L’invasion de l’Ukraine par la Russie pose une fois de plus et avec une acuité tragique la question de la portée de la parole diplomatique (que j’abordai pour la première fois ICI). L’ONU a réagi très rapidement, réunissant son Conseil de sécurité le 25 février et l’Assemblée Générale le 2 mars. Le 25 février, une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine, coécrite par les États-Unis et l’Albanie, fut mise au vote. La Russie lui opposa son veto, la Chine, l’Inde et les Émirats Arabes Unis s’abstinrent. Le 2 mars, l’AG adopta largement une résolution qui « exigeait » que la Russie cessât son intervention en Ukraine. Mais comme on pouvait s’y attendre, cette dernière condamnation n’a pas dissuadé Vladimir Poutine de poursuivre ses opérations.
Pour autant, l’apparente impuissance des Nations Unies n’empêche pas sa voix d’être l’objet de la plus grande attention, moins de la part des opinions publiques que des protagonistes eux-mêmes, qu’on ne peut pourtant soupçonner de naïveté. On pourrait penser que les gouvernants qui dédaignent le droit international et n’hésitent pas à s’asseoir sur les votes qui ne leur sont pas favorables dédaigneraient aussi d’y participer. Il n’en est rien. Au-delà de l’enceinte onusienne, ce constat peut d’ailleurs être élargi à l’ensemble du débat diplomatique multilatéral. Il est frappant de constater, par exemple, à quel point on peut s’étriper dans les conférences climatiques, où certains gouvernements ferraillent pour changer une virgule à des textes dont ils se réservent par avance le droit de ne pas les respecter.
Mais revenons au conflit ukrainien. Mesurons donc la considération que les acteurs portent à la parole diplomatique.
L’attitude de la Russie au sein des instances onusienne ne prouve pas grand-chose à cet égard. L’existence du droit de veto reconnue aux 5 membres permanents du Conseil de sécurité, qui permet de blanchir les atteintes au droit international, est une reconnaissance (une sorte d’officialisation) de l’impuissance onusienne. Si le droit de veto n’existait pas, il est probable que l’action de la Russie eût été condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais il est plus que probable que cela n’eût pas empêché la Russie de faire ce qu’elle a fait en Ukraine. Mais comme ce droit existe, la Russie de Vladimir Poutine en a fait usage. Pouvait-il en être autrement ? Pouvait-on imaginer que la Russie envahît l’Ukraine tout en condamnant à New York sa propre action ? S’il était permis d’attribuer à un État des qualificatifs d’ordre psychologique, on pourrait dire qu’une telle attitude eût relevé de la schizophrénie. Si l’on doute parfois de la santé mentale de Vladimir Poutine, ce n’est du moins pas en raison du vote russe à l’ONU. En d’autres termes, l’usage du droit de veto par la Russie était une évidence (« La Russie, résume l’AFP[1], a mis vendredi comme attendu son veto,... ») c’est-à-dire qu’il relevait de la nécessité logique. Il ne prouve pas en soi que Poutine y attache de l’importance.
Ce qui, en revanche, pourrait plaider pour cette thèse, c’est l’examen de l’attitude de neutralité adoptée par une minorité de pays membres non permanents du Conseil de sécurité. Comme souvent, la connaissance progresse grâce à l’observation des cas les plus marginaux.
Prenons l’exemple des Émirats arabes Unis (EAU), qui ont voté pour la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors de l’AG de l’ONU le 2 mars, après s’être abstenus (comme la Chine et l’Inde) au Conseil de sécurité du 25 février. Un observateur, lui-même diplomate, explique ce véritable « numéro d’équilibriste » par le souci de « ne pas contrarier la Russie sans pour autant braquer les États-Unis [2]», tandis qu’à Abou Dhabi, on justifiait ainsi l’abstention du 25 février : « Prendre parti ne ferait qu’engendrer davantage de violence »[3].
Cette justification par les intéressés et cette interprétation par les observateurs constituent un signe de ce que la Russie n’est pas indifférente à sa propre condamnation ou plutôt, que d’autres États « pensent » qu’elle ne l’est pas.
