Le mot de passe

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         Comme chacun sait, un héros est un être mi-humain, mi-divin. Tsamba en était un, fils de Sidiba, roi d’Ancolie, et de Seriza, déesse de la fumée, du brouillard, de la brume et de la vapeur d’eau.

         Une vipère piqua Tsamba. Mécontente, la déesse Seriza punit la vipère par où elle avait péché, transformant illico sa langue, sa magnifique et maléfique langue, son vénérable et redoutable crochet, en un vulgaire morceau de bois, pas même un liteau, encore moins un chevron, sûrement pas une grume. Où était-elle maintenant, sa redoutable force de frappe, son arme formidable, capable en une seconde de projeter son vénérable venin dans le sang de toute chair animale et humaine ? Elle était devenue une simple lamelle d’aggloméré, tout juste un bâton, un tout petit bâton inoffensif… et plat. La langue de bois était née. Elle s’imposa vite par décret à toutes les générations de vipères, avec effet rétroactif, en ligne directe et indirecte, pour une période de 99 ans renouvelable 99 fois.

         Mais à cela ne s’arrêta pas la malédiction : elle ne tarda pas à franchir la barrière des espèces. Au début, personne ne se méfia car seule la catégorie des reptiles était atteinte : couleuvres, lézards, tarentes et autres anguilles… ah, ça y est, on était passé aux poissons.  Puis vint le tour des oiseaux : on signala quelques cas de corbeaux qui croassaient bizarrement, semblant imiter le craquement des branches sous les pas des promeneurs. Mais enfin, bon, ce n’étaient que des corbeaux ; de même, quand les tourterelles se mirent à roucouler comme des crécelles, personne ne regretta vraiment leur mélodie lancinante, et la transmission du mal aux pigeons, ces volatiles envahissants et semeurs d’immondices, ne fit verser aucune larme, si ce n’est pour regretter qu’il ne fût mortel.

         Pourquoi ne pas l’avouer, au début, la situation faisait rire les humains. Ce qu’ils trouvaient comique, c’était que les animaux atteints semblaient très bien accepter leur condition, voire même ne pas s’en rendre compte : avec une voix certes nouvelle, les cigales stridulaient de plus belle, et quant au coq, qui laissait pendre une langue désormais trop lourde pour lui, son chant ressemblait davantage à une quinte de toux qu’à l’espèce d’hymne au soleil levant auquel il nous avait habitué jusqu’alors. Ce qui ne l’empêchait pas de l’entonner chaque matin avec la même fierté que jadis.

         Les humains commencèrent à rire jaune quand ils virent l’épidémie atteindre leurs proches compagnons ; passe encore pour les chiens, que d’aucuns furent bien contents, sans le dire, de ne plus entendre aboyer la nuit. Mais qui n’éprouva pas au fond de son coeur une profonde tristesse, une immense nostalgie quand s’éteignit de partout le hennissement des chevaux, remplacé par une sorte de malheureux grincement saccadé, qu’on pouvait confondre avec le bruit du roulement des charrettes ?

         Sans le dire ? Voilà justement le tout premier symptôme de transmission de la malédiction aux humains. Cela paraissait anodin, mais pourtant c’est par l’omission que pénétra la langue de bois ; lâchement, on se tut lorsque le voisin vint pleurer sur son chien devenu aphone, interdit d’aboiements, condamné à n’émettre que des espèces de curieux craquements de plancher. On cacha à quel point on en était au contraire soulagé. Puis certains franchirent une étape supplémentaire en feignant de s’en affliger.

 

         La langue de bois se répandit alors à grande vitesse. On a longtemps cru qu’elle était cantonnée à des cibles sociales particulières, sous prétexte qu’elle se donnait en spectacle dans les discours des diplomates et des candidats aux élections, et dans les interviews que certaines vedettes du sport et de la chanson accordaient comme des corvées. En réalité, la langue de bois devint vite universelle, n’épargnant aucune classe sociale, aucune corporation, aucune religion, aucune identité de genre ou d’origine.  Beaucoup crurent en être épargnés, mais les mêmes, curieusement, savaient parfaitement la reconnaître quand ils en entendaient le son ; en entendant parler l’autre, chacun la comprenait, la déchiffrait, savait la traduire avec la plus grande aisance. S’il s’était agi d’une langue étrangère, en eût-il été ainsi ?

 

         La langue de bois possède son vocabulaire et sa grammaire. S‘il fallait l’enseigner dans les écoles, on commencerait certainement par le mot le plus simple de cet idiome, qu’on appelle le mot de passe.

 

         Un mot de passe permet de passer.

