Un dimanche à Bamako ? De ce qui est officiel et de ce qui est officieux

Credit photo Adobe Stock
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         Le 17 décembre 2021, l’Élysée annonçait l’annulation, « officiellement pour des raisons sanitaires »[1], du voyage que le président Macron devait effectuer au Mali le dimanche 20 et le lundi 21 décembre. 

         L’actualité géopolitique du Mali et de la région n’est pas restée figée depuis cette date, elle a subi une évolution qui présente des aspects hautement plus dramatiques que cette péripétie. Qu’on me pardonne donc de revenir à une anecdote aujourd’hui ancienne pour illustrer une question qui ne manquera pas d’apparaître futile : le rapport entre les concepts respectifs de l’officiel et de l’officieux. La question qui est posée est la suivante : pourquoi la presse éprouve-telle le besoin de qualifier d’ « officielle » la  justification sanitaire de cette annulation ? 

         Si l’on voulait définir rapidement ce qui est officiel, trois mots s’imposeraient : publicité, représentativité et engagement. Une parole officielle est une parole publique à un double titre : d’une part, au sens où elle est publiée, connue de tous ou censée l’être (nul n’est censé ignorer la loi) ; d’autre part, au sens où le locuteur est en représentation, qu’il exprime autre chose que sa pensée personnelle, et qu’il le fait au nom d’une entité qui le dépasse et qui l’engage. Dans un voyage officiel, ce sont les États qui se rencontrent à travers la rencontre de leurs représentants. 

         L’officiel ne se conçoit pas sans son complémentaire, l’officieux. Lorsque la presse évoque la raison officielle de l’annulation du voyage au Mali, elle sous-entend que cette raison officielle n’épuise pas la compréhension de ce fait et qu’il existe d’autres raisons qui ne sont pas dites. Nous appellerons « l’ officieux » tout ce qui n’est pas officiel.

         Si l’officieux est la négation de l’officiel, il en est une négation déterminée. Il n’y a pas à choisir entre l’officiel et l’officieux comme entre le vrai et le faux, et ce ni dans la version complotiste (tout ce qui est officiel serait faux) ni dans la version complaisante (l’officiel serait vrai par nature). L’officiel ne s’oppose pas à l’officieux comme l’être au néant. Il existe une vérité officielle et une vérité officieuse comme il existe une vérité scientifique, une vérité judiciaire, une vérité historique, etc.

         L’officiel et l’officiel sont deux vérités complémentaires et non alternatives.

 

         L’officiel n’est pas à l’officieux ce que le faux serait au vrai.

         Il arrive, certes, qu’une parole officielle soit contraire à la réalité des faits. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’en chercher systématiquement l’illustration du côté de la politique. Ainsi, la phrase : « Martita accoucha au milieu de 1950 d’un enfant qui, officiellement du moins, était un prématuré de sept mois »[2] signifie pour tout lecteur au fait de son contexte romanesque, que la grossesse dura bien neuf mois, mais qu’il convenait de feindre de croire que les parents s’étaient bien mariés avant la conception.

         Cependant l’officiel ne se confond pas systématiquement avec le faux.

         Revenons aux relations franco-maliennes : le voyage présidentiel français prévu au Mali en décembre 2021 devait comporter deux étapes correspondant à deux buts distincts : rencontrer les dirigeants maliens à Bamako (la capitale) et rendre visite aux soldats français basés à Gao. La raison officielle de son annulation est d’ordre sanitaire et ses raisons officieuses seraient diplomatiques[3]. Or, on peut montrer que ni l’une ni les autres ne contredisent les faits.

         L’annulation du voyage a été « formalisée » (officialisée) le 17 décembre « à l’issue d’un conseil de défense sanitaire », en raison du risque sanitaire que la visite à Gao aurait fait courir aux soldats français dans le contexte de la pandémie de covid-19. Notons que ce risque sanitaire est inséparable d’un risque politique, celui que l’exécutif français aurait couru, en cas de maintien, de subir l’accusation d’imprudence et d’incohérence. C’est d’ailleurs pour parer à ces attaques que le Premier ministre Jean Castex annula à la même époque son propre voyage en Jordanie. Ce risque politique n’a rien à voir avec les relations diplomatiques franco-maliennes et tout à voir avec la politique intérieure française. Il fait cependant partie des raisons officieuses, puisque non-dites, de l’annulation du voyage.  On voit bien que l’officiel ne s’oppose pas à l’officieux, que l’officieux ne dément pas l’officiel, mais lui est au contraire inhérent : ce n’est pas parce qu’il existait une arrière-pensée politique à l’annulation de ces déplacements (même crainte politique concernant le voyage en Jordanie qu’au Mali) que la justification sanitaire en était frappée de nullité : au contraire, la raison sanitaire fondait la raison politique.