Commençons par la justification.
Ce vote aurait-il « engendré davantage de violence » ? L’argument repose sur une approche philosophique qui relève de la critique kantienne de la raison pratique. La morale d’Emmanuel Kant veut que l’individu pose ses actes en se demandant quelles seraient leurs conséquences si les autres agissaient de même. Supposons donc d’abord que les dirigeants des EAU - en premier lieu le prince héritier Mohammed Ben Zayed (MBZ) - adoptent sincèrement cette approche ; supposons ensuite que le délégué des EAU n’ait aucune idée, au moment du vote, du sens du vote de ses collègues. Il doit donc envisager l’éventualité que l’unanimité se fasse autour de son vote. S’il condamne la Russie, il doit envisager que les autres le fassent et il doit en assumer les conséquences.
En réalité, ce délégué savait comme tout le monde que la Russie exercerait son droit de veto. Il savait également, ou pouvait se douter que par la même nécessité logique les deux États qui avaient pris l’initiative de la résolution (États-Unis et Albanie) allaient voter en faveur de leur propre initiative. Il savait donc que l’unanimité n’allait se réaliser ni dans le sens de la condamnation, ni dans celui de l’approbation de l’invasion de l’Ukraine, ni dans la neutralité. La seule incertitude était dans le nombre de pays membres qui s’abstiendraient. Il devait donc théoriquement envisager l’hypothèse d’une abstention massive. Mais en réalité, l’isoloir n’existe pas dans les instances internationales : les positions sont annoncées et connues d’avance.
Prétendre que prendre parti « engendrerait davantage de violence », c’est sous-entendre que, a contrario, la neutralité peut diminuer la violence, en faisant l’objet d’une « récompense » russe. Double hypothèse : premièrement, l’attitude russe sur le terrain ne serait pas indifférente à la position diplomatique des autres pays : elle lui serait liée. Mais deuxièmement, le sens de la relation serait exactement contraire à ce qu’ils attendent : la Russie ne poursuivrait donc pas son agression malgré les condamnations dont elle fait l’objet mais à cause de ces condamnations ; enfin, cette relation, loin d’être discrète (au sens mathématique) serait continue, liant de manière inversement proportionnelle le degré de violence au nombre d’ États condamnant cette violence. Plus la Russie rencontrerait d’oppositions dans les instances internationales, plus elle redoublerait de violence sur le terrain. On devrait donc en conclure que chaque État prendrait la responsabilité par son propre vote d’une partie de l’accroissement de cette violence.
L’argument est à prendre au sérieux. Certes, il pèche a priori par son anthropomorphisme sous-jacent : il suppose que les États sont sensibles aux sentiments, qu’ils fonctionnent à l’affect, que la stratégie géopolitique refléterait la psychologie des dirigeants. Cela est contestable, et je l’ai contesté ICI. Si les dirigeants ont effectivement, en tant qu’individus, une psychologie, l’individu qui représente un État ne fait pas une affaire personnelle des comportements, décisions prises de position des autres individus représentant d’autres États. Cette théorie ne vaut toutefois que pour les régimes représentatifs de ce que Max Weber (1864-1920) appelait l’autorité « rationnelle bureaucratique ». On peut se demander jusqu’à quel point elle concerne encore les régimes qui concentrent le pouvoir sur un nombre réduit d’individus, voire sur un seul d’entre eux. Le rôle du ressentiment dans la prise de décisions de Vladimir Poutine est-il à exclure totalement ? Répondre non permettrait ainsi de supposer que la parole diplomatique compte pour lui et de comprendre comment elle le fait.
Mais tout cela sous-entend que les représentants des EAU croient eux-mêmes sincèrement à leur propre justification. On peut supposer au contraire que cette justification officielle sert de paravent à la véritable explication, officieuse, de la position émiratie. Le propre de ce qui est officieux, c’est de demeurer non-dit, implicite. Toute tentative de découvrir cette explication réelle ne peut donc résulter que d’un effort d’interprétation, sachant qu’aucune interprétation ne peut prétendre au monopole de la vérité.
