Gaza, Tunis, la nation, ses représentations

Le Mont-Blanc, oui, mais d'où ?
Le Mont-Blanc, oui, mais d'où ?

         Qu’est-ce qu’une nation, sinon une certaine représentation du monde ? Un point de vue sur le monde. au sens propre, photographique,

         Comme toute nation, la Tunisie, par exemple, est un point de vue sur le monde et, pour commencer, sur le Moyen-Orient. Ce point de vue lui appartient en propre. Il se peut qu’elle le partage avec d’autres pays. Il y a des chances que ces autres pays appartiennent comme elle à l’ensemble arabo-musulman et que ceux qui n’appartiennent pas à cet ensemble dégagent un point de vue différent.

         Entendons-nous, je ne parle pas ici des positions des gouvernements de ces nations. Je parle du ressenti des peuples, pour ce que nous pouvons en connaître à travers les prises de paroles de leurs médias : quels que soient les débats, controverses et polémiques internes à chaque nation, il demeure, quand leur mer s’est retirée, un résidu de représentations qui ne sont démenties par personne et qu’on peut considérer comme un tronc commun à l’ensemble de la population du pays.

         Ainsi, il ressort de la comparaison entre les discours respectivement tunisien et français sur l’actualité du Moyen-Orient une différence qui transcende les clivages politiques habituels. Est-ce une différence de ton, de langue, de culture, de représentation du monde ?  Non, c’est beaucoup plus simple que cela. Il s’agit d’une différence de perspective : vous ne restituerez pas la même description du Mont-Blanc selon que vous le verrez de sa face nord ou sud.        

         Explication.

         En France, mais aussi sans doute aux États-Unis, au Canada et dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’Occident »[1], un accord minimal, au moins tacitement, semble se former sans peine sur la proposition suivante : le Hamas a commis des crimes de guerre le week-end des 7 et 8 octobre 2023. La plupart des partis politiques sont d’accord pour qualifier ce mouvement de « terroriste ». La plupart contestent en même temps sa capacité à représenter le peuple palestinien et même la population de Gaza, en soulignant que le Hamas exerce sur cette population un pouvoir qui n’est pas exactement démocratique.  La plupart mettent également en avant le caractère islamiste de ce mouvement, et rapprochent son « action » récente dans le sud d’Israël (massacre de masse, enlèvements, prises d’otages…) des attentats terroristes qui ont frappé la France en 2015 et 2016, de l’attaque contre Charlie Hebdo et l’Hypercasher en janvier 2015 à l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, en passant par ceux du 13 novembre 2015 au Bataclan, etc. La plupart reconnaissent parallèlement à cela que le peuple palestinien subit une oppression inacceptable, que, en particulier, la population de Gaza vit depuis de nombreuses années sous un blocus qui transforme ce territoire en une sorte de prison à ciel ouvert. La plupart, en bref, parviennent à concilier la condamnation du terrorisme islamiste avec l’interminable colonialisme israélien, actuellement aggravé par le règne de l’extrême droite à Tel-Aviv.

         Même les formations politiques qui contestent le caractère terroriste du Hamas (comme La France insoumise) ne rechignent pas à condamner en préambule les attaques subies par les civils israéliens de la part des combattants du Hamas.

 

         La lecture de la presse tunisienne (à titre d’exemple) nous entraîne dans un tout autre paysage sonore. Nous y assistons à un véritable renversement de perspective par rapport au point de vue « occidental », à moins que ce ne soit l’inverse : l’ « Occident » se placerait dans une perspective inverse de celle du monde arabo-musulman, telle que l’exemple tunisien l’illustre. 

         Prenons l’exemple du journal tunisien francophone Le Temps. Son éditorialiste Raouf Khalsi était à la manœuvre dès avant 2011. Il se faisait alors volontiers le porte-voix de l’ancien président Zine-el-Abidine Ben Ali, lequel emprisonnait les islamistes et ouvrait le territoire tunisien au capital international. Après le 14 janvier 2011, jour de la fuite de Ben Ali sous la pression du mouvement populaire, ce même éditorialiste, tout en se ralliant à la « révolution » en marche, en soutenait la frange la plus laïque et s’opposait à la montée du mouvement islamiste (qui, à Tunis, avait nom Ennahdha). On aurait donc pu s’attendre à ce que le Hamas, en tant qu’organisation islamiste inspirée comme Ennahdha par le mouvement des Frères musulmans, fasse l’objet sous sa plume du même traitement. Or, il n’en est rien. Raouf Khalsi introduit son éditorial du 12 octobre 2023 par une comparaison entre Hitler et Netanyahu, prononçant le mot « génocide » pour qualifier le sort fait à la population de Gaza. Il est vrai que c’est à juste titre qu’il rappelle : « Aujourd’hui, Gaza est martyrisée : enfants, femmes, vieillards croulent sous un déluge de bombes. Netanyahu l’a dit : nous sommes en guerre. Et, par tous les moyens, il cherche à accréditer la thèse que le Hamas est une organisation terroriste... » (ce qui sous-entend que l’éditorialiste, pour sa part, rejette cette thèse).  La suite du texte mérite d’être citée en longueur, car le ton révèle le fossé qui sépare les points de vue dominants de part et d’autre de la Méditerranée.  Raouf Khalsi poursuit : « La propagande fait le reste, parce qu’Israël a toujours exercé l’art de la victimisation. Faites le tour des plateaux occidentaux : ce que l’on entend et voit sur les canaux français donne vraiment le vomi. La BBC va plus loin : ficher Hamas comme organisation terroriste, ce n’est pas nouveau direz-vous. L’Entité sioniste l’accuse de carnage de petits enfants israéliens (tiens Sabra et Chatila elle reprend cette tragédie à son compte aussi)... » Cher M. Khalsi, oui ou non, des enfants israéliens ont-ils été tués dans l’opération du Hamas, ou est-ce seulement l’ « entité sioniste » qui l’en accuse ?

