dénoncer le privilège exorbitant que la première puissance mondiale s’était alors donné, en obligeant le reste de la planète à lui céder ses usines en quelque sorte contre de la fausse monnaie,  

         « Sans limites » signifie-t-il « sans contrepartie » ?  La question de la contrepartie de la monnaie est celle des actifs contre lesquels on peut l’échanger. L’or fut longtemps la principale contrepartie de la monnaie, en tout cas la plus emblématique. Mais son élimination en 1971 eut le mérite de mettre en lumière les autres contreparties, la principale d’entre elles étant la production. On peut très bien se passer de l’or, pourvu que la monnaie croisse au même rythme que la production, l’inflation sanctionnant une augmentation de la masse monétaire plus rapide que la production, la déflation découlant de la tendance inverse. Et le mot « contrepartie », inventé pour l’or, fut appliqué à d’autres actifs et, plus généralement, à la production.

         Il convient de relativiser l’importance de l’année 1971 du point de vue de la création de dollars.

         Il en est du dollar comme de n’importe quelle autre monnaie : ce sont les banques qui en créent lorsqu’elles accordent des crédits. Ce mécanisme existe dans tous les pays et il a existé bien avant 1971. Chaque banque rencontre cependant trois limites : la préférence des acteurs économiques pour les billets, le risque de fuite vers d’autres banques, les restrictions imposées par la banque centrale.

         On doit ajouter à ces limites celles qu’impose la contrainte extérieure. En effet, il faut rappeler à Jean-Luc Mélenchon comme à Valérie Pécresse (voir article du 1er décembre 2021) que, dans un pays où le déficit extérieur est structurel, la création de monnaie alimente simultanément la demande interne et la demande extérieure. En d’autres termes, elle stimule la croissance et encourage en même temps l’importation. Pour le dire encore autrement, le creusement du déficit extérieur est dans ce cas et en quelque sorte le prix à payer de la croissance. Dans tout autre pays que les États-Unis, le creusement du déficit extérieur pèse sur le taux de change de la monnaie et sur la dette extérieure, ce qui a de quoi encourager les gouvernements à limiter la création monétaire.  Mais, aux États-Unis, la contrainte extérieure a disparu en 1971, et la création de dollars en a été grandement encouragée. Voilà la seule particularité du dollar.

         Mais cette disparition de la contrainte extérieure ne modifie en rien la question de la contrepartie, dont la réponse peut être approfondie en distinguant les dollars créés selon qu’ils sont dépensés à l’intérieur ou à l’extérieur des États-Unis.

         A l’intérieur, s’applique un raisonnement qui vaut pour tout pays : ou bien l’appareil de production  est capable de répondre à la demande supplémentaire, il y a croissance du volume du PIB, et la statistique l’enregistre. Il est alors faux de dire qu’il n’existe pas de contrepartie à la création de ces dollars-là. Ou bien cet appareil en est incapable et la création de monnaie se perd alors dans la hausse des prix. Dans ce cas effectivement, on peut dire que la contrepartie productive à la création de dollars est insuffisante, mais comme elle le serait dans n’importe quel autre pays confronté au même problème. Dans la réalité, les deux effets s’exercent en même temps : le supplément de demande induit par la création de la monnaie se partage entre une part de croissance et une part de hausse des prix, dont les proportions dépendent de la plus ou moins grande rigidité de l’appareil de production.