 

         Évidemment, me direz-vous, je sais ce que c’est qu’un mot de passe. On me demande d’en imaginer un chaque fois que je m’inscris sur un site internet. On me demande de reconnaître des objets sur des dessins ou d’indiquer le prénom de ma grand-mère afin de prouver « que je ne suis pas un robot ». 

         Il ne s’agit pas de cela. En langue de bois, le mot de passe n’est pas codé, pas crypté.  Pas de clavier, pas de souris, c’est une langue orale, ancestrale qui plus est.

 

         Je vois, me direz-vous, votre mot de passe, c’est quelque chose de moins moderne, de plus traditionnel, de plus… romanesque. Vous évoquerez alors les romans d’espionnage, de cape et d’épée, ceux qui narrent les entreprises de conspiration ou décrivent les situations de clandestinité, vous citerez Les Trois Mousquetaires, James Bond, Jean Moulin… Vous m’expliquerez à juste titre que le mot de passe s’inscrit dans un contexte de dissimulation : il est mystérieux parce qu’il doit être compris par un nombre limité d’individus. En réalité, un seul mot suffit rarement. Deux personnages doivent pouvoir se reconnaître sans être reconnus des autres.  L’un d’eux prend un premier risque en avançant une phrase convenue en face d’un inconnu dont il doit s’assurer l’identité et la complicité. C’est en répondant par une autre phrase  tout aussi convenue que celui-ci rassure le premier. Par exemple :

         « Plantons le thym... 

         - Et la montagne fleurira ! » [1] 

 

 

         Dans un très célèbre roman dont j’ai oublié le titre, un conspirateur se fait connaître d’un complice en l’abordant par ces mots :

« À mon avis la nuit sera épaisse. »

         Le complice doit répondre :

« À mon avis la soupe sera claire »

         Ou encore, dans un non moins célèbre roman d’espionnage dont les références m’échappent (mais vous voyez bien de quoi je veux parler), le dialogue suivant est convenu entre deux espions :

         Espion n° 1 :

                   « Que faut-il faire en cas de pluie ? »

         Espion n° 2 :

                   « Ne pas oublier de promener la grenouille ».  

 

         Oui, je connais tout cela. Et tout ce que vous me dites-là est très instructif, vous pouvez même le retenir dans une première approche de la langue de bois, je veux dire, de ce que j’entends par mot de passe en langue de bois. Mais… ça ne suffira pas, je le crains.  Le mot de passe dont vous me parlez relève de la langue de la clandestinité, pas de la langue de bois. Il est donc choisi pour être le plus mystérieux possible. Bien au contraire, le mot de passe de la langue de bois n’a rien de secret ni d’ésotérique, il est connu de tous. C’est même le mot le plus simple de tout son vocabulaire.

         Malgré ces différences, les deux langues ont la même grammaire, au demeurant très simple : dans l’une comme dans l’autre de ces deux langues, le mot de passe est davantage qu’un mot, c’est un dialogue : il ne prend son sens qu’une fois entièrement prononcé, il n’est pas compréhensible avant d’être achevé. Chaque réplique ne veut strictement rien dire par elle-même. Mais si, à la première réplique succède comme convenu la réponse attendue, alors là c’est le soulagement, les deux interlocuteurs se reconnaissent mutuellement : le mot de passe a pris son sens. Ainsi en est-il dans le contexte de la clandestinité.

 

         Il en est de même en langue de bois. Le mot de passe est alors un dialogue, qui se définit plus précisément comme une interrogation. La règle consiste à apporter à une question très simple et connue de tous une réponse très simple et connue de tous. Ce dialogue ne prend son sens que lorsque la question reçoit une réponse. Une réponse simple, mais correcte. En effet, toute réponse incorrecte entraîne la déstabilisation du questionneur et la mise à l’écart du questionné.

         Si votre réponse est incorrecte, vous êtes mis au ban de la société. La sanction va crescendo : cela commence par l’indifférence : on ne vous écoute pas. Premièrement, on n’écoute pas votre réponse ; deuxièmement, à partir de cet instant, on n’écoutera rien de tout ce que vous pourrez exprimer.

