A propos de la mort de Prigojine

         C’est le 23 juin dernier qu’a été confirmée la mort d’Evguéni Prigojine et de Dimitri Outkine, les deux têtes de la milice Wagner, dans le crash d’un avion entre Moscou et Saint Pétersbourg.  L’hypothèse qui revient le plus souvent pour expliquer l’événement consiste à l’attribuer au Kremlin et à Vladimir Poutine.

         Si c’est le cas, cet acte ira rejoindre la longue liste des assassinats dont les opposants à Vladimir Poutine ont été victimes depuis qu’il est aux commandes du Kremlin (la journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre 2006 ; l’opposant Boris Nemtsov, tué en février 2015, l’ex-espion russe Sergueï Skripal, victime, le 4 mars 2018, d’une tentative d’empoisonnement sur le sol britannique…)

         Il n’y a cependant pas grand-chose de commun entre ces différentes cibles et la dernière en date, entre des défenseurs de la démocratie, des espions retournés et un patron de mercenaires sanguinaires, ancien repris de justice fondateur de la tristement célèbre milice Wagner, qui a servi le régime de Moscou avant de se rebeller contre lui en juin 2023.

         La seule caractéristique commune à tous ces attentats, c’est qu’ils constituent des objets pour une analyse sémiologique : ils se prêtent à être interprétés comme des messages. Mais cette analyse comporte une contradiction : d’un côté, le Kremlin nie la plupart du temps être l’auteur de ces crimes ; en tout cas, il n’en revendique jamais ouvertement la paternité ; le faire irait à l’encontre de la couverture idéologique de vertu dont le régime a besoin pour maintenir sa légitimité populaire. Cela est d’autant plus impérieux cette fois-ci qu’avec cette dernière cible, ce Prigojine, on a affaire à un rival sérieux de Poutine en termes de popularité.

         D’un autre côté, le Kremlin, tout en niant avoir commis ces actes, entendrait en les commettant envoyer un message, un message qui n’est ni écrit, ni oral, mais, comment dire, factuel. « Faire, c’est dire ». Poutine parlerait par gestes, et par gestes sanglants. Et, qui plus est, il signerait ses gestes, s’efforçant de se faire reconnaître à travers eux. « ...lorsque Vladimir Poutine veut en finir avec un ennemi il s’arrange pour signer le crime... », nous dit Anthony Bellanger [1], qui, remontant le temps, généralise en se livrant à une sorte d’analyse graphologique de l’écriture poutinienne : « La journaliste Anna Politkovskaïa, par exemple, a été assassinée dans sa cage d’escalier moscovite le jour anniversaire du maître du Kremlin : le 7 octobre 2006. L’opposant politique Boris Nemtsov a été tué en février 2015 de quatre balles dans le dos à deux pas de la place Rouge et donc du Kremlin. Evgueni Prigojine n’a pas échappé à cette règle glaçante : sa liquidation aura eu lieu deux mois jour pour jour après son échappée vers Moscou : 23 juin / 23 août. »

 

         Cela pose à nouveau cette question : comment peut-on émettre un message tout en niant en être l’auteur ? Cette question, je la posais déjà ICI, en évoquant, entre autres faits, la tentative d’empoisonnement de Sergueï Skripal.

         Dans le message envoyé le 23 août dernier, Poutine avertirait tous ceux qui, comme Prigojine en juin 2023, seraient tentés par l’aventure du renversement de pouvoir à Moscou, qu’ils perdent leur temps, qu’ils risquent leur vie ; que même en cas de sursis apparent, ils ne perdent rien pour attendre et que, en particulier, ils ne devront prendre aucune parodie de réconciliation au sérieux, la vengeance « étant un plat qui… » on connaît la suite.

         Mais pour qu’un tel message soit crédible, il faut que le destinataire soit persuadé que l’acte qui sert d’exemple a bien été commis par son émetteur, ce qui devrait inciter l’émetteur en question à en revendiquer haut et fort la commission, plutôt qu’à nier en être l’auteur.

         La solution la plus convaincante à cette contradiction, c’est que le message vise en même temps plusieurs catégories de cibles différentes : Poutine doit en même temps terroriser ceux qui visent à le déloger et rassurer ceux qui le soutiennent ou qui cherchent des arguments pour légitimer leur soutien. Les premiers n’écouteront pas son message sur la même longueur d’onde que les seconds. Les premiers regarderont l’acte, entendront la menace qu’il contient pour eux ; les seconds n’écouteront que l’effort de négation déployé par les communicants du Kremlin, quand ils ne se contenteront pas de leur silence.

 



[1]Anthony Bellanger, Géopolitique, France Inter, 24 août 2023

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