         Raouf Khalsi a raison d’insister sur le sort catastrophique réservé à la population de Gaza, mais il ment par omission, jusqu’au négationnisme, en passant sous silence les exactions commises par le Hamas contre des civils israéliens. On dira qu’il n’exprime qu’un point de vue personnel parmi d’autres. Non, en tant qu’éditorialiste, il engage son journal. Alors, on dira que Le Temps ne représente qu’une tendance parmi d’autres du paysage politique tunisien. Je répondrai que si c’est le cas, il ne s’agit certainement pas de la tendance la moins « laïque », ni la plus ouverte aux sirènes de l’islamisme et que personne n’aurait pu jusqu’ aujourd’hui, le soupçonner de sympathiser avec les Frères musulmans[2]. Il fallait voir par quels mots Raouf Khalsi fustigeait Al-Jazeera, télévision du Qatar, lorsque celle-ci soutenait les opposants à Ben Ali en fin 2010. « Ce dandy insulaire… Les ondes qu’émet L’Ile deviennent vociférantes… Ils n’auront pas ce choc frontal et spectaculaire… jamais au grand jamais ! » [3]

         On contestera peut-être la capacité de ce journal à représenter une part significative de l’opinion publique tunisienne. Ce serait oublier les nombreuses autres voix qui s’expriment dans le pays et qui vont dans le même sens. Des voix autorisées, comme on dit, des voix représentatives de courants qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’islamisme. Des voix représentant plutôt des mouvements sociaux ou des catégories sociales constituant la société civile. Le même journal rend compte d’une marche de soutien à la résistance palestinienne organisée ce 12 octobre[4], à l’initiative d’un Comité national de soutien à la résistance palestinienne, formé le 10 octobre entre diverses composantes de la société civile et différents partis politiques[5] (il est intéressant de prendre connaissance de sa composition exhaustive).  Le cortège est parti du siège central de l’UGTT pour aboutir à l’avenue Habib Bourguiba de Tunis. Entre autres participants on trouvait des avocats en robe, membres de l’Association Tunisienne des Jeunes Avocats (ATJA), des membres du Parti des Travailleurs, dont le secrétaire général, Hamma Hammami, s’exprima ainsi : « Le Déluge d’Al-Aqsa est une bataille avancée de niveau militaire et dans le domaine du renseignement. Cette bataille a obligé l’ennemi sioniste à subir pour la première fois des pertes et des dégâts pareils ». « Déluge d’Al-Aqsa » est le nom que le Hamas a donné à son attaque déclenchée le 7 octobre dans le sud d’Israël et qui a causé des centaines de morts civiles et de prises d’otages. Il faut rappeler que l’opération comprenait des massacres d’habitants de kibboutz et de jeunes festivaliers, de manière systématique, sans distinction d’âges, de sexes, etc. Autant dire qu’il y a euphémisme. Et c’est cet euphémisme, à lui tout seul, qui est le plus significatif du fossé des représentations du monde. Ce n’est pas, en soi, le soutien apporté par la société civile tunisienne à la résistance palestinienne. Celui-ci est plutôt bienvenu, c’est son absence qui eût été inquiétante et on pourrait le souhaiter de même ampleur en France. C’est l’euphémisation du massacre des civils, quand ils sont israéliens, opposée à son hyperbolisation, que portent ceux qui lui préfèrent le vocable de terrorisme. Deux figures de styles radicalement opposées sont utilisées de part et d’autre pour désigner le même phénomène. 

 

         Les frontières des nations semblent dessiner des quasi-consensus qui sont plus forts que les divergences idéologiques qu’on rencontre à l’intérieur de chacune d’elles.  Le débat contradictoire peut être vif à l’intérieur : il s’arrête où commencent ces frontières.

 



[1]Appellation aussi courante que trompeuse. On est toujours à l’ouest de quelque chose. Au cours de l’Histoire, l’occident a toujours été, pour ceux qui s’en réclamaient, une manière négative de se définir, par opposition, successivement, aux chrétiens byzantins puis orthodoxes, aux Musulmans, aux socialistes soviétiques, au tiers-monde et, aujourd’hui, au fameux « Sud global ».

[2] Le journal Le Temps appartient à un groupe familial fondé dès 1951 par Habib Cheikhrouhou et mis au service du mouvement national. Son capital fut ensuite récupéré par le pouvoir de Ben Ali puis par celui issu de la révolution du 14 janvier 2011. Cf., « La presse écrite tunisienne », 4e narration

[3]Raouf Khalsi, éditorial du 29 décembre 2010. Il faut savoir qu’Al-Jazeera veut dire « l’île » en arabe.  Et que le Qatar soutenait la partie de l’opposition tunisienne inspirée par les Frères musulmans

[4]Rym Chaabani : « Marche de soutien à la résistance palestinienne : en Tunisie, Gaza cimente l’unité nationale », Le Temps, 12 octobre 2023

[5]UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens), LTDH (Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme) ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates)  FTDES (Forum Tunisien  pour les Droits Économiques et Sociaux), Union nationale de la femme tunisienne, Union des diplômés chômeurs, association Aswaat Nissa (« voix des femmes »), Parti des Travailleurs, parti Al Joumhouri (« La République »), Courant populaire, Parti unifié des patriotes démocrates, Courant démocratique, parti du Drapeau national, Mouvement Tunisien en avant, Mouvement d’El Baâth.

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