         Cela continue par une sorte d’étonnement ; l’interlocuteur a bien entendu votre réponse, mais il n’y croit pas : vous voyez ses sourcils former une sorte d’accent circonflexe au-dessus de ses deux yeux grossis par l’incrédulité.  Puis vient l’indignation : il vous culpabilise, vous accable de honte.  À celle qui se plaint de ses insomnies, il renvoie l’exemple des enfants atteints du cancer ou de myopathie ou de tout autre maladie incurable, orpheline (ou veuve). À celui qui raconte son vague à l’âme il rétorque en évoquant le malheur des paysans frappés par la sécheresse, des travailleurs qui ne trouvent pas de travail ou des employeurs qui ne trouvent pas de travailleurs. À ceux qui évoquent leur divorce, on répond génocide et à ceux qui évoquent les génocides on répond en disant tu n’as qu’à te boucher les yeux, te cacher la tête dans le sable, toi au moins tu es en bonne santé, (fais comme moi, éteins la télé, arrête d’écouter tous ces fauteurs d’insomnies)

         Attention, la langue de bois n’est pas qu’une affaire de mots ni de phrases : c’est une langue tonique, un peu comme le chinois. Elle ne se parle pas, elle se chante aussi. Le même mot change de signification selon le ton, la mélodie. Et tonique, en l’occurrence, vous avez intérêt à l’être, lorsque vous déclinez votre mot de passe.

         Si vous répondez oui à la question du mot de passe, attention à ce que votre oui ne paraisse pas trop terne, sinon, vous êtes immédiatement rappelé à l’ordre. Et il n’est pas sûr que votre réponse soit validée. Vous risquez, pour un simple manque d’enthousiasme, de demeurer sur le banc de touche de la société.

         Surtout, bannissez tout raisonnement et même toute nuance. Il y en a qui se croient malins et qui cherchent à développer leurs réponses, à leur donner un caractère sincèrement objectif. Par exemple : « j’ai trouvé charmante ma journée d’hier, mais ma nuit un peu longue ; ce matin commence de façon prometteuse, toutefois j’attends la suite ».

         Grave erreur. Vous serez aussitôt renvoyé(e) dans vos cordes : « Vraiment ? Mais pourquoi donc ? De quoi vous plaignez-vous ? » Vous vous remémorez vos propos, dans lesquels vous ne retrouvez aucune trace de plainte : Vous avez juste voulu, comment dire… nuancer, encouragé que vous étiez par le caractère ouvert de la question.

         Si la question est fermée, au moins serez-vous moins tenté(e) par la nuance. Mais personne n’est à l’abri du piège, même dans ce cas-là. Voici, par ordre croissant d’impolitesse, les différents exemples de réponses erronées : « Un peu » ; « Moyennement » ; « Tout doucement » ; « À peu près » (on ne tolère pas l’à-peu-près, c’est comme à l’école).

         Attention, la rhétorique du mot de passe bannit la litote ; oubliez « Pas mal » ou pire : « Pas trop mal » ; soyez positif en préférant le « Bien ! » ou, mieux le « Très bien ! » Pour ce qui est de la conjugaison, exclure l’infinitif (« ça peut aller ») et plus encore le conditionnel (« ça pourrait aller ») au bénéfice de l’indicatif (qui est un impératif).

         Les fautes sont aussitôt sanctionnées par des corrections en lettres géantes soulignées de rouge. « Un peu, mais pourquoi, qu’est-ce qui ne va pas ? » ; « Moyennement ? Mais qu’est-ce qui t’arrive donc ? » ; « Tout doucement ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? »

         La violence de ces réactions laisserait supposer que leurs auteurs, eux, sont animés par une joie de vivre, un entrain, une énergie et un enthousiasme débordants, qui seuls les autoriseraient à vous donner des claques dans le dos, à vous qui avez l’amabilité de prendre en considération la question qu’ils vous ont mécaniquement assénée en se promettant de ne pas écouter la réponse.  Il n’en est rien : si eux-mêmes se regardaient dans la glace avant de vous reprocher votre sens de la nuance, qu’ils confondent avec de la tristesse, peut-être consentiraient-ils à un peu plus de modestie.

 

         Je m’égare. Je me laisse emporter, je m’agace, je m’indigne. Mais rassurez-vous, si j’agite le doigt je ne veux accuser personne. Je n’oublie pas que tout ceci résulte d’une malédiction qui date de temps immémoriaux.  Est-il juste d’accuser le malade, ne doit-on pas plutôt compatir ?

         D’ailleurs, tout ça c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, il y a belle lurette que la malédiction a été levée, que les vipères ont retrouvé leur langue souple, venimeuse et pointue, que les cigales ont repris leurs chants incessants, que les chiens aboient à nouveau la nuit pour la plus grande joie des cynéphiles (avec un y, il ne faut pas les confondre avec les amateurs de cinéma, qui s’écrivent avec un i), que les chevaux ré-hennissent, que les pigeons re-roucoulent et que les humains, enfin, ont jeté aux orties la langue de bois et  réappris les langues souples et les langues coupantes, les  langues de cuir et les langues de fer, celle de Rabelais, celle de Molière, celle de Voltaire…

         Vraiment ?

 



[1]Le mas des Tilleuls de Françoise Bourdon, Calmann-Lévy, 2011

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