         La raison officielle peut donc être en partie vraie. S’agissant du projet de voyage au Mali, qui peut nier toute réalité au risque sanitaire qu’il comportait ? Qui oserait dire que la question sanitaire ne fut pour rien dans la décision de son annulation ?

 

         Les raisons officieuses ont aussi leur part de vérité. L’état de tension diplomatique entre le Mali et la France est attesté par des faits qui s’inscrivent dans le contexte historique des dix dernières années. En intervenant militairement au Mali, en 2013, pour éviter la prise de Bamako par les djihadistes, la France suscita alors l’enthousiasme de la masse des Maliens qui craignaient la victoire du totalitarisme salafiste avec son lot de brimades pseudo-religieuses. Mais par la suite, l’incapacité de la présence militaire française à assurer la sécurité de la population éroda ce capital de sympathie ; un retrait partiel et discret des troupes françaises fut interprété comme un abandon par des militaires maliens que deux coups d’État successifs installèrent au pouvoir à Bamako, et qui, aux troupes tricolores, préférèrent peu à peu le recours aux mercenaires du groupe russe Wagner. Cette mise entre parenthèses de la démocratie et cette présence russe officieuse constituèrent pour la France (ainsi que pour les États voisins d’ailleurs) les deux principaux griefs à l’encontre des nouveaux dirigeants maliens.

         Ces faits, constitutifs de la tension franco-malienne. sont connus de tous. L’existence d’une relation de cause à effet entre eux et l’annulation du voyage semble du domaine de l’évidence non-dite, comme en témoigne ce commentaire : « L’annonce en début de semaine du déplacement d’Emmanuel Macron avait surpris les Maliens. Inimaginable pour beaucoup compte tenu des relations tendues entre Paris et Bamako »[4]. Pour autant, la nature de cette relation est sujette à interprétation : c’est le propre de l’officieux, parce que non-dit, tandis que l’officiel, par essence, ne souffre aucune contestation en tant que tel (personne ne peut contester que la raison sanitaire a été évoquée officiellement).

         Comment interpréter le lien entre la tension diplomatique et l’annulation du voyage ? On peut supposer une relation de moyen à finalité ou de cause à conséquence.

         La première hypothèse consiste à imaginer une intentionnalité : M. Macron aurait annulé son voyage dans un but diplomatique, qui concernerait l’action (sanctionner) ou la communication (signifier).

         L’interprétation punitive ne fonctionne pas, car la junte malienne ne tenait pas plus à ce voyage que la partie française. En tout cas, elle ne souhaitait recevoir les Français que dans certaines conditions : le colonel Goïta, « président de la transition », voulait une réunion en tête-à-tête avec le président français, tandis que ce dernier souhaitait y associer les chefs des États voisins, à travers la Cédéao [5]. Les deux parties ne pouvaient que prendre acte de ce désaccord en renonçant à la rencontre, ce que la partie malienne semble avoir fait la première : « Une réunion qui n’aura finalement pas lieu, rejetée sine die par les autorités maliennes... »[6]. On aurait tort d’interpréter cette annulation sur un plan psychologique, comme « un mouvement d’humeur » : mieux vaut y voir un simple constat de fait ou, plus exactement, le banal constat d’une nécessité pratique : deux personnes qui veulent se rencontrer n’y parviendront jamais si elles ne se mettent pas d’accord sur le jour et le lieu. À l’exécutif français, pris de vitesse par l’initiative malienne, ne restait plus rien d’autre à annuler que la visite à la base militaire de Gao et la rencontre avec les soldats français. C’est de fait à cette annulation-là que servit l’annonce du 17 décembre.

         Si l’on imagine plutôt que la partie française voulait, en annulant ce déplacement, envoyer un message à la partie malienne, il reste à expliquer à quoi servait dans ces conditions le recours à une motivation sanitaire : si l’annulation visait à adresser un message aux Maliens, ne valait-il pas mieux, pour en clarifier la signification et en maximiser la portée, présenter le véritable motif de la décision ? A quoi cela sert-il d’envoyer un message tout en niant en être l’auteur ? Cette question trouve bien d’autres illustrations, par exemple dans l’histoire des relations entre le Qatar et les émirats voisins, que j’ai eu l’occasion d’aborder dans une autre page.