En général, les sources d’interprétation des positions diplomatiques sont de trois ordres : journalistique, universitaire et diplomatique, selon que ces interprétations sont proposées par des professionnels des médias, de la recherche ou de la diplomatie. Chacune de ces catégories puise elle-même une partie de ses informations dans la besace des deux autres : ainsi les chercheurs alimentent en partie leur réflexion de long terme avec la matière première de l’actualité fournie par les journalistes, tandis que ces derniers s’informent aussi en partie (peut-être même essentiellement) en interrogeant les professionnels de la diplomatie. Si la justification par un diplomate de sa propre attitude demeure précisément une justification, l’explication par un diplomate de l’attitude d’un autre diplomate acquiert un statut d’objectivité qui fonctionne comme une assurance mutuelle de crédibilité. En l’occurrence, on doit à des « diplomates maghrébins » l’interprétation de la neutralité émiratie par le souci de « ne pas contrarier la Russie sans pour autant braquer les États-Unis [4]» et plus précisément, comme une suite donnée aux degrés de soutien respectifs des États-Unis et de la Russie à la répression de la rébellion houthiste au Yémen. En effet, tandis que le président Biden, peu de temps après sa prise de fonction, avait retiré les rebelles houthistes yéménites de la liste des organisations terroristes, (« une décision mal vécue par Abou Dhabi »), la Russie de Vladimir Poutine vota, elle, le 28 février 2022, une résolution visant à étendre à l’ensemble du mouvement houthiste un embargo sur les armes imposé par l’ONU. Ces faits sont rapportés par Le Monde en tant qu’éléments de contexte sans que le lien de causalité entre eux ne soit précisé. Or, on aura noté que la neutralité émiratie vis-à-vis de l’attaque russe en Ukraine s’est exprimée au conseil de sécurité de l’ONU, le 25 février, donc avant le soutien russe à Abou Dhabi, datant, lui, du 28 février. Si la chronologie permet d’envisager la neutralité émiratie comme une réponse à l’attitude des Etats-Unis, elle n’autorise donc pas à la considérer comme une réponse à une quelconque bienveillance russe sur la question yéménite. Elle inciterait plutôt à voir au contraire cette dernière bienveillance comme une « récompense » russe à la neutralité d’Abou Dhabi.
Cependant, le raisonnement moral en termes de récompense et de châtiment va à l’encontre de l’hypothèse de rationalité des acteurs étatiques. Les États, décrits dans l’approche réaliste comme des « monstres froids », méritent d’autant plus ce qualificatif qu’ils sont dirigés par des individus peu regardants sur la démocratie et prompts à utiliser les armes, ce qui est le cas de la Russie de Vladimir Poutine. Et quand nous avons admis (plus haut) le rôle que pouvaient jouer les affects dans la prise de certaines de ses décisions, c’était à partir de l’exemple du ressentiment. Voici maintenant qu’il faudrait considérer un Poutine guidé au contraire par un sentiment de gratitude qui le pousserait à « récompenser » MBZ pour sa neutralité affichée au conseil de sécurité de l’ONU. Avouons que cette hypothèse entre difficilement dans le cadre.
Il semble plus pertinent de considérer que les actes et gestes diplomatiques ne sont pas tournés vers le passé mais vers l’avenir (cf., 1re exploration). Plus qu’à tirer des conséquences du passé en récompensant les amis et/ou en punissant les ennemis, ils poursuivent des buts qu’ils projettent dans l’avenir.
Ce raisonnement peut-il s’appliquer aux votes au sein des instance internationales ? Un vote présente un caractère irréversible. Une fois effectué, il ne peut plus être brandi ni comme une promesse, qu’on honorerait en cas de satisfaction d’une revendication. ni comme une menace, qu’on mettrait à exécution en cas de non-satisfaction. Il faut donc se demander ce que Mohammed Ben Zayed pouvait attendre de ses deux votes successifs à l’ONU, le premier refusant de condamner l’attaque russe contre l’Ukraine au Conseil de sécurité, le second s’y résolvant à l’AG. Joe Biden avait d’autant moins de raison de revenir sur sa décision d’effacer le mouvement houthiste de la liste des organisations terroristes que le premier vote contredisait le second. On pourrait imaginer, en revanche, que le soutien russe obtenu le 28 février ait été anticipé dans une sorte de troc, donnant-donnant : je vote pour l’embargo sur les armes si tu t’abstiens de condamner mon action en Ukraine.