         A l’extérieur, on peut dire que les dollars accumulés dans le monde l’étaient effectivement sans contrepartie du fait qu’il n’était pas dans le pouvoir de leurs détenteurs de les échanger contre leur propre monnaie nationale. Or, si sa propre monnaie est un moyen de paiement pour tout citoyen, elle devient, entre les mains d’un détenteur étranger, une devise, c’est-à-dire une simple reconnaissance de dette : son détenteur ne peut l’utiliser dans son pays. Elle peut être dite sans contrepartie puisqu’elle ne peut être échangée contre des biens ou des services. En réalité, les acteurs privés détenant des dollars pouvaient les convertir en leurs propres devises en s’adressant à leurs banques, celles-ci créant en échange de la monnaie nationale et se débarrassant éventuellement des dollars auprès de leurs banques centrales, Il s’est finalement passé dans le reste du monde ce qui s’est passé sur le territoire des États-Unis :  la création monétaire qui a accompagné ces échanges a provoqué tantôt de l’inflation (durant la décennie 1970), tantôt de la croissance (années 1980 et suivantes)

         Alors oui, lorsque l’appareil de production ne parvient pas à répondre à la demande que suscite la création de nouveaux dollars, on peut dire qu’il manque une contrepartie à ces dollars. On peut le dire de même pour toute monnaie nouvellement créée. Dans ce cas, l’écart entre l’augmentation de la quantité de monnaie et l’augmentation du volume de production est comblé par l’inflation. Faute de pouvoir fournir des volumes, les entreprises augmentent leurs prix. Si les statistiques indiquaient des augmentations de la valeur du PIB, on pourrait dire qu’elles surestimeraient dans ce cas la croissance des PIB. Mais on pourrait alors le dire de tous les PIB du monde. Or, il n’en est rien. Les chiffres de la croissance de la France comme des États-Unis portent sur les volumes. Il est donc faux de dire que le PIB des États-Unis serait surestimé du simple fait du statut spécial du dollar.

         Le deuxième thème évoqué dans l’argumentation de Jean-Luc Mélenchon concerne donc la structure du PIB des États-Unis. Soit, nous dit Mélenchon, on a pu constater une augmentation de ce PIB, mais attention, il contient de plus en plus de services, et de services financiers. Or, pour lui, les services ne représentent pas une richesse réelle : « ...tout ça ne produit absolument rien. Je veux dire aucun objet matériel, aucune richesse particulière qui soit utilisable par les gens... ». Par conséquent, l’augmentation du PIB des États-Unis, si elle ne correspond qu’à une croissance de ces services, est pour lui largement factice.

         On constate en effet (dans le tableau n° 2) que les services représentent l’écrasante majorité de l’activité aux États-Unis, l’agriculture et l’industrie étant réduites à la portion congrue. Mais il en est à peu près de même en France. A l’exception du poids des services financiers, cette structure est en outre remarquablement proche et s’est à peu près maintenue telle quelle dans les deux pays dans le passé proche (depuis 2012).  Il n’est donc pas possible de tirer argument de l’augmentation du poids des services dans le PIB des États-Unis pour nier que ce dernier ait crû davantage que le PIB français par habitant.

         On constate de plus, il est vrai, que les États-Unis se distinguent par un poids relativement élevé de la finance dans ces services : environ 7 % contre environ 3 % en France.

         Pourtant, et c’est le 3e constat, la finance est bien loin de recouvrir la totalité de ce que l’on appelle les services, et ce, aussi bien aux États-Unis qu’en France, pour s’en tenir à ces deux exemples. C’est ce que l’on constate aisément à la lecture du tableau 2.  Il n’est donc pas raisonnable d’assimiler les services financiers à l’ensemble des services ou, si l’on préfère, de réduire les services aux seuls services financiers, comme Mélenchon le suggère oralement et donc confusément en disant : « ...ce qu’ils appellent les « services », c’est-à-dire les activités bancaires, on pourrait appeler cela la spéculation, ..., et les assurances et ainsi de suite ».