         La seconde hypothèse, qui me semble plus plausible, est celle d’une relation de cause à conséquence ou, plus exactement, de la convergence heureuse de deux séries de causalité indépendantes.  L’annulation du voyage ne faisait que tirer les conséquences de la tension diplomatique. Plus précisément, la tension diplomatique et le risque sanitaire ont convergé vers la même conséquence. Plutôt que de chercher des motifs diplomatiques à la décision d’annulation, il vaut mieux se contenter de ses intentions sanitaires et constater qu’elle comporte en même temps des conséquences collatérales diplomatiquement opportunes, ce qui est exprimé de différentes manières par différents commentateurs : « ça lui retire sans doute une épine du pied »[7]. Ou encore : « M. Macron a peut-être aussi échappé à quelques photos et propos désagréables sur le rôle de la France au Sahel. »[8]. De toute façon, la réunion avec la partie malienne était impossible, en tout cas, « compliquée »[9]. L’annulation du voyage permettait d’en tirer les conséquences, et la mise en avant officielle de raisons extra-diplomatiques présentait un avantage que l’on pourrait qualifier de « psychologique » : une sorte de doudoune adoucissante au service de chacune des deux parties, permettant à l’une (la française) de ne pas perdre la face, d’ apparaître comme le personnage qui claque la porte plutôt que celui que l’on met à la porte ; et épargnant à l’autre (la malienne)  d’avoir à jouer l’indignation.

 

        L’officiel n’est pas à l’officieux ce que l’apparence serait à l’essence, ce que le leurre serait au secret.

         Si l’officiel n’est pas à l’officieux ce que le faux est au vrai, l’officiel n’est pas davantage là pour cacher l’officieux. L’officieux est non-dit, implicite, mais il n’est pas pour autant secret. On ne dit pas d’un secret bien gardé qu’il est officieux. Si l’officieux relevait du secret, ce serait du secret de Polichinelle. En effet, il en est des faits comme de leur interprétation : ils sont connus de tous, et tous sont égaux devant leur interprétation. Pour montrer cette dernière assertion, raisonnons par l’absurde : supposons une volonté française d’envoyer, par l’annulation du voyage, un message - soit d’apaisement soit d’avertissement - à la partie malienne ; supposons de plus une volonté également française de réserver à son seul destinataire la connaissance de ce message.  Comme les faits qui constituent le signifiant du message sont connus de tous et ne peuvent être dissimulés, cela signifierait que l’interprétation de ces faits, qui est du domaine du non-dit, aurait été explicitée à la seule partie malienne. Autrement dit, on aurait produit une sorte d’explication de texte qui aurait doublé le message proprement dit : « la France annule le voyage que son chef comptait effectuer dans votre pays. Elle le fait pour vous signifier qu’elle est mécontente. Mais pour ne pas vous fâcher, elle annonce au monde qu’elle renonce au voyage pour des raisons sanitaires. Prière de ne pas tenir compte de ce message officiel. » Ou mieux encore : « la France annule le voyage que son chef comptait effectuer dans votre pays, puisque nos deux gouvernements n’ont pas pu se mettre d’accord sur le format de la réunion. » Beaucoup mieux encore : « Puisque vous avez annulé notre rencontre au sommet, la France annule le voyage officiel de son président dans votre pays, et afin de ne pas perdre la face, nous évoquerons des raisons sanitaires à cette décision. ». On voit que tout cela est absurde. Si un message a besoin d’une explication de texte pour doubler son signifiant, à quoi bon le signifiant ? A quoi bon évoquer des raisons sanitaires dans le seul but de signifier un message s’il fallait en plus expliciter ce message à ses destinataires ? Le sous-texte suffirait alors largement et l’on pourrait se passer du geste. 

         Il en résulte que l’officieux doit rester du domaine du non-dit, et que s’il est non-dit, il n’est dit par personne et pour personne. Il n’a pas d’interlocuteur privilégié. 

         Il en résulte donc encore que l’officiel n’est pas à l’officieux ce que le mensonge est à la vérité. En effet, mentir ne consiste pas à dire le faux, mais à faire croire le faux. Dès lors que tout le monde connaît l’interprétation officieuse qu’il est possible de faire de l’annulation du voyage (sans que personne, pas même ceux qui l’ont annoncé, puisse en avoir une certitude), l’officieux n’est pas un secret et l’officiel n’est donc pas un mensonge. Si tout le monde est conscient que la raison sanitaire n’est pas la principale raison de l’annulation, il n’y a pas de mensonge.