Nous arrivons alors à une première conclusion partielle : on ne passe pas un marché si l’on ne reconnaît pas une valeur à l’objet de ce marché. Pas de marché sans prix de marché. En l’occurrence, l’objet du marché est un vote à l’ONU. On doit donc admettre que chacun de ces deux États, que chacun de ces deux gouvernements attachait une valeur aux résolutions de l’ONU, qu’il ne les considérait pas, en clair, comme des « chiffons de papier ». Or, voici le paradoxe : un individu, que l’on s’accorde à qualifier d’autocrate, qui n’hésite pas à utiliser la force militaire pour envahir un pays, serait prêt à acheter un vote pour empêcher une décision dont il sait d’avance qu’elle ne sera pas prise, du fait de l’exercice de son droit de veto et que, même en imaginant l’absence de ce droit de veto, il ne la respecterait de toute façon pas.
Pour comprendre ce paradoxe, peut-être faut-il se pencher un instant sur le prix du marché. On remarque alors que le prix payé par Poutine à MBZ n’était pas très élevé. A l’AG de l’ONU où se discutait l’embargo sur les armes à destination du mouvement houthiste, et sauf extrême incertitude des urnes, le vote d’un seul Etat, fût-il la Russie, ne pouvait à lui seul décider du sort de cette résolution. Par conséquent, si troc il y eût, Poutine eût payé en monnaie de singe l’abstention émiratie sur la question ukrainienne.
Mais la réciproque est également vraie : le prix payé par MBZ à Poutine n’était guère plus élevé que celui payé par Poutine à MBZ : nous l’avons vu, le vote des EAU au conseil de sécurité de l’ONU sur l’Ukraine n’était pas plus décisif que celui de la Russie à l’AG sur le Yémen et le mouvement houthiste.
Nous pouvons donc étoffer comme suit notre conclusion partielle. Voici donc un marché qui serait passé pour échanger des « biens » auxquels aucun des contractants ne reconnaît de valeur. Dit ainsi, ce constat peut faire douter de la rationalité de tous les acteurs (et pas seulement de celui auquel on pense).
Mais c’est précisément parce que la parole diplomatique ne coûte pas grand-chose qu’elle est quand même utilisée alors qu’elle ne rapporte pas grand-chose non plus. Cette dernière hypothèse devient ainsi compatible avec la froide rationalité des tenants de la « réalpolitik ». Face à la guerre et au danger de guerre, est-il imaginable que ceux des diplomates qui veulent s’y opposer n’utilisent pas la parole diplomatique, même quand ils savent qu’elle ne servira sans doute à rien, ce que seule la suite de l’histoire peut prouver ? Ils s’exposeraient au reproche de ne pas avoir tout essayé. Quant à ceux qui déclenchent les guerres, ils pratiquent parfois « la politique de la chaise vide » mais pas toujours : du fait du faible investissement que représente pour eux la discussion, une espèce de grande force d’inertie peut les pousser à accepter de s’asseoir à une très longue table.
Comme beaucoup d’objets, la diplomatie multilatérale n’est utilisée que parce qu’elle a été inventée et qu’elle a le mérite d’exister.
[2]Guerre en Ukraine : la délicate neutralité des pays du Golfe », Madjid Zerrouky, lemonde.fr, 6 mars 2022 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/06/ukraine-la-delicate-neutralite-des-pays-du-golfe_6116335_3210.html
[3]Anwar Gargash, conseiller diplomatique du prince héritier Mohammed Ben Zayed, propos rapportés par Lemonde.fr, art. Cit.
[4]Lemonde.fr, art. Cit.
Écrire commentaire