         Enfin, 4e point, qu’est-ce qui autorise J-L Mélenchon à limiter la production de richesse à la seule production matérielle ? La restauration, l’hôtellerie, les transports, le tourisme ne serviraient-ils donc à rien, ne répondraient-ils donc à aucun besoin, y compris des couches les plus populaires ? Même les activités bancaires et d’assurances sont-elles toutes à ranger dans la catégorie des activités spéculatives ? La spéculation n’est pas une profession, ni une branche de l’économie. C’est un comportement, qui consiste à tirer profit des différences attendues entre des prix de vente et des prix d’achat. On la retrouve aussi bien sur le marché du blé que sur celui des actions ou des monnaies. S’il est vrai que le secteur bancaire et des assurances est un refuge de choix pour les comportements spéculatifs, il est par ailleurs un secteur qui crée des emplois (du bas en haut de l’échelle sociale) et qui répond à des besoins.         

         Il est dommage d’offrir sur un plateau à un adversaire par ailleurs fort peu sympathique le cadeau de l’erreur économique et de lui dire en quelque sorte : « je me trompe : profitez-en ».



[1]Comment classer les pays de manière péremptoire selon leur « puissance économique » ? Précisions donc : la France était en 2020 au 7e rang mondial pour le PIB total, au 27e rang pour le PIB par habitant (source Banque mondiale), et, en 2018, au 25e rang pour l’IDH (indicateur de développement humain ; source PNUD)

[2]Sinon le Luxembourg serait la première puissance mondiale pour le PIB par habitant et l’Inde surpasserait la France pour le PIB global.  

Tableau n° 1

1a

PIB par habitant

Source : Banque mondiale

 

Allemagne

Etats-Unis

France

Croissance du PIB en coefficient (dollars constants de 2010)  

1971-2019 (1)

2,57

3,84

2,87

Population totale en 1971 (2)

78 312 842

207 661 000

52 371 320

Population totale en 2019 (3)

83 092 962

328 329 953

67 248 926

Croissance de la population en coefficient (4) = (3) / (2)

1,06

1,58

1,28

Croissance du PIB / habitant en coefficient (5) = (1) / (4)

2,42

2,43

2,24

PIB par habitant en $ PPA internationaux courants en 2019 (6)

56 284,981

65 279,529

49 619,91

PIB/ habitant en 1971

((6) / (5)

23 258,257

26 864,004

22 151,746

 

1b

Comparaison

 

PIB de l’Allemagne

/ PIB de la France

par habitant

PIB des Etats-Unis

/ PIB de la France

par habitant

1971

1,05

1,21

2019

1,13

1,32

 

 

 

 

Tableau n° 2

Structures comparées du PIB de la France et des Etats-Unis

en % arrondi du PIB

Source OCDE

https://read.oecd-ilibrary.org/economics/comptes-nationaux-des-pays-de-l-ocde/volume-2020/issue-2_a6641e01-fr#page340

 

2a

Détail des branches - période récente

Branches

Etats-Unis

France

2012

2018

2012

2017

Agriculture, sylviculture, pêche

1,16

0,86

1,63

1,54

Industrie, y compris énergie

15,75

14,57

12,62

12,32

Construction

3,41

4,07

5,25

4,92

Commerce, réparations, transport, hébergement et restauration

15,45

15,59

15,9

15,81

Information et communication

6,01

6,69

4,48

4,65

Activités financières et d’assurance

7,06

7,4

3,8

3,46

Activités immobilières

12

12,25

11,45

11,51

Activités spécialisées, scientifiques, techniques ; services administratifs et de soutien

11,19

11,47

11,67

12,19

Administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale

21,91

20,95

20,29

20,02

Autres activités de services

2,53

2,54

2,7

2,64

Ensemble

100

100

100

100

 

2b

Evolution à long terme de la structure du PIB aux Etats-Unis et en France

source Banque mondiale

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NV.AGR.TOTL.ZS?view=chart&locations=FR

 

Etats-Unis

France

 

1997

2019

1971

1997

2019

Part de l’agriculture dans la valeur ajoutée

(en % du PIB)

1,317

0,917

6,067

2,344

1,597

Part de l’industrie dans la valeur ajoutée

(en % du PIB)

23,132

18,156

29,503

21,527

17,425

Part des services (par déduction)

75,551

80,927

64,43

76,129

80,978

 

 

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