 

         Le rapport de l’officiel à l’officieux n’est donc ni un rapport du faux au vrai, ni du vrai au faux, ni de l’apparence à l’essence, ni du connu au secret. Quelle est donc alors la véritable nature de cette relation ?

 

         Et si le rapport entre l’officiel et l’officieux était un rapport de signifiant à signifié ? L’officiel signifierait l’officieux. Par exemple, la raison officielle de l’annulation du voyage au Mali serait une manière commode de désigner l’ensemble des raisons officieuses de cette annulation. Plus généralement, l’hypothèse apparaît cohérente avec les deux premiers acquis de cette réflexion, ce que l’on peut vérifier en remplaçant « officiel » par « signifiant » et « officieux » par « signifié ».  En effet, dans un signe, le signifié n’est pas plus ni moins vrai que le signifiant, et le signifié n’est pas caché par le signifiant.

 

         Le rapport entre l’officiel et l’officieux peut encore être considéré comme un rapport de forme à contenu. L’officiel est le formel, l’officieux est le contenu.

         La forme est le droit, le contenu est le fait. Mais forme et contenu ne sont que des métaphores (le droit n’est pas une boîte en carton).

         Les exemples abondent : formellement, le contrat de travail est librement conclu entre deux parties égales en droit. Dans la réalité, l’une des deux parties a le pouvoir d’imposer ses conditions à l’autre. La forme est juridique, le contenu relève du rapport de forces.

         Formellement, un chauffeur Uber est un travailleur indépendant ; dans la réalité, il est un travailleur aussi soumis à la plateforme que n’importe quel salarié à n’importe quel employeur. De même, un grand nombre d’autoentrepreneurs sont des salariés déguisés, non pas dans le sens où leur activité serait clandestine ou les contrats qu’ils signent seraient entachés d’illégalité, mais dans le sens où la relation de travail qu’ils nouent avec leurs « clients »[10] dessine un rapport de forces qui leur est aussi défavorable que la relation du salariat l’est aux salariés.

         Quand deux personnes se marient après une longue période de « concubinage », elles ne font que donner une « forme » à un « contenu » préexistant. Le contenu n’a pas attendu la forme pour être. La réalité que désigne le terme « concubinage » est si dense, si indiscutable et si notoire que, le mot « mariage » étant interdit, il a fallu en inventer un autre pour la désigner. Elle répond parfaitement à la définition de l’officieux, en tant que réalité connue de tous, à laquelle l’officialisation que constitue le mariage n’ajoute ni n’enlève rien, qu’elle ne contredit en rien mais qu’elle vient au contraire confirmer. A quoi sert alors le mariage ? Pourquoi l’engouement pour ce rite ne se dément-il pas ? Le mariage est l’officialisation d’une union. L’union était connue de tous ? Qu’à cela ne tienne ! Elle ne l’était pas officiellement, la société n’était pas censée la connaître ; et désormais, personne ne sera censé l’ignorer[11]. Enfin, tout comme la parole officielle d’un représentant de l’État l’engage parce qu’il parle au nom de cet État, le « oui » officiel des mariés les engage, bien qu’ils ne parlent qu’en leur nom, mais parce qu’ils le font devant la société, témoin de leur union.

 



[1]« Sur fond de Covid-19, Emmanuel Macron annule un voyage risqué au Mali », Cyril Bensimon et Claire Gatinos, 17 décembre 2021, mis à jour le 18, lemonde.fr

[2] Mario Vargas Llosa, Temps sauvages, nrf Gallimard, 2021, p.43.

[3] L’emploi du conditionnel sied particulièrement à l’officieux, et l’indicatif va comme un gant à l’officiel

[4] Omar Ouamane, envoyé spécial de France Inter, Journal de 8 h de Christelle Rebière, samedi 18 décembre 2021.

[5] Communauté Des États de l’Afrique de l’Ouest

[6] Omar Ouamane, cf., note 4.

 

[7] Christelle Rebière, France Inter, journal de 8 h, 18 décembre 2021.

[8]  Lemonde.fr, art.cit., cf. note 1

[9] Lemonde.fr, art.cit., cf. note 1

[10] L’officiel, tout comme le formel, se signale linguistiquement par l’usage des guillemets.

[11] On voit que, tout comme les guillemets, l’adjectif « censé » est un chouchou de l’officialisation. Peut-être pourrait-on finalement définir l’officiel comme « ce qui est censé être ».

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